« Chaque récit de mort suggère une vie unique, sans y suppléer. Nous devons être capables non seulement de compter le nombre de morts, mais aussi de compter avec chaque victime considérée comme un individu. Le seul nombre très élevé qui résiste à l’examen est celui de l’Holocauste, avec ses 5,7 millions de Juifs morts, dont 5,4 tués par les Allemands. Mais ce chiffre, comme tous les autres, ne doit pas rester simplement 5,7 millions, une abstraction que peu d’entre nous peuvent saisir : 5,7 millions, c’est 5,7 millions de fois un. Ce qui n’a rien à voir avec quelque image générique d’un Juif traversant quelque notion abstraite de la mort 5,7 millions de fois. Il s’agit plutôt d’innombrables individus qu’il n’en faut pas moins compter, au cœur de la vie : Dobcia Kagan, la fille de la synagogue de Kovel, et tous ceux qui étaient là avec elle, comme tous les individus tués parce que Juifs à Kovel, en Ukraine, à l’Est, en Europe. »
Timothy Snyder, Terres de sang - L’Europe entre Hitler et Staline
Commentaires
Je n'aurais pas le courage de lire un tel livre en ce moment. je suis trop affectée par l'état du monde actuel pour me (re)plonger de surcroit dans l'horreur passée. Combien de morts, de torturés, de femmes violées, tous les jours! Merci cependant de ce long reportage.
Comme ce paragraphe sonne juste ! Il suffit souvent de relater la souffrance d'un seul pour commencer à s'imaginer celle des millions d'autres.
Mais les rescapé(e)s des camps de concentration ont toujours eu de la peine à se livrer car il leur était certainement impossible d'évoquer l'immense souffrance personnelle de chacun de leurs compagnons d'infortune tombés sous la torture ou sous le bistouri des bouchers nazis, abattus comme des chiens,morts de faim ou de froid ou gazés comme de vulgaires mouches.
J'ai encore en tête le témoignage de la grand-mère de mon épouse , debout dans la neige , nue, la nuit pendant des heures et qui voyait s'écrouler les plus faibles . La suite elle ne pouvait la décrire et se terrait dans un silence, ayant pleuré à cette époque toutes les larmes de son corps maltraité . Il fallait donc pour survivre dans ces conditions une force peu commune ou une croyance infaillible pour chercher encore ce qui pouvait bien rester d'humanité en l'homme!
Comme elle et pour elle et tous ceux qui ont été exterminés , je me sens prêt à affronter la réalité de cette époque, une des plus terribles de notre histoire.
Mais la guerre 14-18 a aussi, comme toutes les guerres, eu son lot d'horreurs et de souffrances et ses morts par milliers.
Je trouverai donc ce livre . Merci beaucoup Tania
Je suis Gérard quand il dit que la souffrance d'un seul permet de commencer à imaginer celle de millions d'autres, même s'il reste une grande part que l'on ne peut pas se représenter. Je pense que collectivement, nous souffrons tous beaucoup plus ou moins inconsciemment de ces tueries de masse dont les traces vont subsister longtemps dans les esprits.
5,7 millions x 1 Notre cerveau et notre coeur peuvent-ils se représenter une telle multiplication?
Je crois que ce sont les passages qui m'ont le plus touché, ce refus de globaliser les morts, contraint de donner des chiffres à chaque chapître Snyder met en avant un nom, une personne, toutes ces victimes ne sont pas des chiffres mais des hommes, des femmes, des enfants et chacune d'elle est la plus précieuse entre toutes
Le deuxième livre de Margolin vient en effet de paraitre je l'ai feuilleté, il y parle du retour, de la reprise d'une vie "normale"
@ Zoë Lucider : Je comprends, Zoë, une phrase de Prévert me revient souvent en tête : "La liberté est toujours en vérité provisoire."
@ Gérard : La souffrance d'un seul, chemin vers la souffrance de tous, oui, et c'est ce qui donne sa dimension inouïe à la littérature concentrationnaire. Merci de partager ici le témoignage de la grand-mère de votre épouse, qui rejoint ceux de Charlotte Delbo, Primo Levi et des autres.
@ Aifelle : Oui, nous sommes les héritiers de ces barbaries et de tels ouvrages nourrissent notre vigilance contre les extrémismes et les fanatismes.
@ La bacchante : Impensable.
Je partage complètement ta vision de ce livre, Dominique, cette attention aux personnes. Une page au hasard.
"A la fin de la journée, les Allemands décidèrent de tuer Dina Pronitcheva. Qu'elle soit juive ou non était discutable, mais elle en avait trop vu. Dans l'obscurité, on la conduisit au bord du ravin avec une poignée d'autres. On ne l'obligea pas à se déshabiller. Elle survécut de la seule façon possible dans une situation pareille: quand les tirs commencèrent, elle se jeta dans la gorge, et simula la mort. Elle sentit le poids d'un Allemand qui marchait sur son corps, demeurant impassible alors que les bottes lui écrasaient la poitrine et une main, "comme une morte". Alors que la terre pleuvait autour d'elle, elle réussit à garder un trou d'air. Entendant un petit enfant qui appelait sa mère, elle pensa aux siens: "Dina, lève-toi, file, cours vers tes enfants." Peut-être les mots firent-ils la différence, comme ils l'avaient fait plus tôt quand sa mère, désormais morte quelque part en dessous, lui avait chuchoté à l'oreille. Elle s'extirpa en rampant tranquillement.
Dina Pronitcheva retrouva le monde périlleux des rares survivants juifs de Kiev." ("Terres de sang", p. 323)
Une pensée qui me vient souvent en voyant les charniers des camps: chaque corps était une vie comme la mienne, c'est un moi, avec ses joies, désirs, rêves et peurs, qui est devenu ça.
Un vertige.
Votre regard est plein d'empathie. Vertige partagé.