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Roman - Page 171

  • Changer

    « Pourquoi veut-il que je l’entende, il n’a qu’à aller faire son discours à quelqu’un d’autre, oui, qu’il aille dans les rues désertes invectiver les arbres et les pierres, Naama, écoute-moi, insiste-t-il, quelque chose doit changer, il me soulève délicatement le menton, ma tête est pleine de clous d’acier, comment ses mains si fines arrivent-elles à la soulever, je sais que cette maladie est un signe d’une grande importance, continue-t-il, un avertissement qui m’a été envoyé, j’ai mis du temps à en comprendre toute la profondeur, mais maintenant je suis sûr que je dois changer quelque chose dans ma vie.

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    Mais comment sais-tu quoi changer, je chuchote, ou plutôt j’ai l’impression de chuchoter car il dit, ne crie pas, puis lâche mon menton qui retombe immédiatement, me laissant nez à nez avec mes genoux blancs, pourquoi justement choisir ce changement-là, je marmonne, peut-être dois-tu faire exactement le contraire, écoute, reprend-il, j’y réfléchis depuis des mois, je n’ai pas le choix, je le sais, notre cadre de vie est malsain, il n’y a que des tensions entre nous, que des sentiments négatifs, je ne peux plus vivre dans cette ambiance, je ne peux plus supporter de te décevoir systématiquement, de décevoir Noga, je ne peux pas continuer comme ça, je ne suis pas capable de tenir encore quarante ans étouffé par ta colère. »

     

    Zeruya Shalev, Mari et femme

  • Couple avec enfant

    J’aurais pu simplement garder le titre de Zeruya Shalev : Mari et femme (Baal ve-isha, 2000, traduit par Laurence Sendrowicz) ou intervertir – c’est une femme qui parle dans ce roman : « Femme et mari ». (Distingue-t-on « femme » et « épouse », « homme » et « mari » en hébreu ?) Mais Naama et Oudi ont une fille, Noga, dix ans, et cela importe.

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    C’est pour elle que le réveil sonne ce matin-là. Son père, absent durant une semaine pour guider des touristes en excursion, lui a beaucoup manqué. Naama s’irrite de l’entendre maugréer parce qu’on le tire de son sommeil, de le voir traîner au lit, alors que la petite part pour l’école, et n’en croit pas ses oreilles quand il déclare qu’il ne sent plus ses jambes, qu’il ne peut pas se lever, lui, le marcheur infatigable. Oudi est incapable de bouger, elle finit par appeler une ambulance.

     

    En route vers l’hôpital, Naama se rappelle le jour où son mari, qui tenait la petite dans ses bras, l’avait laissé tomber du haut de la terrasse, quand elle n’avait que deux ans. Elle voit qu’on rase le café où un homme, un jour, lui avait montré le portrait qu’il avait fait d’elle au fusain, en hommage à sa beauté. Dans la panique de l’admission aux urgences, elle craint le pire : « Me voilà soudain sans lui, à distance respectueuse de ses jambes inertes, de ses yeux fermés qui m’observent depuis que j’ai douze ans, de toute sa présence qui me définit, moi, plus qu’elle ne le définit, lui. »

     

    Assistante sociale, Naama s’occupe de très jeunes femmes enceintes sans l’avoir voulu et qui se demandent comment elles vont élever leur bébé ou l’abandonner. Elle croit reconnaître parmi les patients une mère à qui l’on a fini par enlever son fils qu’elle maltraitait. Quand le juge avait déclaré « La question n’est pas de savoir si elle l’aime mais comment elle l’aime », Naama avait appliqué cette façon de voir à sa vie de couple : « je me suis répété pendant tellement d’années qu’il m’aimait au lieu de me demander comment il m’aimait et si, moi, j’aimais cet amour. »

     

    Le mal soudain dont souffre Oudi réveille les démons. Naama ressent sa maladie comme dirigée contre elle, contre leur famille. Depuis l’accident de Noga, miraculeusement sauvée par le seau d’une femme de ménage qui avait amorti sa chute, elle n’a plus osé les laisser seuls, « un fossé empoisonné » s’est creusé entre son mari et elle. Quand elle a admis avoir posé, en secret, pour le peintre jamais lassé de sa beauté, l’incompréhension s’est encore aggravée.

     

    « Je me tourne vers Noga, viens à la cafétéria, allons manger quelque chose, mais elle se plaque contre le lit vide, je reste ici jusqu’à ce que papa revienne, elle s’agrippe au drap comme elle s’agrippait, petite, à son doudou. Nogui, je la supplie, je n’en peux plus, j’étouffe, viens, allons prendre un peu l’air, mais elle s’entête, on doit rester ici si on veut que papa guérisse, moi je sens que je perds patience, ma chérie, ça ne dépend pas de nous, j’aimerais bien, mais ça ne dépend vraiment pas de nous. »

     

    Les examens médicaux d’Oudi ne révélant rien, un psychiatre diagnostique une « paralysie de conversion », une réaction somatique au stress mental. Oudi ne supporte pas de voir Naama accaparée par son métier, même à l’hôpital une collègue l’appelle pour une accouchée de quinze ans qui la réclame. Il n’arrête pas de la culpabiliser pour ce travail et de la dénigrer. Menacé d’un transfert en hôpital psychiatrique, Oudi arrive à remarcher avec un déambulateur et décide de quitter l’hôpital, furieux d’être considéré comme un simulateur.

     

    Entre Naama et Oudi, les retrouvailles sexuelles ont toujours servi d’exutoire, et cela les rapproche à nouveau. Ils décident de confier leur fille deux jours à sa grand-mère pour partir à deux dans un bel endroit avec piscine où ils pourront évacuer la pression. Tout se passe bien, Oudi nage, sourit, enchanté de sentir sa femme disponible. Mais le lendemain matin, il se plaint cette fois de ne plus rien voir et l’accuse de le rendre malade. Naama est prête à tout « sauf à entrer dans le périmètre de sa cécité ». D’autant plus qu’Oudi ressasse des passages bibliques qu’il interprète comme des mises en garde, voire des interdits, et décide d’éviter tout contact avec elle.

     

    Leur vie de famille est de plus en plus gâchée par ces accès dépressifs. Pendant qu’Oudi traîne et maigrit dans leur chambre où il dort seul désormais, Naama s’empiffre, grossit, évite ses collègues qui l’ont déjà accusée de se plaindre de sa situation sans jamais agir. Elle passe ses nuits sur le canapé, se montre de plus en plus distraite au travail, se sent devenir indifférente aux problèmes des autres. Noga trouve souvent refuge chez sa grand-mère, la seule à qui elle peut se confier.

     

    Désespérée, Naama fait alors appel à une doctoresse tibétaine dont on lui a parlé comme d’une excellente guérisseuse. Celle-ci, Zohara, est une jeune femme étonnante, maigrichonne, qui se présente à leur porte, son bébé au sein. Après avoir vu Oudi, elle choque Naama en lui parlant de la maladie comme d’une opportunité, d’une épreuve dont ils peuvent sortir renforcés : « Vous êtes maître de votre bonheur, indépendamment des aléas de la vie. »

     

    Mari et femme, c’est l’histoire d’une crise, d’un couple, d’une famille, à travers laquelle Zeruya Shalev (née en 1959) interroge les rapports entre les hommes et les femmes, et pas seulement entre ces deux-là. Elle fait parler les corps autant que les esprits. Ce roman sur « l’humiliation de la vie conjugale » est au centre d’une « trilogie de l’amour moderne », dit-elle dans un entretien à Libération, entre Vie amoureuse (la passion) et Théra (la rupture et la reconstruction).

     

    Cela dit, l’originalité du roman tient à la manière dont il est écrit, à la première personne et au présent : grossissant de virgule en virgule, un flux irrépressible, souvent véhément, parfois logorrhéique, d’observations, de paroles, de pensées, nous fait découvrir le point de vue de Naama, attachante et épuisante, ses angoisses, sa culpabilité, ses doutes, ses souvenirs, ses désirs, entremêlés aux éléments extérieurs. Elle en a tant voulu à sa propre mère d’avoir quitté la maison familiale, est-elle condamnée à revivre elle aussi la séparation ?

  • La dernière fois

    « – Tu as, toi aussi, bien joué ton rôle, dit Conrad sèchement.

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    – Oui et non, dit le général en levant nerveusement la main. N’ayant pas été mis au courant de vos projets, votre conversation n’a pas éveillé de soupçons en moi. Vous parliez des tropiques à propos d’un livre que tout le monde pouvait se procurer. Tu manifestais un vif intérêt pour savoir si, de l’avis de Christine, une personne née et élevée sous un climat non tropical serait capable d’en supporter les conditions de vie. Tu voulais savoir à tout prix ce que Christine en pensait. A moi, par contre, tu n’as rien demandé. Tu questionnais Christine avec insistance pour savoir si elle-même pourrait supporter les brumes étouffantes et la solitude des forêts tropicales… tu vois, les mots reviennent aussi. Lorsque, il y a quarante et un ans, tu t’es assis pour la dernière fois dans cette pièce, dans ce même fauteuil, tu as également parlé des tropiques, des marais, des brumes brûlantes et des pluies interminables. Et à présent, dès que tu as franchi le seuil de cette demeure, tes premiers mots ont été pour évoquer les marais, les tropiques et leurs brumes torrides. Les mots nous reviennent, c’est certain. Les choses et les mots font parfois le tour du monde. Puis, un beau jour, ils se retrouvent et leur point de jonction ferme le circuit. Voilà ce dont tu t’es entretenu avec Christine la dernière fois. Vers minuit, tu as demandé ta voiture et tu es reparti en ville. Ainsi s’est achevée la journée de la chasse, dit-il avec la satisfaction d’un vieil homme qui a bien réussi son exposé. »

     

    Sándor Márai, Les braises

  • Le retour de Conrad

    Il est d’autres guerres que la guerre, celles que l’on mène seul contre les autres ou contre soi-même. Les braises de Sándor Márai (1942, traduit du hongrois par Marcelle et Georges Régnier) sont le roman d’une amitié, qui tourne en confrontation ; on comprend que ces dialogues entre deux vieux amis soient aussi joués au théâtre. Eté 1899. Un vieux général reçoit une lettre qu’il attend depuis longtemps, depuis « quarante et un ans et quarante-trois jours ». 

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    A Nini, la vieille nourrice de quatre-vingt-onze ans qui le sert encore au château, le général annonce le retour de Conrad ; il le recevra dans l’autre aile du château, où il n’a plus mis les pieds depuis la mort de sa femme, se contentant du pavillon de chasse. Comme Nini l’a deviné, « il faut que tout soit comme autrefois, exactement comme la dernière fois ». 

    « On se prépare parfois, la vie durant, à quelque chose. On commence par être blessé et on veut se venger. Puis, on attend. » Les souvenirs affluent, il revoit ses parents, leur mésentente. La jeune Française tombée amoureuse de l’officier austro-hongrois, au bal de l’ambassade à Paris, l’a suivi dans son pays, dans ce château « si grand, si bien entouré de montagnes et de forêts qui le séparaient complètement de la plaine, qu’elle s’y sentait comme dans une petite patrie au milieu d’une terre étrangère. » Lui aimait la chasse, elle la musique. Bientôt leur mariage s'est mué en « lutte tacite ».  

    C’est à l’Académie militaire de Vienne qu’Henri, leur fils, a fait la connaissance de Conrad, ils avaient dix ans. « Dès les premiers instants, les deux garçons vécurent en frères. » La famille de Conrad n’est pas riche, mais l’officier de la Garde accueille l’ami dans sa maison, il connaît le besoin d’affection de son fils. Sa mère se réjouit de les voir heureux ensemble, tout le monde respecte l’amitié qui les lie. Quand vient l’âge des sorties mondaines, une première divergence s’exprime : Conrad souffre de sa pauvreté, des sacrifices que font ses parents pour lui assurer un avenir, et Henri en est embarrassé. 

    Conrad se réfugie dans la musique : « Elle lui communiquait des émotions dont les autres ne pouvaient avoir la moindre idée. » Henri y est indifférent. Un soir où sa mère et Conrad jouent ensemble du Chopin au piano, avec passion, le fils donne raison à son père : « Conrad ne sera jamais un vrai militaire. » – « Et pourquoi ? » – « Parce qu’il est différent de nous. » Henri ressemble de plus en plus à son père, adopte un train de vie « conforme au rang et au nom qu’il portait ». Conrad, lui, cherche le sens de la vie dans les livres. Mais leur affection persiste : « Conrad à son ami pardonnait sa fortune et le fils de l’officier de la Garde à Conrad, sa pauvreté. » 

    Au château, tout est prêt pour les retrouvailles, après tant d’années. A Nini qui lui demande ce qu’il en attend, le vieil aristocrate répond : « La vérité. » Les faits, il les connaît, mais ils ne sont qu’une partie de la vérité. Conrad arrive de Londres où il s’est établi après avoir vécu sous les Tropiques. C’est de la vie là-bas qu’ils parlent pour commencer, mais ils savent tous les deux que ce n’est pas pour se raconter leur vie qu’ils sont à nouveau en présence l’un de l’autre. Ils ont soixante-treize ans, pensent à la mort et aux questions qu’ils ont envie de se poser enfin. 

    « Quand Christine est-elle morte ? » interroge Conrad. L’épouse du général s'est éteinte huit ans après son départ. La tension s’installe, chaque mot compte. Henri a beaucoup réfléchi sur l’amitié, sur leur amitié, et sur la fuite de Conrad, il y a quarante et un ans ; sa démission de l’armée, son départ pour les Tropiques, il voudrait en connaître les motivations exactes. Dès qu’il a appris le départ de son ami, il s’est rendu chez lui, où il n’était jamais entré, par délicatesse envers son ami de condition modeste. Il a découvert avec étonnement bien plus qu’un « appartement de célibataire », un jardin, des chambres, des meubles, des objets « d’un goût parfait », en harmonie avec une âme d’artiste.

    Petit à petit, très lentement, le vieux général en vient à un épisode-clé : une chasse à laquelle ils ont participé ensemble, lui par passion, l’autre par convenance. Que s’est-il passé ce jour-là entre eux ? avec Christine ? Une amitié se brise-t-elle ? Comment y rester fidèle ? Henri veut poser à Conrad deux questions capitales. Celui-ci y répondra-t-il ? Le suspense psychologique des Braises est intense : récits, réflexions, coups de théâtre. Márai (1900-1989) explore les relations humaines.

     

  • Débuts

    « Il me parla plusieurs fois de ces mémoires, comme en passant, et un jour n’y tenant plus il alla chercher son cahier. Il écrivait sur du Sieyès bleu d’une belle écriture d’école. Il respira fort et me lut. Cela commençait ainsi. « Je suis né à Lyon en 1926, d’une famille de petits commerçants dont j’étais le fils unique. » 

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    Spilliaert © Bibliothèque Royale de Belgique

    Et il s’arrêta de lire, baissa le cahier et me regarda.
    « Vous entendez l’ennui ? Déjà la première phrase m’ennuie. Je la lis, et suis impatient d’arriver au bout ; et là, je m’arrête pour ne plus repartir. Il y en a encore plusieurs pages, mais je m’arrête. 
    – Enlevez la première phrase. Commencez par la deuxième, ou ailleurs.
    – C’est le début. Il faut bien que je parte du début, sinon on ne va pas s’y retrouver. Ce sont des mémoires, pas un roman.
    – De quoi vous souvenez-vous vraiment, au début ?
    – Du brouillard ; du froid humide, et de ma haine de la sueur.
    – Alors commencez par là.
    – Il faut bien que je naisse d’abord.
    – La mémoire n’a pas de début.
    – Vous croyez ?
    – Je le sais ; la mémoire vient n’importe comment, tout ensemble, elle n’a de début que dans la notice biographique des gens morts. Et vous n’avez pas l’intention de mourir.
    – Je veux juste être clair. Ma naissance fait un bon début.
    – Vous n’y étiez pas, elle n’est donc rien. Il y a plein de débuts dans une mémoire. Choisissez celui qui vous convient. Vous pouvez vous faire naître quand vous voulez. On naît à tout âge dans les livres. »

     

    Alexis Jenni, L’art français de la guerre