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Amour - Page 22

  • Murr, le chat poète

    Murr, le chat poète d’Hoffmann (1776-1822) est un des plus célèbres chats de la littérature. C’est « l’une des œuvres où Hoffmann a mis le plus de lui-même », écrit le traducteur du grand romantique allemand : Le chat Murr ou Vie et opinions du matou Murr fortuitement entremêlés de placards renfermant la biographie fragmentaire du maître de chapelle Johannès Kreisler, traduit par Albert Béguin, a paru en Allemagne entre 1820 et 1822.

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    Un avant-propos de l’éditeur (en réalité Hoffmann) raconte comment un ami lui a recommandé un jeune auteur très doué. Double surprise en découvrant son œuvre : elle est d’un matou nommé Murr (comme le chat de l’écrivain, d’après son ronronnement) et ses considérations sur la vie sont régulièrement interrompues par des fragments d’un autre récit, la biographie du musicien Kreisler. Le chat s’est servi de pages imprimées arrachées à un livre de son maître comme sous-mains, et l’imprimeur a tout imprimé à la suite, placards et manuscrit, un mélange accidentel.

    Murr veut apprendre au monde, en racontant sa vie, « comment on s’élève au rang de grand chat » et bien sûr être admiré, honoré, aimé. Murr présente son bienfaiteur, Maître Abraham, un « petit vieillard maigre » que ses visiteurs traitent avec respect et courtoisie. Coupé au milieu d’une phrase, le récit de Murr fait soudain place à une conversation entre Maître Abraham et le jeune Johannès Kreisler qu’il a formé et à qui il veut confier, le temps d’un voyage, le chaton qu’il a sauvé et éduqué (à la baguette de bouleau).

    Il faut donc s’habituer à l’absence de transition entre le texte de Murr et les « placards » biographiques : d’une part, les observations du chat sur ce qui lui arrive et les leçons qu’il en tire ; d’autre part, la cour miniature du duc Irénéus et de la conseillère Benzon. Julia, la fille de cette dernière, a été élevée auprès de la princesse Hedwiga, la fille du duc, et du prince Ignaz à l’âge mental d’un enfant.

    D’un côté, donc, un chat autodidacte raconte son enfance, son éducation, comment il a appris par lui-même à lire et à écrire à l’insu de son maître, ses retrouvailles avec sa mère Mina, ses rêveries, sa rencontre avec le chien d’un jeune visiteur, plein de « noble canichité », etc. De l’autre, un biographe raconte de façon assez désordonnée « l’étrange vie du Maître de chapelle Johannès Kreisler » – « malgré cette apparente incohérence, un fil conducteur relie ensemble toutes les parties », ce que leur « cher lecteur » découvrira avant la fin.

    Ponto, le caniche noir du professeur desthétique, va trahir Murr en révélant les talents que le chat a développés en secret, ce qui va priver celui-ci de la bibliothèque de son maître. Murr va donc devoir dissimuler. Devenu adolescent, il s’aventure en ville et y fait toutes sortes de rencontres instructives, parfois à ses dépens. Bientôt il vivra ses premières amours.

    Un soir d’été, dans le parc du château, Johannès Kreisler entend chanter Julia, qui se promenait avec Hedwiga, et sa voix le charme pour toujours. Grâce à Maître Abraham, qui a reconnu en lui un excellent musicien, il devient maître de chapelle à Sieghartsweiler, ce qui plaît à Julia mais contrarie la princesse à qui il fait peur ; il lui rappelle un peintre qui était tombé amoureux de la Duchesse, sa mère, puis devenu fou.

    De fragment en fragment, de l’enfance à l’âge mûr, le lecteur découvre les aventures d’un chat surdoué et celles d’un musicien qui se retrouve en situation délicate quand le fiancé de la princesse Hedwiga veut séduire Julia. Peu à peu, des révélations vont éclairer d’une manière toute nouvelle ce qui se passe à la cour du duc Irénéus. Les liens entre les différents protagonistes sont bien plus compliqués qu’il ne paraissait au début. La folie, le mystère, la magie, voire le diable s’invitent dans cette histoire.

    Les confessions de Murr restant inachevées – à la mort de son chat, Hoffmann a arrêté de les écrire –, on sort de cette lecture sans avoir tout compris. Hoffmann, à travers son fameux chat, décrit les péripéties et les états d’âme d’un créateur en se souvenant de ses sorties estudiantines, de ses lectures, des philosophes en particulier. A Kreisler, il prête ses réflexions sur la musique, ses propres compositions même, ainsi que d’autres éléments de sa vie. Avec les deux, il partage une grande indépendance d’esprit et le goût de la satire.

    Il vaut mieux bien s’imprégner de la biographie d’Hoffmann avant de lire Le chat Murr pour y reconnaître cette part autobiographique, mais le plus important, il me semble, c’est d’accepter d’entrer dans l’univers imaginaire d’un maître du fantastique, de s’abandonner à ses digressions, aux jeux d’ombre et de lumière, d’être avec lui tantôt chat, tantôt artiste, et dans tous les cas, de savourer leurs observations critiques.

    Vous l’avez compris, Le chat Murr dont le thème dominant est celui de « l’Artiste aux prises avec les exigences et les tentations de la vie terrestre » (Albert Béguin) est bien plus riche et complexe que ce que j’en dis ici. Hoffmann, que Baudelaire admirait, a inspiré beaucoup d’écrivains et de musiciens.

    Mes recherches m’ont menée sur le site Langues de feuClaire Placial examine savamment et drôlement comment la parole vient aux chats – elle présente un cours qui aborde deux romans, Le Chat Murr de Hoffmann et Je suis un chat de Natsume Sôseki. Elle-même prête par ailleurs la plume à sa chatte Sütterlin, je le signale à celles ou ceux qui aimeraient par les temps qui courent entendre un point de vue félin sur les humains.

  • Toujours pareil

    keegan,claire,les trois lumières,littérature anglaise,irlande,enfance,famille,accueil,apprentissage,amour,culture« Maintenant que mon père m’a déposée et qu’il est rassasié, il lui tarde d’allumer sa clope et de s’en aller. C’est toujours pareil : il ne reste jamais longtemps une fois qu’il a mangé, contrairement à ma mère qui discuterait la nuit entière jusqu’au lendemain matin. Du moins, c’est ce que prétend mon père, même si je n’ai jamais vu ça de ma vie. Pour ma mère, le travail est sans fin : nous, la fabrication du beurre, les repas, la vaisselle, nous lever et nous préparer pour la messe et pour l’école, sevrer les veaux, engager les ouvriers pour labourer et herser les champs, faire durer l’argent et régler le réveil. Mais cette maison-ci est différente. Ici, il y a la possibilité, et le temps de réfléchir. Il y a peut-être même de l’argent à dépenser. »

    Claire Keegan, Les trois lumières

  • Lumières irlandaises

    Les trois lumières de Claire Keegan (titre original : Foster, 2010), c’est un petit bijou de justesse et de sensibilité qu’on ne résume pas. Traduit de l’anglais (Irlande) par Jacqueline Odin, ce roman bref, cent pages à peine, raconte le séjour d’une fillette irlandaise chez les Kinsella. Sa mère attend un enfant, la vie est dure, l’argent manque.

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    Quand son père la conduit dans cette maison inconnue, où il la laisse sans même lui laisser des affaires pour se changer, elle est impressionnée par la manière dont on l’accueille, par l’ordre et la propreté dans la maison, même si on y vit simplement.

    Peu à peu, elle va se détendre, observer le mode de vie de ce couple sans enfant, découvrir la douceur inconnue des attentions envers elle. Quand une lettre arrive pour annoncer la naissance de son petit frère, il n’est pas encore question qu’elle rentre dans sa famille – ils peuvent la garder tant qu’ils veulent, a dit sa mère.

    Claire Keegan recrée d’une manière étonnante la perception enfantine des choses et des gens. Si vous avez, dans votre enfance, passé du temps chez l’un ou l’autre parent ou ami de vos parents, vous aurez peut-être comme moi l’impression, en lisant Trois lumières, de replonger dans cet état d’esprit particulier où l’on s’étonne et où l’on apprend beaucoup, mine de rien, dans une autre maison que la sienne.

    La vie des paysans irlandais, l’argent perdu à boire ou à jouer aux cartes, les voisins qui s’épient, les choses qui se disent et les choses qui ne se disent pas, tout cela aussi sonne juste, mais je retiendrai surtout de ce texte la qualité, la profondeur des silences. A ranger peut-être, même si le style est différent, du côté de Génie la folle d’Inès Cagnati ou de Ellen Foster de Kaye Gibbons.

  • Anne et le capitaine

    Dès que le nom du capitaine Frederick Wentworth apparaît dans Persuasion, le dernier roman achevé de Jane Austen (publication posthume en 1817, traduction nouvelle de l’anglais par Pierre Goubert en 2011), il est clair qu’Anne Elliot, qui a été amoureuse de lui à dix-neuf ans, mais s’est laissé persuader alors par Lady Russell, la meilleure amie de sa défunte mère et sa marraine, de ne pas « gâcher sa vie » avec ce jeune homme sans fortune et sans parenté connue, reste très sensible, sept ans plus tard, à toute mention de son nom en société.

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    Sir Walter Elliot contemplant avec satisfaction l'image que lui renvoie sa psyché (C. E. Brock, 1909)

    Après Elizabeth, l’aînée, Anne est la deuxième des trois filles de Sir Walter Elliot, « du château de Kellynch, dans le Somerset », « un homme qui, pour se distraire, ne choisissait jamais d’autre livre que la Liste des Baronnets ». A 54 ans, il est encore bel homme et son bonheur « d’être bien fait ne le cédait qu’à celui d’être baronnet ». Après la mort de leur mère, treize ans plut tôt, on avait pensé qu’il épouserait peut-être Lady Russell, également veuve, mais il était resté célibataire « pour le bien de ses filles chéries » et en particulier d’Elizabeth, qui ressemblait fort à son père. Mary la cadette, a épousé Charles Musgrove, ce qui lui donne « quelque importance », mais Anne, « c’était Anne, et rien de plus. »

    Elizabeth, plus belle à 29 ans que dix ans plus tôt, dirige le château en véritable maîtresse de maison, mais se tourmente de n’avoir encore reçu aucune demande en mariage acceptable – il lui faudrait « un authentique baronnet ». Il y a bien eu l’héritier présomptif de son père, William Walter Elliot, « gentleman » qu’elle avait songé à épouser, mais il avait dédaigné Kellynch, ignoré leurs invitations et épousé une femme riche « d’obscure naissance » ; il n’y avait plus de relations entre eux depuis lors. En cet été 1814, on a appris qu’il porte le deuil de sa femme, mais on n’est pas près de lui pardonner sa conduite pitoyable envers la famille de Sir Walter Elliot.

    A cela s’ajoute l’inquiétude financière. Depuis la mort de sa femme, Sir Walter vit au-dessus de ses moyens et plutôt que réduire ses dépenses au château, il préfère encore s’installer ailleurs et le louer. Bien qu’Anne n’aime pas Bath (comme Jane Austen), c’est là qu’il choisit d’aller vivre. Lady Russell a l’habitude d’y passer une partie de l’hiver et en raffole. Mme Clay, une fille de leur homme d’affaires revenue vivre chez son père avec ses deux enfants après un mariage malheureux, et amie d’Elisabeth, va les accompagner là-bas, ce que regrette Lady Russell, qui ne la juge pas digne d’une telle proximité.

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    « Enfin, vous voilà ! », déclare à Anne sa sœur Mary, si malade, lui dit-elle, qu'elle peut à peine parler. (C. E. Brock, 1909)

    L’amiral Croft va louer le château de Kellynch, et c’est ainsi que les officiers de marine vont faire devenir plus présents dans la vie des Elliot. Mme Croft est la sœur d’un certain Wentworth. Ils ont cru d’abord qu’il s’agissait de l’ancien vicaire de Monkford mais c’est en réalité le capitaine Wentworth, qui entre-temps a fait carrière et s’est constitué une belle fortune. Anne semble la seule à s’émouvoir de l’installation de sa sœur dans leur château.

    Désolée « de devoir renoncer à l’atmosphère de douce mélancolie propre aux mois d’automne à la campagne », Anne échappe quelque temps à Bath en répondant à l’appel de Mary : sa sœur est légèrement souffrante et la réclame à la Chaumière d’Uppercross. Cela ne fait qu’accentuer les craintes de Lady Russell par rapport à Mme Clay qui suit Elizabeth et son père à Bath ; même si elle n’est pas belle, elle est peut-être intéressée.

    « Mary n’avait ni l’intelligence d’Anne ni son heureux caractère. » Une légère indisposition et elle se plaint de tout, du vacarme que font ses petits garçons, de la solitude où la laisse son mari parti chasser. Mais la compagnie de sa sœur la guérit bientôt et elles se rendent chez ses beaux-parents, « de très braves personnes » quoique sans instruction ni distinction, et leurs filles Henrietta et Louisa Musgrove, 19 et 20 ans, qui « se donnaient pour seul but d’être à la mode, heureuses et gaies. »

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    La chute de Louisa dans les escaliers du Cobb (illustration de C. E. Brock, 1909).

    Jane Austen excelle à rendre le mode de vie, les manières, les préoccupations de ces deux familles et de leurs relations. « Anne n’avait pas eu besoin de cette visite à Uppercross pour apprendre que passer d’un groupe de gens à un autre, même si la distance n’est que d’une lieue, équivaut souvent à un changement complet de conversation, d’opinions et d’idées. » Les deux sœurs se doivent de rendre visite aux Croft une fois installés à Kellynch et elles apprennent ainsi que le frère de Mme Croft y est attendu pour bientôt. Un fils des Musgrove devenu marin et mort deux ans plus tôt à l’étranger disait souvent du bien du capitaine Wentworth dans ses lettres, sa mère a fait le rapprochement en entendant son nom associé à celui des Croft et espère quelque réconfort à le rencontrer.

    Pour découvrir le capitaine en chair et en os, observer comment Louisa tombe amoureuse de lui, comment Anne vit tout cela en gardant ses sentiments pour elle, à la campagne puis à Bath, où M. Elliot réapparaît dans la famille de Sir Walter sous des dehors très séduisants, il vous faut lire Persuasion, quelque trois cents pages où la romancière, sœur de deux officiers de marine, « prend fait et cause pour des hommes qui ont bien mérité de la nation et possèdent toutes les qualités requises pour être admis au même respect que les vieilles familles de propriétaires terriens » (notice du traducteur). Le titre est posthume, Jane Austen l’appelait « Les Elliot ». Positions sociales et affaires de cœur, voilà son sujet dans ce roman de mœurs et d’analyse, à travers les pensées d’une héroïne très attachante dans sa recherche du bonheur.