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Amour - Page 19

  • Faire surface

    Faire surface (Surfacing, 1972, traduit de l’anglais (Canada) par Marie-France Girod), est « un roman fondateur dans l’itinéraire de Margaret Atwood » (quatrième de couverture). Je vous ai déjà parlé de la grande romancière canadienne, née en 1939, à propos de son roman le plus célèbre, La servante écarlate, adapté au cinéma par Volker Schlöndorff et plus récemment à la télévision. Plutôt qu’Œil-de-chat, j’ai repris dans ma bibliothèque ce roman-ci au titre si juste que je le garde pour ce billet, et peut-être aussi comme mantra.

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    Une femme (c’est elle qui raconte) est en route, avec ses amis David et Anna, et Joe, son compagnon, à côté d’elle à l’arrière de la voiture. Elle reconnaît le paysage, les arbres, une ville du Nord canadien qui possède à présent une déviation ; des images, des souvenirs défilent dans sa tête. Ces deux couples forment le quatuor le plus visible de ce roman. Sa mère et ce qu’elle disait, son frère et ce qu’il faisait, son père disparu – « Où qu’il soit aujourd’hui, mort ou en vie, personne ne le sait » – et elle-même constituent un autre quatuor qui joue dans l’ombre une tout autre partition.

    D’emblée, les Américains sont montrés comme des ennemis, eux qui ont fait courir des câbles électriques dans la forêt, pour y installer des fusées – « La ville les a invités à rester, ils faisaient marcher le commerce, ils buvaient sec. » David et Joe profitent du voyage pour tourner leur premier film dont ils ont déjà le titre : « Echantillons aléatoires » : des prises de vue « des choses qu’ils rencontrent, des échantillons pris au hasard ». Elle leur montre au passage la « Villa des bouteilles » aux murs faits de bouteilles assemblées aux culs verts et bruns – ils la trouvent sensationnelle.

    La frontière passée, elle se retrouve sur sa « terre familière, en territoire étranger », reconnaît les odeurs de la scierie, la petite « ville de la compagnie » avec ses plates-bandes et sa fontaine ancienne, puis ils se retrouvent devant une voie bloquée, apprennent qu’il y en a une nouvelle. « Rien n’est plus pareil » : elle ne reconnaît plus le chemin et en souffre, voudrait faire demi-tour, mord dans son cornet de glace pour ne pas pleurer. Plus loin, ils croisent l’ancienne route, elle se repère, ils finissent par y arriver, aperçoivent le lac – « nous y sommes trop tôt, et j’ai l’impression d’être frustrée de quelque chose ».

    Au lieu d’aller boire une bière au motel avec les trois autres, elle les laisse pour une demi-heure. Elle avait besoin d’eux pour faire ce voyage, maintenant elle a besoin d’être seule : « la raison que j’ai d’être ici les déconcerte, ils ne comprennent pas. Tous ont depuis longtemps renié leurs parents, comme on est censé le faire : Joe ne parle jamais de son père et de sa mère, Anna dit que les siens étaient des gens insignifiants et David appelle les siens les Porcs. »

    Voici le village, les bateaux au bord du lac, le sentier de terre battue qui mène chez Paul. De son potager, il répond à son « bonjour » sans la reconnaître, puis le devine quand elle le remercie pour sa lettre et lui demande si son père est revenu : non, il a vraiment disparu, mais il « connaît les bois ». La femme de Paul, Madame, leur prépare du thé, elle la regarde comme si la jeune femme d’une famille réputée « originale et anglaise » était « perdue à jamais ». Elle se souvient des visites ici avec sa mère, tandis que son père parlait avec Paul dehors. Madame soupire sur la mort de sa mère, si jeune.

    Son père est parti en laissant chez Paul la boîte postale de sa fille et les clefs de la maison, son auto. Paul est allé à sa recherche sur l’île, la police aussi, mais ils n’ont rien trouvé. Madame, heureusement, n’interroge pas la visiteuse sur le bébé, elle avait sa réponse prête – « resté en ville ; ce serait la vérité, simplement il s’agit d’une autre ville, il est mieux avec mon mari, mon ex-mari. » Elle n’a pas vraiment envie de revoir son père, ses parents n’ont rien compris à son divorce, à l’abandon de son enfant, ils ne l’ont jamais pardonnée.

    Chargée de quelques provisions, elle retrouve les autres au bar. Evans, « un gros Américain laconique », les conduira sur le lac : « La presqu’île est là où je l’ai quittée, en saillie sur le rivage de l’île. On n’aperçoit même pas la maison à travers les arbres, quoique moi je sache où elle se trouve ; mon père était pour le camouflage. »

    Nous voilà embarqués dans une intrigue tissée de nombreux fils. Découverte de la vie au plus près de la nature dans la maison familiale où l’on se chauffe au bois, où l’on se nourrit des conserves et de ce qui pousse au potager, où les WC sont au bout d’un sentier. Réminiscence de l’enfance, de la jeunesse pour la narratrice, qui cherche dans la maison et aux alentours des signes qui la mettent sur la voie de son père – « A tout moment, l’impression de perte, de vide, peut s’emparer de moi, eux la maintiennent à l’écart. »

    Questionnement et jeux amoureux : Joe tient à elle plus qu’elle ne tient à lui, David et Anna qui sont mariés, eux, jouent au jeu de la jalousie, elle toujours occupée à retoucher son maquillage sans lequel elle ne plaît pas à David, lui sans cesse dans l’allusion sexuelle, lorgnant vers toutes les femmes à sa portée. La narratrice ne leur a jamais parlé du bébé. Devenue « ce que l’on appelle une artiste commerciale, ou, quand le travail se fait plus prétentieux, une illustratrice », elle dessine pour son cinquième livre, sans grande inspiration.

    La pêche, le canoë, le soleil de juillet, le lac, les arbres, la vie simple – les autres décident de rester une semaine de plus ; il faudra leur trouver des occupations. C’est alors que va s’insinuer le malaise : l’impression d’être observée, de ne pas être en sécurité – son père est peut-être devenu fou, il pourrait réapparaître, ou bien des visiteurs inopportuns, des prédateurs. Paul leur apporte des légumes, accompagné d’un amateur pour la propriété, membre d’une Association de protection de la nature. Le danger peut aussi venir d’elle-même, qui ne cesse de remonter le cours de sa vie, de se parler intérieurement, de voir ou de chercher des signes, des pouvoirs.

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    N’en disons pas davantage. « Faire surface » : « Remonter à l’air libre pour respirer, après être resté quelque temps sous l’eau » ou, au figuré, « reprendre contact avec le réel après un passage à vide, une dépression » (entre autres définitions du TLF). Cette expression correspond dans tous les sens possibles aux enjeux de ce roman captivant : tout en suivant les traces de son père, l’héroïne y poursuit une quête solitaire qui exclut peu à peu les autres, l’ouvre à un monde secret à la fois familier et sauvage. Une plongée sous les apparences, quitte à en perdre le souffle.

  • Ailleurs

    Adichie Americanah.jpg« Alexa, et les autres invités, peut-être même Georgina, comprenaient tous la fuite devant la guerre, devant la pauvreté qui broyait l’âme humaine, mais ils étaient incapables de comprendre le besoin d’échapper à la léthargie pesante du manque de choix. Ils ne comprenaient pas des gens comme lui, qui avaient été bien nourris, n’avaient pas manqué d’eau, mais étaient englués dans l’insatisfaction, conditionnés depuis leur naissance à regarder ailleurs, éternellement convaincus que la vie véritable se déroulait dans cet ailleurs, étaient aujourd’hui prêts à commettre des actes dangereux, des actes illégaux, pour pouvoir partir, bien qu’aucun d’entre eux ne meure de faim, n’ait été violé, ou ne fuie des villages incendiés, simplement avide d’avoir le choix, avide de certitude. »

    Chimamanda Ngozi Adichie, Americanah

  • Etudier en Amérique

    Après avoir lu L’autre moitié du soleil, je m’étais promis de lire le dernier roman de Chimamanda Ngozie Adichie, Americanah (traduit de l’anglais (Nigeria) par Anne Damour, 2015), best-seller en anglais. Le temps des études est une des plus passionnantes périodes de la vie et ici, la romancière nigériane a choisi pour héroïne Ifemulu, qui a obtenu une bourse à Princeton, « le club consacré de l’Amérique ».

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    C’est entre autres parce qu’elle ne trouvait pas de salon de coiffure où les Noires puissent faire tresser leurs cheveux qu’Ifemulu a créé un blog sur les modes de vie : « Observations diverses sur les Noirs américains (ceux qu’on appelait jadis les nègres) par une Noire non américaine ». Un blog à succès (on en lira quelques billets dans le roman), des conférences à donner, une liaison – en apparence, tout va bien pour elle, mais au bout dune quinzaine dannées, Ifemulu a le mal du pays et de son premier amour, Obinze, qui lui avait communiqué son rêve de vivre en Amérique ; à présent il est marié. Americanah raconte leur histoire, en alternance.

    Après trois ans de liaison sans heurts avec Blaine, Ifemulu le quitte et fait part à tous ses amis de sa décision : elle va rentrer à Lagos, y travailler pour un magazine. La petite Sénégalaise qui lui refait des tresses l’a prise pour une yoruba – « Non, je suis igbo ». Très étonnée qu’Ifemulu veuille quitter l’Amérique, elle voudrait que celle-ci convainque son petit ami igbo d’épouser une non igbo, ce qu’il prétend impossible.

    Obinze, son ancien petit ami, a réussi son ascension dans la société nigériane en servant de prête-nom à Chief, un homme d’affaires rencontré grâce à une cousine. Resté humble, il voudrait mener une vie honnête, mais il lui faut assurer le train de vie de sa femme Kosi et de leurs enfants. Quand Ifemulu lui envoie un mail, après des années de silence, il lui répond aussitôt.

    Flash-back. Avant de partir pour l’Amérique, Ifemulu « avait grandi dans l’ombre des cheveux de sa mère ». C’est auprès de sa tante Uju qu’elle a trouvé son principal soutien, surtout après que son père a été licencié et que les retards de loyer se sont accumulés. La rencontre d’Obinze, qui aime les gens qui agissent comme bon leur semble plutôt qu’en obéissant aux conventions, marque le début d’une complicité sans faille. « Il lui apprit à s’aimer. » La mère d’Obinze, connue pour avoir résisté à un prof malhonnête, se montre très favorable à leur relation.

    Ifemulu pensait que tante Uju pourrait leur avancer sans problème l’argent du loyer, elle est stupéfaite de découvrir que la maîtresse du Général qui vit dans l’aisance n’a quasi pas d’argent à elle. Quand Uju se retrouve enceinte, celui-ci l’envoie accoucher en Amérique d’un garçon, Dike ; il portera le nom de sa mère. La mort du Général dans un accident d’avion un an plus tard met définitivement fin à la vie facile de tante Uju.

    A l’université de Nsukka (sept heures de bus), Ifemulu est une étudiante bien intégrée et considérée, prudente dans ses relations sexuelles avec Obinze, bien qu’ils envisagent de se marier. Des grèves continuelles les privent de leurs cours et tante Uju obtient alors pour Ifemulu une bourse en Amérique, où elle-même est partie s’installer pour achever des études de médecine.

    Les premières impressions déçoivent Ifemulu. Il fait très chaud en Amérique, et si Dike est un enfant joyeux, sa mère est dans les difficultés : un examen raté, trois emplois pour survivre, des cheveux négligés – « L’Amérique l’avait domptée. » Ifemulu passe le premier été à découvrir comment on vit en Amérique, comment on y mange, tout en s’occupant de Dike qui va grandir comme un jeune Américain, tandis que tante Uju décroche son diplôme de médecin généraliste.

    Ifemulu doit se débrouiller, elle a trop peu d’argent : emprunter une carte de sécurité sociale pour pouvoir travailler, prendre l’accent américain pour se faire accepter. Les études lui paraissent faciles, les étudiants s’expriment tout le temps et elle apprend à faire comme eux ; elle trouve sa place à la bibliothèque, lit Baldwin conseillé par Obinze, qui l’encourage à distance. Mais pas moyen de décrocher un job ; pour payer son loyer, elle finit par accepter de « masser » un entraîneur sportif pour cent dollars, puis fait une dépression.

    Heureusement, une amie lui trouve une bonne place de baby-sitter chez l’amicale Kimberly Turner. Sans explications, Ifemulu laisse Obinze sans nouvelles du jour au lendemain, efface ses mails, n’ouvre plus ses lettres. Chez les Turner, elle observe les manières et les conversations, réagit quand quelqu’un y parle des Nigérians comme d’Africains « privilégiés ». Deviendra-t-elle une « Americanah », comme on surnomme les Nigérianes revenues d’Amérique, aux manières souvent affectées ?

    Peu à peu, Ifemulu trouve là-bas une façon d’être elle-même. Elle sympathise avec Blaine, un Afro-Américain assistant à Yale, et se met à écrire sur le « tribalisme américain », basé sur la classe, l’idéologie, la région, la race. Son franc-parler, ses cheveux africains qu’elle finit par laisser naturels mettent certains mal à l’aise. Elle écrit : « Pourquoi les Noires à la peau foncée – américaines et non américaines – aiment Barack Obama. » Puis elle tombe sous le charme de Curt, le cousin à la peau claire de Kimberly.

    Americanah est le roman d’apprentissage des jeunes Nigérians que la situation politique sans cesse troublée de leur pays pousse à chercher un avenir ailleurs, une formation en tout cas. Ils comptent sur les amis, la débrouille, les bons et les mauvais plans. Chimamanda Ngozie Adichie, qui vit aujourd’hui à Lagos et aux Etats-Unis, aborde sans tabou des questions sociales (race, classe, préjugés, comportements collectifs, différences entre Afro-Américains et Africains non américains) comme des aspects de la vie quotidienne les plus concrets (les cheveux des Noires, leur peau, leurs goûts alimentaires, par exemple).

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    Leurs amis n’ont pas compris la rupture soudaine entre Ifemulu et Obinze qui leur paraissaient inséparables. De son côté, lui est arrivé, avec difficulté, à obtenir un visa pour l’Angleterre et y a survécu un certain temps à l’aide de petits boulots très divers, avant de revenir au pays. Leurs chemins très différents vont-ils se croiser à nouveau ? On se le demande quand Ifemulu rentre à Lagos sans avoir trouvé quelqu’un avec qui partager vraiment ce qu’elle est devenue. Americanah est aussi une quête du grand amour.

  • Le kanji Mā

    haddad,hubert,ma,roman,littérature française,haïkus,santoka,japon,marche,poésie,amour,culture« Un matin, dans un bruissement léger de grelots, vint s’asseoir parmi des enfants de tous âges une adolescente d’une beauté mystérieuse vêtue d’une simple robe et portant aux chevilles ces fins colliers tintinnabulants. Les élèves appliqués à tracer leurs caractères parurent ne pas s’apercevoir de sa présence. Radieuse, la belle jeune fille se saisit d’un roseau et traça le kanji :

    avec une telle élégance du geste, chaque ligne d’encre ouvrant l’espace bien au-delà de l’espace de la feuille de papier, que Santōka s’en trouva stupéfié, comme si l’esprit cette fois s’inversait face au vide palpitant. N’était-ce pas cela le pur éveil, l’intuition immédiate de la totalité ? Mais l’intruse avait lâché son pinceau, pour quel motif effarouchée, et déjà s’enfuyait dans un froissement d’eau vive. Il eut le temps de voir scintiller les clochettes à ses chevilles parmi les fougères. 

    Hubert Haddad,

     

     

  • Marcher avec Santōka

    Dans Le peintre d’éventail, Hubert Haddad a conté l’histoire d’un vieux peintre jardinier japonais. L’art du haïku s’y mêle au récit, il a même présenté ces poèmes dans un recueil complémentaire. Son roman  (2015) fait à nouveau la part belle à la poésie. Son héros, Shōichi, met ses pas dans ceux de Santōka, « le dernier grand haïkiste », cité en épigraphe : « C’est ainsi, il pleut / je suis trempé / je marche ».

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    Hokusai, Grand vent

    Première phrase : « La marche à pied mène au paradis ; il n’y a pas d’autre moyen d’y parvenir, mais il faut marcher longtemps. » Shōichi raconte comment, il y a plus de quinze ans, alors qu’il était étudiant à Tokyo, il a rencontré pour la première fois Saori, au Café Crépuscule, où il travaillait comme serveur. Son portrait ressemble à une estampe.

    « Plutôt grande, élancée, on remarquait tout de suite sa poitrine haute et la pulpe de ses lèvres soulignée au pinceau. Elle sortit un petit livre de son sac à main et lut quelques lignes avant de le refermer. Une étrange lumière animait son visage. Elle avait des yeux de chat intelligent, très relevés sur les tempes, des oreilles de poupée et une épaisse chevelure fixée sur l’occiput par un joli peigne de jade à motifs floraux. »

    Saori accompagne son mari dans une dernière tournée des estaminets, avant de divorcer, c’est ce qu’on raconte au bar. Shōichi les entend parler de Santōka, dont le nom ne lui dit rien. L’étudiant en géologie apprendra plus tard que Saori, déprimée à la suite d’une fausse couche, avait voulu voir les lieux où celui-ci avait grandi, « quelques pierres de sa maison d’enfance, un puits dans une broussaille, la côte rocheuse environnante ».

    Un jour, elle revient seule au café et lui adresse la parole : il lui rappelle quelqu’un qu’elle n’a jamais rencontré mais qu’elle aime « de manière obsessionnelle ». Qu’il s’appelle Shōichi la trouble, c’était le nom du « pathétique Santōka », Taneda Shōichi, né en 1882. En réglant sa consommation, elle lui laisse son numéro de téléphone. (Ne lisez pas plus loin si vous préférez découvrir la suite par vous-même.)

    « Vingt ans valent à peine un bâillement de chat. » Depuis des années, Shōichi marche à la recherche de l’oubli. Quand le futur géologue a perdu sa mère, foudroyée par une rupture d’anévrisme, il a abandonné ses études, son job au café, leur appartement trop coûteux pour sa bourse. Sa chambre dans un garni donne « sur un carré de verdure dominé par un tilleul argenté séculaire » derrière lequel il aperçoit parfois des figures aux fenêtres d’une clinique psychiatrique. On y propose des cures de sommeil aux femmes dépressives.

    Quand il ose enfin recomposer le numéro de Saori (la première fois, une voix d’homme l’avait fait raccrocher), elle lui donne rendez-vous dans un parc – « Vie et mort pour cet instant / Ah, les tilleuls en fleur ». Shōichi devient son amant, même si elle est à peine moins âgée que ne l’était sa mère ; il découvre son appartement plein de livres et d’estampes, sa sensualité, son « corps splendide ».

    C’est là qu’elle lui parle « de son métier de traductrice, de son goût des excursions pédestres » et de ses recherches passionnées sur Santōka à qui il ressemble, et pas seulement à cause de ses lunettes. Il a « ses traits, son allure, un air de hibou surpris en plein jour ». Sa vie est pourtant fort éloignée de celle du poète qui disait : « Les jours où je ne marche pas, ne bois pas de saké, ne compose pas de haïkus, je ne les apprécie guère. »

    Non seulement son ex-mari débarque encore de temps à autre, mais Saori ne veut pas qu’il s’attache trop à elle. Elle tient avant tout à terminer sa biographie de Santōka. Le dernier chapitre achevé, à la veille de se rendre sur l’île de Shikoku pour rendre visite à une parente invalide, elle lui remet son manuscrit dans une grosse enveloppe. Congédié, Shōichi s’interroge : « N’était-il qu’une lubie de femme mûre, un ersatz de mari ou de yorkshire ? »

    Personne n’attendait Saori là-bas, il l’apprendra dans le commissariat de son quartier où on a convoqué le jeune homme pour l’informer de la noyade de sa bien-aimée, passée par-dessus bord d’un ferry. On a découvert les lettres qu’il lui avait envoyées, des voisins ont parlé de ses visites. Accident ou suicide, la cause du décès reste « indéterminée ». Shōichi s’enivre, se perd, s’effondre. A son réveil en clinique, on lui conseille un traitement. Sa logeuse lui donne son congé pour la fin du mois.

    Alors il ouvre l’enveloppe en papier kraft et découvre en larmes le titre du manuscrit de Saori, « Vivre avec Santōka », et les premières lignes : « La solitude est bien la seule conquête de l’homme libre, c’est ce que pensait Santōka trempé dans ses haillons mais bienheureux à cet instant d’être en vie. » Il lit les aventures du poète devenu moine et vagabond « comme s’il eût été question de sa propre destinée. » Il se charge de faire publier ces pages et ensuite se met en route, le livre et un chat porte-bonheur dans son sac.

    Bien des morts dramatiques ont affecté le jeune Taneda Shōichi, Hubert Haddad déroule le fil de sa vie dans (un titre qui fera l’objet du prochain billet), roman d’apprentissage et de filiation. Santōka avait abandonné ses études, devenues « insipides comme un thé de troisième eau », pour s’adonner à la poésie et s’enivrer de saké. A sa suite, à la suite de Bashō, leur illustre prédécesseur, l’amant de Saori apprendra l’art de marcher, de vagabonder et de goûter « les petites fêtes de l’instant ».