Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Société - Page 63

  • Africa museum

    L’« Africa museum » vient de rouvrir ses portes à Tervueren / Tervuren, après cinq ans de rénovation. Longtemps appelé « musée colonial », en raison de ses origines, le « Musée royal du Congo belge » fut rebaptisé « Musée royal de l’Afrique centrale » après l’indépendance de la République démocratique du Congo en 1960.

    africa museum,tervuren,musée royal de l'afrique centrale,congo,léop
    Sous une photo (côté jardin), la maquette du domaine de l'Africa museum (côté chaussée)

    africa museum,tervuren,musée royal de l'afrique centrale,congo,léop
    Nouveau pavillon d'accueil où le musée se reflète

    On y accède aujourd’hui du côté des jardins par un nouveau bâtiment tout vitré qui sert de « pavillon d’accueil » : un escalier assez raide (ou un ascenseur) mène au long passage souterrain où une immense pirogue creusée dans le tronc d’un sipo, longue de 22 mètres et demi, fait office d’invitation au voyage ; elle pouvait transporter jusqu’à cent personnes ! On remonte ensuite vers une galerie d’introduction au « Musée en mouvement ».

    africa museum,tervuren,musée royal de l'afrique centrale,congo,léop
    Pirogue. Ubundu, Bamanga, RDC, 1958 (22m50, 3500 kg)

    africa museum,tervuren,musée royal de l'afrique centrale,congo,léop
    © Chéri Samba, Réorganisation, 2002

    Les polémiques qui ont accompagné la rénovation du musée (et certains choix plus politiques que muséaux) sont parfaitement illustrées par la toile de Chéri Samba à l’entrée, intitulée Réorganisation. On y voit, retenu à l’entrée par du personnel de l’ancien musée, le groupe de L’homme léopard tiré vers l’extérieur par des Congolais qui estiment que cette représentation de « l’effrayant Congolais assoiffé de sang » n’a plus sa place dans le musée actuel. Il a été finalement relégué avec d’autres statues jugées inappropriées dans une salle de dépôt.

    africa museum,tervuren,musée royal de l'afrique centrale,congo,léop
    Herbert Ward, Le dessinateur, 1910 (Dépôt de sculptures)

    Parmi les bronzes écartés, des œuvres de Herbert Ward comme Le dessinateur, Le faiseur d’idole, Le chef de tribu ((illustrées sur Wikipedia). Et aussi ce groupe où un Arabe enturbanné impose son autorité à un homme nu jusqu’à la taille, rappel de la traite des esclaves par des commerçants « arabo-swahilis ». Celle-ci, qui précède la période coloniale, est évoquée fort discrètement par rapport aux exactions commises au Congo belge.

    africa museum,tervuren,musée royal de l'afrique centrale,congo,léop
    Sous la coupole ou sur les ornements extérieurs, le monogramme de Léopold II (double L)

    africa museum,tervuren,musée royal de l'afrique centrale,congo,léop

    Il est vrai que nous sommes ici sur d’anciennes terres de Léopold II. Rappelons l’origine du musée Africa : à l’exposition universelle de Bruxelles en 1897, le roi Léopold II – surnommé par Eric Vuillard le « pharaon du caoutchouc » dans son récit Congo – a fait déplacer la « Section Coloniale » dans le Palais des Colonies (actuel Palais de l’Afrique) au parc de Tervueren, propriété royale héritée de Léopold Ier. Elle y devient le premier musée permanent du Congo et un institut scientifique. Sur les gains de son domaine privé royal du Congo, Léopold II commande à Charles Girault, l’architecte du Petit Palais à Paris, de nouveaux bâtiments où présenter ses collections : le « Musée du Congo belge » sera inauguré après sa mort par le roi Albert Ier, en 1910.

    africa museum,tervuren,musée royal de l'afrique centrale,congo,léop
    Masques d'initiation (Visages du rite mukanda)

    Un siècle plus tard, les collections permanentes du musée Africa se déploient autour d’une cour intérieure. En deux heures, on peut tout voir sans trop s’attarder ; si l’on veut bien regarder, mieux vaut choisir – les collections sont abondantes. Le plan indique un parcours dans le sens des aiguilles d’une montre, mais nous sommes attirés d’emblée par la grande salle des « Rituels et cérémonies ».

    africa museum,tervuren,musée royal de l'afrique centrale,congo,léop

    Au-dessus des vitrines anciennes en acajou, j’admire les frises art nouveau sur les murs et sous les plafonds, très bien restaurées. La présentation des rites africains, de la naissance à la mort, est fort intéressante. Des témoignages personnels (vidéos contemporaines) voisinent avec des objets très divers et souvent superbes : statuettes, masques, coiffes, costumes, coupes… Une petite photo de chaque objet facilite la recherche de sa légende. 

    africa museum,tervuren,musée royal de l'afrique centrale,congo,léop
    Objet de force. Représentation d'un couple lemba. Mayombe. Fin du XIXe siècle

    africa museum,tervuren,musée royal de l'afrique centrale,congo,léop
    Kiteya. Coupe, XIXe siècle

    Les notices explicatives permettent de mieux comprendre ce qui est montré, comme cette robe wax portant la mention « 1 + 1 = 1 », « tenue idéale pour les demoiselles d’honneur dans un mariage congolais ». Parmi les acquisitions les plus anciennes du musée, j’ai admiré ces impressionnants cercueils nkudu ou sarcophages en bois à silhouette humaine, couverts de peintures rituelles. Et aussi l’art décoratif des peuples kuba, particulièrement travaillé. 

    africa museum,tervuren,musée royal de l'afrique centrale,congo,léop
    Cercueils nkudu, bois, peintures rituelles, fin du XIXe siècle

    Les salles suivantes retracent l’histoire de l’Afrique centrale à partir d’objets très anciens, les fresques peintes au-dessus des vitrines rappellent l’atmosphère de l’ancien musée. La « Salle des crocodiles », entre deux belles portes vitrées en fer forgé, montrent, en plus des crocodiles en bronze, de riches collections naturalistes : superbes papillons, insectes, poissons conservés dans le formol, et aussi des photos anciennes en noir et blanc. Le « Cabinet des minéraux » est impressionnant.

    africa museum,tervuren,musée royal de l'afrique centrale,congo,léop
    De la salle "Une longue histoire" vers la "Salle des crocodiles"

    africa museum,tervuren,musée royal de l'afrique centrale,congo,léop

    Dans la galerie consacrée à l’histoire coloniale, une immense carte murale reprend les découvertes géographiques en Afrique centrale au XIXe siècle. La présentation mêle des objets d’usage quotidien à d’autres plus importants, comme une lettre de Léopold II à Stanley, dont j’aurais aimé une reprise plus lisible du texte. Et aussi une évocation plus soignée de l’indépendance et de l’histoire congolaise contemporaine, davantage que des panneaux composés de titres et unes de journaux.

    africa museum,tervuren,musée royal de l'afrique centrale,congo,léop
    Aperçu de la xylothèque (Salle "Le Paradoxe des ressources")

    africa museum,tervuren,musée royal de l'afrique centrale,congo,léop

    Que de richesses naturelles dans ce grand pays ! Parmi ses ressources, 82 000 essences de bois sont illustrées par une belle xylothèque et des tranches de bois précieux présentées sous une grande nasse en lianes, une pirogue de pêcheur, une de ces géniales « trottinettes » de transport.

    africa museum,tervuren,musée royal de l'afrique centrale,congo,léop
    Ci-dessous : © Aimé Mpane, Nouveau souffle ou le Congo bourgeonnant, bois et bronze

    africa museum,tervuren,musée royal de l'afrique centrale,congo,léop

    C’est dans une vitrine consacrée au commerce de l’ivoire qu’on a posé de biais le buste de Léopold II en ivoire (copie d’un marbre de Thomas Vinçotte) qui trônait au centre de la grande rotonde sous le Dôme. Symboliquement, on a installé là une œuvre contemporaine de l’artiste Aimé Mpane, Nouveau souffle ou le Congo bourgeonnant, contrepoids aux statues d’origine maintenues, bien qu’elles témoignent d’une « vision coloniale », parce qu’elles sont classées. Cette tête en bois monumentale, surmontée de palmes et posée sur une coulée de lave en bronze, est un magnifique hommage à la grandeur et à la richesse du Congo.

    africa museum,tervuren,musée royal de l'afrique centrale,congo,léop
    Loxodonta africana, Eléphant de savane d'Afrique : King Kasaï,
    abattu et empaillé pour l'exposition universelle de 1958, restauré

    africa museum,tervuren,musée royal de l'afrique centrale,congo,léop

    Et voici la formidable salle des animaux sauvages et de la biodiversité, dominée par l’éléphant, qui a impressionné tous les écoliers belges depuis un siècle. C’est là que les gardiens nous ont demandé de sortir : il était cinq heures, le musée allait fermer, du moins pour le public. Au sous-sol, on préparait une réception privée. La découverte des « Langues et musiques » ainsi que de l’exposition « Art sans pareil » sera pour une autre fois. Le musée Africa mérite certainement plusieurs visites.

  • Demi-espoir

    Selek la-maison-du-bosphore-de-pinar-selek.jpg« La route défilait et j’étais heureuse. Serrée contre toi, à côté du chauffeur. Le soleil faible de septembre frappait ton visage à travers la vitre, dessinant sur tes joues d’étranges ombres. Tu étais excité ! Après tant d’années, tu allais enfin rouvrir ta pharmacie ! Pourtant Lalé n’était plus là. Sans ma mère, tout restait inachevé. Mais la vie continuait, et tu avais voulu me faire une surprise, tout arranger avant mon arrivée dans notre nouvelle maison.
    Je me souviens de ton sourire malicieux. Une bienveillante clarté illuminait ton visage. Je ne savais pas encore que la pharmacie se trouvait en face de chez nous. Ni que tu avais déjà accompli les démarches, tout installé, et qu’elle ouvrirait le lendemain.
    Tu m’as serrée tout contre toi. Puis tu as déclamé ce vers. J’ai compris des années plus tard ce que tu voulais dire.
    Il nous reste un demi-espoir.
    Kemal hésitait.
    « Répète un peu, Djemal.
    Il nous reste un demi-espoir. C’est un vers tiré d’un poème de Metin Altiok.
    – Je n’y connais rien en poésie.
    – Tu t’habitueras, intervins-je. Mon père connaît toutes les poésies du monde et les partage. Attends-toi à ce qu’il te récite un poème à tout instant.
    – C’est beau, répondit Kemal avant de se taire.
    Dès le lendemain, nous avons vu ce vers accroché à l’arrière de sa camionnette. Il doit toujours y être. »

    Pinar Selek, La maison du Bosphore

  • La maison des passants

    La maison du Bosphore (Yolgeçen Hanı, 2011, traduit du turc par Sibel Kerem) ou La maison des passants de Pinar Selek raconte une histoire collective, de 1980 à 2001, dans un des plus anciens quartiers d’Istanbul, Yedikule. Au début du roman, Elif, la narratrice, annonce une intention réaliste : « Et si j’entamais mon récit à la manière de Sema ? Il était une fois… Mais non, je ne peux pas. Ce n’était pas un conte, c’était la réalité. »

    pinar selek,la maison du bosphore,roman,littérature turque,yedikule,istanbul,jeunesse,répression,solidarité,culture

    En octobre 1980, la pharmacie de Bostanci, en front de mer, est fermée, les gens pressent le pas pour rentrer chez eux. Sur la place, il y a plus d’hommes en uniforme que de civils, on disperse les manifestants parmi lesquels Elif et Hasan, quinze et dix-sept ans, qui protestent contre le « tyran » qui remplit les prisons d’opposants – « La dignité humaine aura raison de la torture ». Le père d’Elif, un pharmacien qui a connu la prison, voudrait l’éloigner pour qu’elle termine sa scolarité dans un endroit sûr.

    L’Istanbul de Pinar Selek est, comme l’a raconté Orhan Pamuk, une ville où tout change, où des immeubles surgissent là où « il y avait des jardins à perte de vue », faisant disparaître les potagers. Sema et sa mère Guldjan cueillent des herbes après la pluie. Sema a échoué à l’examen d’entrée au lycée d’Etat. Les autres lycées sont trop chers pour elle. Sa mère voudrait tant qu’elle échappe à la pauvreté.

    Artin, le vieil artisan menuisier de Yedikule, s’est pris d’affection pour Salih, son apprenti doué. Amoureux secret de Sema, le jeune homme n’a rien à lui offrir, avec cinq personnes à sa charge depuis la mort de son père (grand ami d’Artin) et de son frère. Il a donc dû interrompre ses études pour travailler à l’atelier de menuiserie. Son plus grand rêve est de construire une « grande maison au milieu des montagnes ». Artin voudrait l’adopter, éviter que le patrimoine s’empare de son appartement et de l’atelier à sa mort. Salih hésite.

    Hasan a réussi un concours pour entrer au Conservatoire à Paris, il joue du violon. Il aime retrouver ses copains dans une vieille maison abandonnée sur les hauteurs où s’est installé un ancien capitaine, Osman Baldji, célibataire et retraité. La maison du Bosphore raconte comment ces personnages, les jeunes, les vieux, et les autres qu’on découvre peu à peu autour d’eux, font face pour survivre ou vivre mieux. Hasan retrouve Elif quand il rentre pour enterrer sa grand-mère, puis il rencontre un musicien arménien à Paris : Rafi joue du doudouk, un instrument qu’il tient de son père. Ils deviennent inséparables.

    Quand son père ouvre une nouvelle pharmacie avec Sema comme assistante à Yedikule, « le quartier appelé autrefois du nom arménien d’Imrahor » où sa mère est née, Elif, inscrite en philosophie à l’université, est pleine d’espoir : « Hasan reviendrait bientôt. Nous allions vivre comme avant. » Mais en deuxième année déjà, elle se sent inutile et veut rejoindre un mouvement révolutionnaire, contribuer à une « révolution socialiste permanente », prête à entrer dans la clandestinité et à renoncer à l’amour d’Hasan.

    Une ancienne prostituée accueillie dans un foyer, une femme battue qui finit par oser demander le divorce, une dame qui fait restaurer sa maison ancienne, de nombreux personnages illustrent le combat féministe et pacifiste de Pinar Selek. Si sa plume n’a pas la sensibilité d’un Pamuk, ni la verve d’Elif Shafak, elle réussit à nous intéresser à ces destinées diverses, modestes pour la plupart, et à ce quartier attachant où Turcs, Arméniens et Kurdes se côtoient. La maison du Bosphore est une fiction qui témoigne de la répression contre les intellectuels en Turquie et « un puissant appel à la liberté et à la fraternité » (Pascal Maillard, Mediapart).

    Depuis 1998, Pinar Selek est accusée de terrorisme par la justice turque : un « invraisemblable imbroglio judiciaire » lui vaut depuis lors une succession d’acquittements et de condamnations. Après la prison et la torture, elle s’est réfugiée en France en 2001. Devenue sociologue « afin de comprendre et d’agir », elle déclarait l’an dernier : « Je ne veux pas une autre vie, mais je veux un autre monde » (Pinar Selek : vingt ans d’exil et de lutte, Ligne 16).

  • Collision

    Woolf la soirée de Mrs D.jpg« – J’ai adoré Canterbury, dit-elle.
    Instantanément il s’alluma. Tel était son don, son destin.
    – Vous l’avez adoré, répéta-t-il. Je vois cela.
    Ses tentacules lui envoyèrent le message que Roderick Serle était sympathique.
    Leurs yeux se rencontrèrent, ou plutôt entrèrent en collision, car chacun sentait que l’être solitaire derrière les yeux, celui qui se cache dans le noir pendant que son acolyte agile et superficiel se démène et gesticule sur scène pour assurer la continuité du spectacle, venait de se lever, d’arracher sa cape et d’affronter l’autre. C’était inquiétant ; c’était magnifique. »

    Virginia Woolf, Ensemble et séparés (La soirée de Mrs Dalloway)

  • Autour de Mrs Dalloway

    Les sept textes de Virginia Woolf publiés dans La soirée de Mrs Dalloway, je les avais déjà lus dans d’autres recueils. Ils sont ici traduits par Nancy Huston qui introduit ce petit livre de façon convaincante, suivant Stella McNichol dans son initiative « de rassembler des nouvelles thématiquement et temporellement proches du roman » Mrs Dalloway.

    woolf,virginia,la soirée de mrs dalloway,nouvelles,littérature anglaise,traduction,culture

    Mrs Dalloway dans Bond Street, la première nouvelle, est la seule dont Clarissa Dalloway est l’héroïne principale. Le plaisir de relire cette déambulation londonienne dans le but de s’acheter des gants (à rapprocher d’une autre qu’elle m’a rappelée, à la recherche d’un crayon à mine de plomb) a redoublé en comparant cette traduction à celle de Josée Kamoun (dans le recueil La fascination de l’étang).

    Ce pourrait être le premier chapitre d’un roman, comme elle l’écrivait dans son Journal en 1922. Huit pages sur douze décrivent les impressions de Mrs Dalloway en chemin ; les suivantes, ce qui se passe dans la boutique. Un régal d’écriture du « flux de conscience » chez une femme « charmante, posée, ardente, aux cheveux étrangement blancs vu le rose de ses joues : c’est ainsi que la vit Scrope Purvis, C.B., qui se hâtait vers son bureau. » (N. H.) – « charmante, équilibrée, pleine de goût de vivre ; curieux ces cheveux blancs avec ces joues roses ; ainsi la voit Scope Purvis, compagnon de l’Ordre du Bain, qui court à son bureau. » (J. K.)

    Les temps changent, je m’en étonne. Big Ben « sonne » ou « sonnait », les passages du passé au présent varient d’une traduction à l’autre, le présent étant en principe réservé au monologue intérieur. On aimerait une édition bilingue pour voir ce qu’il en est dans le texte original.

    Les nouvelles suivantes se déroulent à la soirée : homme ou femme, les invités dont Virginia Woolf rapporte les états d’âme sont mal à l’aise. Un camarade d’école n’a pas osé décliner l’invitation de Richard Dalloway croisé dans le quartier de Westminster, qu’il n’avait plus vu depuis vingt ans. « Pas du tout son genre » de s’habiller pour une soirée, mais il ne veut pas être impoli. Il observe : « Oisifs, bavards et surhabillés, sans la moindre idée en tête, ces dames et ces messieurs continuaient de parler et de rire » (N. H.) – « Et tout ce beau monde de rire et de papoter, ces gens désœuvrés, bavards, trop élégants ! » (Hélène Bokanowski dans le recueil La Mort de la phalène)

    Il faudra bien qu’il joue le jeu lui aussi quand Dalloway lui présentera Miss O’Keefe, une trentenaire à l’air arrogant, avec qui il tiendra une conversation désaccordée après laquelle ces deux « amoureux du genre humain » se quitteront, « se détestant, détestant toute cette maisonnée qui leur avait fait vivre une soirée de douleur et de désillusion » (L’homme qui aimait le genre humain).

    Virginia Woolf aimait et craignait en même temps la vie mondaine, son Journal l’atteste. Nul doute qu’elle prête à Lily Everit ses propres sentiments quand elle écrit que sa vraie nature était « de faire de grandes promenades solitaires méditatives, d’escalader des portails, de patauger dans la boue, le brouillard, le rêve et l’extase de la solitude, d’admirer la roue du pluvier et de surprendre des lapins » etc. (Présentations)

    Ancêtres puis Ensemble et séparés illustrent à sa manière, subtile et ironique, les malentendus qui naissent de devoir converser aimablement avec des gens qu’on ne connaît pas et qui ne savent rien de votre vie. Faire bonne figure, écouter patiemment ceux qui ne s’intéressent aucunement à vous, tout peut être source d’irritation dans la grande comédie du paraître qu’est la vie mondaine. Même et parfois surtout, pour Mabel comme pour celle qui invente son histoire, la façon dont on est habillé (La nouvelle robe).

    La dernière nouvelle, Un bilan (chez Nancy Huston, Mise au point chez Hélène Bokanowski), en moins de six pages, emmène deux invités des Dalloway dans le jardin : un fonctionnaire « très estimé » (lui aussi compagnon de l’ordre de Bath) et Sasha Latham, « dame élancée et élégante aux mouvements quelque peu indolents », contente de prendre l’air en compagnie de cet homme « sur qui l’on pouvait compter, même dehors, pour parler sans arrêt », ce qui lui permet de marcher « majestueuse, silencieuse, tous les sens en éveil, les oreilles dressées, les narines humant l’air, telle une créature sauvage mais très contrôlée, qui prenait son plaisir la nuit. »

    Le génie de Virginia Woolf est d’enchaîner ainsi les situations, les sensations, les dialogues et le ressenti, l’ennui et l’émerveillement, donnant vie à ses personnages, avec admiration ou avec ironie, souvent avec empathie. « La soirée de Mrs Dalloway est aussi, sur le fond, une réflexion magistrale sur le thème de l’imperfection humaine. » (Nancy Huston)

    woolf,virginia,la soirée de mrs dalloway,nouvelles,littérature anglaise,traduction,culture
    Textes & prétextes, onze ans
    Merci pour vos visites & vos commentaires.

    Tania