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L'histoire du jaune

Au Musée de l’Orangerie : quel côté préférez-vous ? demande mon professeur de français à ses élèves de rhéto dans les salles des Nymphéas de Monet. « Celui-là, lui dis-je alors, en montrant Soleil couchant. – Vous aimez ce jaune ? » Des années plus tard, J., devenue une amie, m’enverra L’atelier au mimosa de Bonnard sur carte postale – puisque j’aime le jaune.

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Aussi étais-je curieuse de découvrir Jaune. Histoire d’une couleur de Michel Pastoureau. D’après Bleu, Noir, Vert, Rouge et Les couleurs de nos souvenirs, je savais déjà que le jaune est en bas de classement chez les Occidentaux interrogés sur leur couleur préférée (moins de 5%). J’ignorais comment le jaune avait pris des connotations négatives en Europe, associé à la trahison ou à l’exclusion, comme l’étoile jaune de sinistre mémoire.

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Paul Klee, Monument en pays fertile, 1929. Berne, Zentrum Paul Klee

La couverture de l’album est d’un jaune difficile à nommer, disons ocre ; le titre et le nom de l’auteur, dorés. Dès l’introduction, Pastoureau précise que « l’or occupe bien souvent une grande partie de la place réservée à la couleur jaune » tandis que « le jaune, lui, semble jouer à cache-cache avec le chercheur ». Son histoire se décline en trois temps : une couleur bénéfique (des origines au XVe siècle), une couleur équivoque (VIe-XVe siècle), une couleur mal aimée (XVIe-XXIe siècle). En épigraphe, une citation de Goethe : « Le jaune est une couleur agréable, douce et joyeuse, mais placée dans l’ombre elle devient vite déplaisante, et le moindre mélange la rend sale, triste, laide et de peu d’intérêt. »

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Peinture murale représentant les travaux des champs. Deir-el-Médineh (Egypte),
tombe de l'artisan Sennedjem, vers 1280-1270 avant J.=C.

Les ocres jaunes du paléolithique, terres argileuses naturelles, ont toutes sortes de nuances : « paille, chamois, abricot, miel, roux, fauve, bistre, mordoré ». A l’âge des métaux, on associe le jaune au soleil, au miel et à la cire, aux blés mûrs, aux cheveux blonds, à la bile aussi (pas encore au citron). Dans l’Antiquité classique, le prestige de l’or valorise la couleur jaune. Les Egyptiens, qui adorent Rê, dieu du soleil et du feu divin, font un usage surabondant du métal jaune dans les tombes des pharaons. Les mythologies anciennes le mettent en scène : pommes d’or du jardin des Hespérides, « âge d’or », mythe de la Toison d’or… A Rome, Hélios s’élance chaque matin sur son char ; Apollon, dieu de lumière, a les cheveux blonds.

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Joueur de tibia, détail d'une peinture murale dans la tombe des léopards,
Tarquinia (Latium), nécropole de Monterozzi, première moitié du Ve siècle avant J.-C.

Comme souvent dans l’histoire des couleurs, les techniques des teinturiers influencent le choix des couleurs qu’on porte. On est plus tolérant à Rome qu’en Grèce à ce sujet. Les Romains s’habillent surtout de blanc, de rouge et de brun, le jaune est réservé aux femmes. Le prix de la teinture diminue selon qu’elle est réalisée à base de safran (crocus), de gaude (résédacée) ou de genêt, les trois matières colorantes « grand teint ».

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Flore. Peinture murale provenant de la villa Ariane sur la colline de Varano, près de Stabies,
1er siècle avant Jésus-Christ (?). Naples, Museo Archeologico Nazionale

Pas de jaune dans la Bible, constate Pastoureau, ni dans le culte chrétien au Moyen Age, mais dans l’héraldique, le jaune « d’or » fait partie des six couleurs de base. Le chevalier jaune des romans arthuriens est tantôt un allié, un protecteur, tantôt un traître, un félon – l’ambivalence s’installe. Les cheveux blonds sont signes de noblesse, de beauté, comme chez Iseut la blonde.

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Roue des urines. Recueil des traités de médecine en latin et en français (début du XVe siècle)
© Paris, BnF, ms. lat. 11229, folio 19 v. (Source)

Le jaune est physiquement lié aux couleurs des urines et de la bile. Des nuanciers aidaient les médecins à en déterminer la teinte exacte pour établir un diagnostic. Les connotations morales du jaune (excepté pour l’or) deviennent négatives : on l’associe à l’envie, au mensonge, à la trahison. Pourquoi ? Pastoureau émet l’hypothèse d’un rapprochement par homonymie entre « fel », mot latin qui désigne le fiel des animaux, la bile humaine, et « fel » qui donne « felon » au cas régime en ancien français.

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Konrad Witz, La Synagogue, panneau détaché du Retable du Miroir du Salut, vers 1435. Bâle, Kunstmuseum

En Toscane, le jaune était volontiers porté par les femmes au XIVe siècle ; deux siècles plus tard, les chrétiens s’en détournent. Couleur de Judas, le jaune tend à « devenir la couleur des juifs et de la Synagogue ». Sur les miniatures et les vitraux du Moyen Age, ils portent souvent une pièce de vêtement de cette couleur, un chapeau ou un bonnet conique. A partir du XIIIe siècle, c’est une contrainte qui leur est imposée dans les villes d’Occident, pour les identifier au milieu des chrétiens. On peut y voir des racines de l’étoile jaune. La pièce jaune cousue sur le vêtement est en forme de rouelle, losange, étoile ou autre – les usages varient selon la région, l’époque. D’autres couleurs ont servi à discriminer certaines catégories de gens (prostituées, lépreux, bourreaux, musiciens, bouffons…), mais rien de généralisé, indique l’auteur, les contre-exemples abondent.

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František Kupka, IIe Etude pour La Gamme jaune, 1907. Houston, Museum of Fine Arts.

Le protestantisme déclare la guerre aux couleurs trop vives ou voyantes, il privilégie « un axe noir-gris-blanc, plus digne ». Le jaune en est la principale victime. En peinture aussi, on peut observer de l’inconstance. Abondant jusqu’en 1560, le jaune se fait rare ensuite ou discret, sauf dans la peinture néerlandaise du XVIIe siècle (« le petit pan de mur jaune ») et chez quelques Français du XVIIe (Simon Vouet, Claude Gelée dit Le Lorrain). « Les grands peintres des jaunes sont plus récents : Turner, Gauguin, Van Gogh, la plupart des fauves, Schiele, Kupka. »

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Jean-Honoré Fragonard, La Liseuse, vers 1770-1772. Washington, National Gallery of Art

La fascination pour l’Orient, où le jaune est omniprésent, va lui rendre de l’attrait, notamment au XVIIIe siècle, qui aime les « jaunes frais et lumineux ». Fragonard utilisait surtout du jaune de Naples qu’il rendait particulièrement éclatant. C’est à la fin de ce siècle que le jaune devient la couleur de l’Asie, ce sera la couleur de l’anneau qui la représente sur le drapeau olympique.

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Giotto, La trahison de Judas, 1305. Padoue, chapelle des Scrovegni.

Au début du XXe siècle, le jaune se fait discret. On se contente de petites touches. Il est exclu du vêtement masculin, sauf par désir de transgression ou, au théâtre, pour le costume des trompeurs ou trompés. En France, les « syndicats jaunes » sont considérés comme des traîtres vendus au patronat. Jaune aussi pour la carte des prostituées russes, pour le passeport des bagnards français, et même pour la camisole des aliénés ! Cependant il « opère un violent retour dans la peinture », chez Van Gogh, grand amoureux de cette couleur. Gauguin l’aimait aussi, surtout l’orangé qui, avec le jaune, règne sur la palette des Fauves.

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Vincent Van Gogh, La maison jaune, 1888. Amsterdam, musée Van Gogh.
(Quelques-unes parmi les très nombreuses illustrations du livre.)

Dans le dernier chapitre, « Jaune pour le temps présent », Pastoureau évoque inévitablement l’étoile jaune imposée aux juifs par les nazis. Puis il constate que si cette couleur a fait son entrée dans le monde du sport (le « maillot jaune », la balle de tennis), elle reste rare dans les grandes villes européennes, sauf pour ce qu’on veut rendre très visible – taxis, boîtes à lettres dans certains pays, et plus récemment le gilet de sécurité, devenu emblème des « gilets jaunes ». En Europe du Nord, on le voit davantage sur les façades ou à l’intérieur des maisons que dans l’Europe méditerranéenne. Sinon le jaune reste souvent cantonné aux loisirs, à la montagne ou sur la plage.

La conclusion de Michel Pastoureau ? « Si je n’étais pas historien mais créateur – peintre, styliste, graphiste, designer, publicitaire – j’en profiterais et miserais davantage sur le jaune. Je partirais en reconquête pour lui donner une place digne de celle qui fut la sienne dans l’Antiquité grecque et romaine et qu’il a perdue au cœur du Moyen Age, sans jamais la retrouver par la suite. Le jaune, une couleur d’avenir ? » Et pendant que je tente de raccourcir ce billet, Mina, la chatte noire, dort en rond sur son coussin jaune.

Commentaires

  • Passionnante en effet, cette histoire des couleurs!
    Depuis le temps que je me promets de lire Michel Pastoureau, le moment est venu, grâce à toi ! Merci aussi pour ce beau choix de reproductions : quelle élégance , cette image de Flore !
    J'ajoute que la Bible ignore toutes les couleurs en général , sauf le blanc ( C'est le nom du Liban ) , et le rouge , couleur des cheveux du jeune David : " il était beau, il était roux " dit le texte .
    Journée haute en couleurs , donc !

  • Bonne lecture, Béatrice. J'espère que ce "Jaune" ne termine pas la série et que Pastoureau se penchera de même sur le blanc. "Candidus" signifiait à la fois "pur", "propre", "nouveau", "éclatant", écrit-il dans le chapitre sur "Le silence de la Bible et celui des Pères".

  • Mis à part "Les couleurs de nos souvenirs" et celui-ci, je les ai tous lus/vus. Pastoureau a une façon si plaisante de nous raconter, si intéressante aussi.
    Comme toi j'aime le jaune, j'en porte rarement pourtant. .
    Merci pour ces superbes illustrations aussi.

  • A part la "Roue", dont j'ai trouvé un équivalent, ce sont toutes des illustrations que tu trouveras dans l'album, en pleine page. Elles participent au plaisir de lire ces histoires des couleurs dans une typographie très soignée aussi (lettrines et texte contiennent aussi une goutte de jaune, tu verras).

  • Les grands esprits se rencontrent Tania, je plonge dans le livre consacré au Noir. Mon projet est, comme toi, de lire toute la série peu à peu, les grands beaux livres avec l'iconographie. Pour moi, le jaune, c'est Van Gogh :). Et la Liseuse de Fragonard. J'ai souri en reconnaissant Flore, j'adore cette peinture, nous en avons ramené une reproduction de Naples.

  • Les grands esprits se rencontrent Tania, je plonge dans le livre consacré au Noir. Mon projet est, comme toi, de lire toute la série peu à peu, les grands beaux livres avec l'iconographie. Pour moi, le jaune, c'est Van Gogh :). Et la Liseuse de Fragonard. J'ai souri en reconnaissant Flore, j'adore cette peinture, nous en avons ramené une reproduction de Naples.

  • Bonne lecture, Marilyne. J'ai le projet de faire de même un jour avec ses histoires du bestiaire, en espérant les trouver à la bibliothèque.
    Je ne suis pas fan des magnets, mais celui de Flore m'a longtemps tenu compagnie dans la cuisine... avant de perdre ses couleurs.

  • Pastoureau signale bien une meilleure réception du jaune dans les pays du Nord ou germaniques, il cite un mouvement italien qui l'a choisi pour se démarquer "hors système" mais pas de parti politique flamand, en effet.

  • J'ai lu deux livres de Pastoureau, et (un jour!) découvrirai ses écrits sur les couleurs!

  • Comme je l'ai déjà signalé, l'idéal est de les lire dans le format original richement illustré.

  • Bonne lecture, Anne.

  • Ce n'est pas ma couleur préférée, je ne pense pas mais c'est passionnant cette histoire des couleurs :-)

  • La mienne reste le rouge, mais j'aime les jaunes lumineux; Oui, c'est passionnant de voir comment ont évolué les usages, les connotations des couleurs.

  • Extrêmement intéressant Tania ton article sur le jaune et le livre de Michel Pastoureau ! J'apprends toujours en te lisant ! J'aime aussi la couleur jaune que je trouve malgré sa flamboyance discrète et timide à l'image de la délicate primevère.
    Merci de prendre du temps pour nous et bises !

  • Merci pour l'apparition ici de la délicate primevère, Claudie. Bises.

  • Magnifique billet ! J'aime cette couleur et toutes ses nuances. Mais je n'en porte jamais en été, un vêtement en jaune vif attire immanquablement les moustiques :-) c'est très désagréable.
    Mais à regarder c'est une couleur qui nourrit, qui rassasie, fortifie.

  • Une couleur qui attire les insectes, c'est vrai. Porter un pull jaune en hiver ensoleille un peu ;-).

  • Bonjour Tania
    ce livre m'attend sur la commode, Je le lirai bientôt, curieuse de ce jaune que je ne porte pas car il me donne l'impression d'avoir une crise de foie. Cependant son histoire au fil des siècles m'intéresse comme les autres livres de Pastoureau que je collectionne.
    J'aime la couleur jaune , avec toutes ses nuances, Je trouve gaie, et elle a une place bien à elle notamment dans l'art et aussi dans la nature: les premières fleurs jaunes en avant printemps sont des petits soleils en attente du vrai.
    Belle présentation du livre.

  • Toutes les couleurs ne nous vont pas, tu as raison, heureusement le jaune entre dans ma "saison" vestimentaire. Oui, les premières fleurs jaunes sont si gaies à voir. Figure-toi que pour la première fois cette année, les bidens en pot ont continué à fleurir tout l'hiver !
    Merci et bonne lecture, Maïté/Aliénor.

  • J'ai entendu l'auteur interviewé à la radio à la sortie de son livre et comme d'habitude c'était passionnant. Je vais voir s'il est à la bibliothèque pour m'en faire déjà une idée. Je ne porte pas de jaune, je trouve que ça ne me va pas du tout, mais j'aime en avoir des touches par-ci par-là (notamment des coussins).

  • Quand j'ai visité la maison de Monet à Giverny, que tu connais bien, j'avais été frappée par la salle à manger jaune qui donnait sur la cuisine bleue - le coussin jaune citron de mon chat vient de mon ancienne cuisine où j'avais associé le bleu et le jaune en souvenir de cette visite.

  • cet essai là je vais le noter car j'aime les couleurs chaudes rouge, orange et jaune sont mes préférées

  • Voilà peut-être pourquoi nous avons choisi les mêmes couleurs pour notre blog.

  • Me revoilà car je viens de lire les réponses de Juan Luis Borges au questionnaire de Proust:
    21) ¿Cuál es su color favorito?
    —El amarillo, el único que la ceguera me ha dejado.

    Quelle est votre couleur préférée?
    - Le jaune, la seule couleur que la cécité m'a laissée.

  • Oh ! Merci, Colo, pour cette réponse fort émouvante de Borges.

  • I'aime le jaune (pas autant que le bleu), cet hiver je me suis offert un sac et des bottines jaune moutarde, la couleur à la mode que j'aime depuis longtemps ;-) Les exemples que tu montres en peintures et en fresques sont magnifiques (le jaune de Van Gogh, c'est une pure merveille)

  • Voilà qui me rappelle une tenue d'enfance qui avait suscité des critiques : difficile de passer inaperçue en béret et collants jaune moutarde ;-). Les couleurs des sacs deviennent plus variées, à assortir ou non, et la note jaune égaie l'hiver.

  • Quelle coïncidence. Hier, j'ai emprunté ce livre à la bibliothèque publique. Merci pour cette article intéressant.
    J'ai lu le livre de Pastoreau sur la couleur bleue l'année dernière

  • Bonne lecture de "Yellow", Jane, je vois qu'il est déjà traduit en anglais.

  • Noir sur jaune, ton billet passionnant se conclut par une belle image de ta chatte sur son coussin! Il y a une description très marquante sur les genêts et le jaune, couleur de la mort et de la puanteur, dans "Le crève-Cévenne" de JP Chabrol !
    Quant à l'avenir ? Le jaune, c'est la couleur préférée de ma petite fille !

  • Merci pour la référence, Claudialucia, je ne connais pas ce livre.
    Ah, l'album de Pastoureau est à feuilleter avec ta petite-fille alors ! Bonne soirée.

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