« Le mythe de la couleur », annonce en sous-titre la Fondation Gianadda pour sa grande exposition d’été, « Van Gogh, Picasso, Kandinsky… Collection Merzbacher », une riche sélection déjà montrée avec succès à Jérusalem, au Japon, à Londres, à Zurich et au Danemark. Werner Merzbacher a souvent prêté des œuvres de sa collection, mais en 2006 à Zurich, il est sorti de l’anonymat, notamment pour exprimer sa reconnaissance envers la Suisse où il a été accueilli, enfant juif allemand, pendant la seconde guerre mondiale – ses parents sont morts à Auschwitz. Il le rappelle dans un petit mot émouvant au début du parcours (il y en aura quelques autres, adressés aux visiteurs, qu’on retrouve en préface du catalogue).
André Derain (1880-1954), Bateaux dans le port de Collioure, 1905,
Huile sur toile, 72 x 91 cm, © 2012, ProLitteris Zurich / Photo : Peter Schälchli
Sa rencontre avec la peinture a débuté par un coup de foudre devant les quelques toiles modernes de premier plan des grands-parents de sa femme, Gabrielle Mayer. Werner Merzbacher les découvre en 1954, notamment, visibles à Martigny, Le Couple de Picasso (période bleue) et Intérieur à Collioure, La sieste de Matisse, accroché non loin d’un Derain de la même eau (Bateaux dans le port de Collioure). Les Merzbacher se tourneront surtout vers les peintres fauves et puis les expressionnistes.
Sisley, Saules au bord de l’Orvanne
L’exposition s’ouvre sur un Sisley d’une fraîcheur incomparable, Saules au bord de l’Orvanne, où les verts et les bleus bruissent dans la lumière. Un Monet le sépare de La Pelouse ensoleillée de Van Gogh : l’herbe y bouge par vagues au jardin public de la place Lamartine. Un enchantement, cette ouverture fin XIXe.
Vincent van Gogh (1853-1890), Pelouse ensoleillée. Jardin public de la Place Lamartine, 1888,
Huile sur toile, 61 x74 cm, Photo : Peter Schälchli
Les rapports de couleurs étonnent et fascinent depuis toujours. Klaus Stromer rappelle dans le catalogue comment leur perception a suscité maintes théories de l’antiquité jusqu’à nos jours (Penser en couleurs. Théories des couleurs). Werner et Gabrielle Merzbacher ont fondé leur collection sur le dynamisme des couleurs, l’énergie qui s’en dégage. Voici l’harmonie rose et mauve d’un portrait de femme par Toulouse-Lautrec (Sous la verdure), voilà Jeanne Hébuterne, assise que Modigliani a peinte le visage penché – la courbe d’un bras y répond – sa peau douce et claire si lumineuse sur un fond subtilement partagé entre tons froids et chauds.
Amedeo Modigliani (1884-1920), Jeanne Hébuterne, assise, 1918,
Huile sur toile, 92 x 60 cm, Photo : Peter Schälchli
Quelques sculptures ponctuent le parcours, dont Femme assise de Kirchner, en bois. Ce dernier est très présent avec des toiles où tons et formes déconcertent au premier regard, comme dans Fillette et chat, Franzi, aux ombres et contours bleus, une scène où le rouge et l’orange dominent.
Autre figure majeure, le Kandinsky encore figuratif, de 1908 à 1911, juste avant le passage à l’abstraction, est magnifiquement représenté par plusieurs paysages de Murnau aux couleurs intenses. Vlaminck, Derain, Jawlensky précèdent des expressionnistes allemands, dont Beckmann. Un festival de couleurs fortes, audacieuses et passionnées !
Vlaminck, Derain (vue d’ensemble)
En descendant vers la suite de l’exposition au sous-sol, il ne faut pas manquer, dans la galerie qui mène vers la salle permanente de la collection Franck, de belles aquarelles et gouaches d’Emil Nolde, un Ciel du soir flamboyant, des Tournesols, un Jardin de fleurs avec femme en robe violette (à l’huile). En face, une Maison jaune de Paul Klee, mystérieuse et gaie, lui oppose une composition plus graphique.
Emil Nolde (1867-1956), Blumengarten - Frau mit rotviolettem Kleid, 1908,
Huile sur toile, 56 x 84 cm, © 2012, ProLitteris Zurich / Photo : Peter Schälchli
Puis on découvre Le juif à la Thora de Chagall : ses mains et son visage sont verts, son âge, jaune ; rouge, le Livre qu’il serre contre lui ; une pendule vole sous la lune, un village dort dans la neige. Plusieurs Kupka, quelques toiles futuristes. Au sol, une machine de Tinguely (Meta-Herbin Taxi) qu’on aimerait voir en mouvement fait de l’œil aux mobiles de Calder – pour ceux-ci, miracle, un léger souffle suffit à les animer (j’aime les encourager de la sorte, même sous les yeux attentifs d’un gardien – pas de remarque).
Gabriele Münter (1877-1962), Sonnenuntergang über dem Staffelsee, vers 1910-1911,
Huile sur carton, 33 x 41 cm, © 2012, ProLitteris Zurich / Photo : Peter Schälchli
Les femmes peintres ne manquent pas dans cette collection dédiée à la couleur : plusieurs Sonia Delaunay-Terk, Gabriele Münter avec un superbe coucher de soleil, Sophie Taeuber-Arp, Natalia Goncharova et quelques constructivistes russes. De Bridget Riley, Harmony in rose (1997) est l’œuvre la plus récente de cet accrochage.
Sam Francis (1923-1994), Untitled, 1958, Collage sur papier,
75.5 x 56 cm, © 2012, ProLitteris Zurich / Photo : Peter Schälchli
J’aimerais encore vous parler des champs colorés de Sam Francis, mais vous en savez assez, j’espère, pour ne pas manquer cette étape à Martigny. « Puisse cette exposition éveiller en vous des émotions positives, dans un monde difficile et si souvent triste. Je serais heureux qu’elle vous aide à échapper, ne serait-ce qu’un instant, à la grise réalité, à éprouver la joie de vivre et à comprendre tout ce que l’art peut apporter de positif. » (Werner Merzbacher)
Commentaires
Jeanne Hébuterne chantée par Véronique Pestel :
- "Le peintre Amedeo Modigliani est mort jeune
Toxicomane, tuberculeux et alcoolique
Il laissait en mourant une petite fille d´un an
Et une femme, enceinte, Jeanne Hébuterne
Jeanne Hébuterne a le cœur gourd
Jeanne Hébuterne est fatiguée
Jeanne Hébuterne a le cœur gourd
Amedeo n´est pas rentré {x2}
Regarde sur la nappe blanche
Taches de peinture mêlées
À petits tas de poudre blanche
À grandes taches vinassées {x2}
N´est pas Frida la Mexicaine
Ni Delaunay ni Laurencin
N´est pas plus peintre qu´écrivaine
Jeanne Hébuterne est moins que rien {x2}
N´est pas l´épouse légendaire
N´est pas plus Elsa que Gala
D´un génie la muse ordinaire
La Jeanne n´en fut pas moins là
Jeanne n´en fut pas moins là
Jeanne Hébuterne a le corps gourd
Jeanne Hébuterne est effondrée
Jeanne Hébuterne a le corps gourd
Amedeo est décédé {x2}
Regarde sur la nappe blanche
Photo lointaine de l´aînée
Ventre tendu sous la peau blanche
Veuve et enceinte de l´aimé {x2}
Jeanne Hébuterne a le corps lourd
Écrasé contre la chaussée
Lourde du fruit de son amour
La Jeanne s´est défenestrée
Jeanne s´est défenestrée
Combien de Jeanne sur la Terre?
Combien de Jeanne sur le tas?
Combien de partage-misère
Dont le temps n´a pas fait choux gras? {x2}
Autant que de génies sur Terre
Autant que de génies, je crois
Qui vont peupler le cimetière
De ceux dont on ne parle pas {x2}"
merci pour ce beau billet, tania - une bien belle découverte pour moi
Merci Tania pour cet excellent promenade dans l'art. J'aime beaucoup Modigliani, je ne connaissais pas ce tableau.
Article passionnant et excellemment illustré.
Merci, bravo.
Le Sam Francis..!
Et le Münter!!!
je crois que je ne pourrais pas m'y rendre cette année alors je profite au maximum de ce billet, je ne ferai pas la queue devant le musée et je ne piqueniquerai pas au Col de la Forclaz , alors ton billet est une douce consolation
Des couleurs qui sautent de l'écran, merci. À part un ou deux, je ne les connaissais pas. Oui, le Münter!!!
Superbe billet...besos.
@ JEA : Merci pour cette belle chanson que je ne connaissais pas. Je viens de la trouver sur Youtube : http://www.youtube.com/watch?v=W7ogJuGWJj0
@ Niki : Avec plaisir, Niki. Bonne soirée.
@ Mado : Désolée, Mado, pour les faux ratés qui engendrent des doublons (je les ai supprimés). Ce portrait de Jeanne Hébuterne est aussi une découverte pour moi, je le trouve très beau, émouvant aussi.
@ Versus : Enchantée, merci Versus.
@ Dominique : Si tu veux, je peux t'envoyer la revue habituelle des expos de la Fondation Gianadda, il m'en reste une.
@ Colo : Contente que tu aimes cette oeuvre - une merveille. Ce rose au-dessus du vert bleu, dans le coin inférieur droit, c'est la couleur que prend l'horizon ces jours-ci au coucher du soleil - je me régale.
Hélas je n'aurai pas l'occasion d'y aller, si seulement cette collection pouvait venir à Paris .. Je n'ai jamais vu "la pelouse" de Van Gogh, quels verts éclatants !
à la Pinacothèque de Paris, une intéressante exposition sur Modigliani et ses contemporains, jusqu'au 9 septembre (la collection Netter)
http://www.pinacotheque.com/?id=772
pour ceux qui aiment, c'est peut-être plus facile d'y aller que de se rendre à Martigny ;-)
moi aussi l'histoire de Jeanne m'a beaucoup touchée, j'y pense beaucoup depuis que j'ai vu cette expo...
@ Aifelle : Sans doute ces toiles vont-elles continuer à voyager, je te le souhaite. Bonne journée, Aifelle.
@ Adrienne : Merci, Adrienne, pour le lien - il y a toujours tant à voir à Paris, j'espère y retourner bientôt - et pour le vent favorable qui a soufflé du mont Mario jusqu'ici trois feuilles d'un vert délicieux, déjà glissées dans "Tempo di Roma".
Quelles couleurs éclatantes, on en prend plein les yeux, comme une grande claque de soleil.
C'est tout à fait cela, bonsoir Ariane.
Ce billet m'a donné l'impression d'avoir visité l'exposition, car il guide sereinement sans superflu en maintenant un regard avisé.
Merci pour la chaleur de ces couleurs en contrepoint de la grisaille que j'évoquais un peu plus tôt (sur mon blog).
Ah, bien, merci Christw, c'est ce que j'essaie d'exprimer, un point de vue d'amatrice, le parcours d'une dilettante (j'aime bien ce mot). Oui, le feu des couleurs de cette exposition éclaire un été trop terne ici, à l'exception d'une belle semaine vraiment estivale. Mais nous ne sommes qu'au milieu des grandes vacances - espoir.
Bonjour! merci de votre passage sur mon blog. Votre billet est magnifique, beaucoup plus détaillé et mieux illustré que le mien (fait un peu rapidement je dois dire). Vous avez très bien retracé cette belle exposition pour qui n'aurait pas la chance de pouvoir la visiter.
Bonsoir, Alain L., bienvenue. Nos billets et nos illustrations se complètent. Merci pour votre appréciation.