Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Société - Page 62

  • Questions

    adler,dans les pas de hannah arendt,essai,pensée,vie,oeuvre,hannah arendt,heidegger,jaspers,blücher,philosophie,nazisme,engagement,politique,antisémitisme,juifs,culture« En avril [1965], Heinrich échappe, par miracle, à la mort. Il rentrait avec des collègues de Bard College dans un taxi, sur l’autoroute, quand le chauffeur à ses côtés s’est effondré sur lui, mort : crise cardiaque. Heinrich a eu la présence d’esprit d’appuyer sur le frein. Hannah en tremble encore. Elle se réfugie avec lui en juin dans sa maison d’été pour nager et marcher dans la forêt. « Rester loyal envers le réel à travers vents et marées, c’est bien ce que réclame l’amour de la vérité ainsi que la gratitude d’avoir été mis au monde », écrit-elle à Jaspers. Elle travaille magnifiquement et transforme deux conférences en essais. La vérité et la politique, depuis l’aube de l’humanité, n’ont jamais fait bon ménage. Est-il de l’essence même de la vérité d’être impuissante et de l’essence même du pouvoir d’être trompeur ? Et une vérité impuissante n’est-elle pas aussi méprisable qu’un pouvoir insoucieux de la vérité ?

    Hannah Arendt formule avec acuité des questions fort embarrassantes que nous nous posons tous à un moment ou à un autre de notre existence. »

    Laure Adler, Dans les pas de Hannah Arendt

  • Suivre Hannah Arendt

    Sous le titre Dans les pas de Hannah Arendt, Laure Adler ne propose pas une biographie au sens strict. Elle veut la faire mieux connaître, « tenter de restituer sa force et son courage dans les combats qu’elle a menés durant toute son existence », donner envie de la lire, « tant sa pensée donne de l’élan, de la force, de l’énergie », écrit-elle dans l’introduction.

    adler,dans les pas de hannah arendt,essai,pensée,vie,oeuvre,hannah arendt,heidegger,jaspers,philosophie,nazisme,engagement,politique,antisémitisme,juifs,culture

    Laure Adler suit le parcours de cette intellectuelle juive allemande passionnée par la philosophie – elle sera toute sa vie liée à ses deux maîtres, Heidegger et Jaspers, dans une relation plus sereine avec celui-ci qu’avec le premier. L’étudiante de Heidegger lui gardera toujours son admiration, son amour même, malgré son égocentrisme et ses silences, malgré sa collaboration avec le nazisme, au grand étonnement de l’ami Jaspers. Hannah Arendt apparaît libre et déchirée, « partagée en deux » : entre langue allemande et culture juive, entre Heidegger et Blücher (son mari), entre philosophie et politique, entre vie contemplative et vie active.

    Née en 1906 à Linden, près d’Hanovre, elle doit à sa mère Martha, cultivée, engagée, une éducation dans le respect de son individualité. A son grand-père Max, favorable à l’intégration et opposé au sionisme, sa culture juive. Son père et son grand-père meurent en 1913. Comme sa mère, Hannah admire Rosa Luxembourg, un modèle.

    adler,dans les pas de hannah arendt,essai,pensée,vie,oeuvre,hannah arendt,heidegger,jaspers,philosophie,nazisme,engagement,politique,antisémitisme,juifs,culture
    Hannah Arendt (8 ans) et sa mère

    Quand Martha se remarie après la première guerre mondiale, Hannah, quinze ans, est forcée de la partager avec deux belles-filles de dix-neuf et vingt ans. A l’université de Berlin, où elle étudie le latin, le grec et la théologie chrétienne, elle a une première liaison amoureuse. Les cours d’Heidegger la passionnent, ils portent sur des questions existentielles. A dix-huit ans, Hannah comprend que « penser, c’est vivre. Vivre, c’est penser ». Elle suit aussi les cours d’Husserl, le maître d’Heidegger.

    Celui-ci publie en 1927 son fameux essai « Etre et Temps ». Ses critiques envers Husserl et son arrivisme déplaisent à Jaspers. Heidegger devient une sorte de gourou, ses cours ont un grand succès. La première trace écrite de la relation entre Hannah Arendt et Heidegger date de 1925 – il a 35 ans, elle 19. Si le professeur aime se retrouver avec femme et enfants dans son chalet de Todtnauberg, il se comporte volontiers en séducteur discret. Avec Hannah, les échanges sont intenses, l’entente profonde, sur tous les plans. Hannah voudrait vivre avec lui, ce n’est pas réciproque. Elle rompt en 1926, quitte Marbourg pour suivre à Fribourg les cours d’Husserl et de Jaspers (43 ans, elle en a 20).

    adler,dans les pas de hannah arendt,essai,pensée,vie,oeuvre,hannah arendt,heidegger,jaspers,philosophie,nazisme,engagement,politique,antisémitisme,juifs,culture
    Les sœurs Beerwald et Hannah Arendt (15 ans)

    L’année précédente, Hannah a rencontré Günther Stern, « jeune et brillant » intellectuel. Elle s’installe avec lui à Berlin, ils se marient en juin 1929. Tous deux rejettent d’emblée le nazisme, alors que Heidegger y adhère. Hannah s’intéresse au sionisme, uniquement dans la perspective d’un Etat binational en Palestine. Choquée par la nomination de Heidegger comme recteur par le régime nazi, suivie de l’exclusion des professeurs juifs, elle milite contre la « propagande de l’horreur ». Sa mère et elle sont arrêtées, interrogées, relâchées. Lucide, Hannah se décide à quitter l’Allemagne sans attendre.

    Laure Adler raconte leur vie d’exilées, la dérive de Heidegger, les petits boulots pour Hannah qui étudie le français et l’hébreu. Elle cherche à aider les Juifs de toute origine, un premier voyage en Palestine lui ôte ses illusions. A trente ans, elle s’installe à Paris avec Heinrich Blücher, 37 ans, l’épouse après son divorce. De nouveau, elle connaît la vie de paria en France : arrestation, camp d’internement. Elle s’enfuit de Gurs, prend à Marseille un train pour Lisbonne d’où elle embarque pour l’Amérique.

    adler,dans les pas de hannah arendt,essai,pensée,vie,oeuvre,hannah arendt,heidegger,jaspers,philosophie,nazisme,engagement,politique,antisémitisme,juifs,culture
    Hannah Arendt en 1924

    Etre libre, pour Hannah, c’est se battre. Elle devient journaliste pour vivre, pour défendre l’œuvre de Walter Benjamin, mort en 1940. Elle écrit et enseigne à mi-temps. Indignée par le silence autour du sort des Juifs d’Europe, elle lutte contre le défaitisme et dénonce chez Hitler « l’éloquence du diable » : dès 1941, le régime nazi, en décidant l’extermination, change de nature en se basant sur l’antisémitisme. C’est sa conviction.

    Même aux Etats-Unis, elle est isolée en refusant qu’Israël s’approprie la Palestine ; elle n’admettrait qu’une fédération respectueuse des Palestiniens, basée sur une coopération entre Juifs et Arabes. Antisioniste, antifasciste, elle est soulagée d’apprendre après la guerre que Jaspers et sa femme juive sont sains et saufs. En 1946, Heidegger est mis à la retraite et interdit d’enseigner.

    Hannah Arendt construit sa vie à New York avec Heinrich Blücher, dans une complicité totale qui survivra même à ses infidélités. Elle veut comprendre et décrire le totalitarisme. Elle questionne l’attitude des Juifs durant l’extermination. Elle lit Kafka ; avec Max Brod, elle fait publier son Journal. Son premier voyage en Europe après la guerre, à Paris puis en Allemagne, dans les villes détruites, la convainc que sa patrie est désormais aux Etats-Unis. Elle revoit Jaspers, en toute confiance ; et aussi Heidegger qui va la présenter à sa femme antisémite !

    Laure Adler raconte Hannah Arendt : ses amours et ses amitiés, sa vie professionnelle, sa pensée, ses cours, ses conférences, ses combats, son audace à contredire, son courage à défendre ses idées. Les polémiques seront nombreuses autour de ses livres et de ses articles. Celui sur le procès d’Eichmann à Jérusalem en 1961 lui vaudra de profondes inimitiés, on lui reprochera – même ses amis parfois – son agressivité, son radicalisme, ses exagérations. (En 2013, le film de Margarethe von Trotta est revenu sur ce sujet.)

    Travail, œuvre, action, ce sont les trois piliers de ce que Hannah Arendt appelle la « vita activa ». Cette infatigable penseuse, décédée d’une crise cardiaque en 1975, a de quoi intimider par l’exigence avec laquelle elle incarne la nécessité de « penser ce que nous faisons ».

  • Comptoir des Talents

    Une initiative originale : à l’angle de la chaussée d’Helmet et de la rue Nestor De Tière, un magasin de textiles bien connu des Schaerbeekois prête ses vitrines au Comptoir des Talents, jusqu’au 21 juin prochain. Attirée par de jolis paniers tressés et autres objets artisanaux, j’y suis entrée par curiosité, à la recherche de l’un ou l’autre cadeau qui sorte de l’ordinaire.

    Comptoir des talents (1) carré.jpg
    Une vitrine au jeu des reflets (cliquer pour mieux voir)

    Ces paniers colorés viennent de Birmanie, où ils sont tressés à partir de rubans d’attache en plastique – recyclage de déchets du marché local et technique artisanale très soignée. C’est ce que m’explique Pascale Gonda, intéressée par l’entrepreneuriat social et l’économie locale. Il y a quelques mois, elle a lancé le Comptoir des Talents avec l’envie d’insuffler au quartier d’Helmet « une autre dynamique de commerce de proximité ».

    Ce Comptoir propose entre autres de beaux articles de papeterie parisienne, des animaux décoratifs en laine et lin fabriqués au Portugal, des objets en bois de designers allemands… Le choix des produits s’adresse aux personnes qui « aspirent à des modes de consommation plus durables et plus responsables » et apprécient des « produits de qualité fabriqués avec soin et savoir-faire ».

    Ici, exception faite des paniers birmans, on met en valeur des artisans de talent européens, une démarche complémentaire par rapport au Magasin du Monde Oxfam sur la place d’Helmet, qui défend depuis longtemps l’objectif d’« acheter équitable » (artisanat, épicerie, produits de soin, vêtements de seconde main), en partenariat avec l’Afrique, l’Asie et l’Amérique du Sud.

    « Le Comptoir des Talents est né de ce constat : répondre au besoin de qualité et de diversité par la valorisation du savoir-faire d'artisans exemplaires venus d'horizons divers. Tous les artisans présentés au Comptoir des Talents ont été sélectionnés sur base de leur savoir-faire authentique et de leur engagement sociétal. » (Pascale Gonda)

    Comptoir des talents (3) bis.jpg

    J’ai trouvé sympathique la démarche de cette « échoppe itinérante » qui met en valeur une démarche « éco-responsable », d’où ce petit coup de pouce en guise d’encouragement au Comptoir des Talents, à Helmet du 14 mai au 21 juin 2019.

  • Le duo de Green Book

    Avec Green Book : Sur les routes du Sud, le réalisateur américain Peter Farrelly a remporté trois Oscars cette année : meilleur film, meilleur scénario original, meilleur second rôle. Green Book raconte la tournée musicale du trio Don Shirley (piano, violoncelle et contrebasse) de New York vers le Sud, en 1962. Don Shirley a vraiment existé (1927-2013). Pianiste et compositeur américain d’origine jamaïcaine, il résidait à Carnegie Hall dans un appartement au décor extraordinaire.

    Le film est porté par un formidable duo d’acteurs. Viggo Mortensen campe Tony Vallelonga, dit Tony Lip, qu’on découvre au début du film dans un cabaret new-yorkais où il travaille comme videur. Mais la boîte ferme et il se retrouve sans emploi. (C’est son fils, Nick Vallelonga, qui a écrit le scénario du film.) Sans ressources pour nourrir sa femme et leurs deux enfants, il court le cachet ou met sa montre en gage. Quand on lui propose de se présenter au Dr Don Shirley à Carnegie Hall, il ignore tout de l’homme qu’il va rencontrer.

    Le grand noir élégant à l’air hautain qui le reçoit assis sur un véritable trône, Don Shirley, formidablement interprété par Mahershala Ali, a tout ce qu’il faut pour dérouter ce petit blanc italo-américain, grande gueule et raciste. Le musicien cherche un chauffeur pour arriver à temps et à bon port dans chacun des hôtels chic de la tournée où son trio va donner des concerts devant la grande bourgeoisie blanche. D’abord réticent – pas question pour lui de servir comme un domestique – Tony finit par accepter, avec l’accord de sa femme, cette mission qui va le tenir éloigné de New York pendant deux mois.

    C’est alors qu’on lui donne le livre de Green – une brochure qui recensait jusqu’en 1966 tous les endroits où les noirs pouvaient trouver un hébergement dans les Etats du Sud où sévissaient encore les lois Jim Crow sur la ségrégation raciale. Les voilà partis dans deux Ford bleu ciel. Le voyage en voiture donne à Don Shirley l’occasion d’apprendre à Tony quelques bonnes manières – vu qu’il l’accompagnera sur les lieux des concerts, où il sera chargé aussi de vérifier que le piano de scène est bien un Steinway, il tient à lui apprendre à mieux se tenir dans ce milieu qu’il ne connaît pas.

    De son côté, Tony va découvrir l’immense talent du pianiste, sa grande solitude aussi, et comprendre peu à peu pourquoi celui-ci avait besoin d’un garde du corps. L’histoire de Tony à la recherche d’un job laisse ainsi la place à la rencontre entre deux hommes que tout sépare. Huit semaines ensemble dans une voiture, huit semaines pour apprendre à se connaître, à dépasser leurs préjugés, à s’entendre.

    Bien sûr, on entend beaucoup de musique dans ce film, mais le déroulement de cette tournée permet de toucher à différents thèmes, sans insister trop, avec efficacité. Peter Farrelly décrit surtout la ségrégation raciale, les comportements racistes – parfois ouvertement, parfois d’une façon feutrée qui n’est pas moins violente – et l’absurdité des conventions (on applaudit l’artiste mais il n’a pas sa place au restaurant, par exemple).

    En plus de cette thématique sociale, Green Book montre les longues routes qui mènent d’un Etat à l’autre, la solitude de l’artiste – Don Shirley a dû opter pour une musique populaire, lui qui rêvait de jouer Chopin sur scène –, le rôle de l’éducation, le courage et la peur. Notez que des membres de sa famille ont protesté contre les inexactitudes du personnage.

    Par petites touches, avec humour et pudeur, il est question de toutes sortes de sujets que vous découvrirez si vous allez voir cette belle histoire d’amitié, même de la manière d’écrire des lettres d’amour. Comédie dramatique bien menée, Green Book divertit grâce aux étincelles inévitables entre le musicien cultivé et son chauffeur. Le film illustre les difficultés de chacun, blanc ou noir, pour sortir de son milieu et de ses préjugés.

  • Dialogue

    Africa Tervuren (94).JPG
     © Aimé Mpane, Nouveau souffle ou le Congo bourgeonnant, bois et bronze
    dans la grande rotonde de l'Africa Museum

    « Au début, j’ai un peu hésité à exposer mon travail ici, en particulier quand j’ai su que les statues coloniales ne seraient pas enlevées, raconte l’artiste. Puis j’ai eu l’idée de placer mon œuvre sur l’étoile où se trouvait le buste de Léopold II… Là encore, je n’ai pas pu, les scénographes souhaitaient préserver la perspective d’ensemble qui permet de voir l’éléphant King Kasaï. Mais j’ai voulu être dans une démarche positive qui permette un dialogue. Quand on observe ma sculpture, le regard monte le long de la coulée d’or et, lorsqu’on lève les yeux au ciel, on est ébloui, on ne voit plus rien d’autre que la lumière. Et le rameau que porte mon personnage sur le sommet de la tête est comme une couronne de roi. Désormais, c’est l’Africain qui est couronné. »

    Aimé Mpane

    Source : Nicolas Michel, « Arts plastiques : l’Africa Museum, une histoire belge de la colonisation » (Jeune Afrique, 15/1/2019)