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Studio de l'inutilité

Encore de l’inutile ? Oui. Le Studio de l’inutilité est le dernier livre de Simon Leys (Pierre Ryckmans, 1935-2014), des essais consacrés principalement à la littérature et à la Chine : textes, préfaces, introductions, discours. Ce sinologue belge, qui a beaucoup voyagé et terminé sa carrière professorale à l’université de Sidney, fut membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique (à lire sur son site : L’expérience de la traduction littéraire : quelques observations).

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Simon Leys (source)

« Dans la Chine traditionnelle, les lettrés, les poètes et les artistes avaient l’habitude de donner des noms évocateurs ou inspirés à leurs résidences, ermitages, studios ou ateliers. » La valeur de l’Ecrit y est une réalité vivante. Dans sa note liminaire, Leys décrit la cahute au cœur d’un bidonville de réfugiés à Hong Kong où un ancien condisciple et artiste l’a accueilli durant deux ans et explique le sens de la grande calligraphie qui y était accrochée au mur : « Wu Yong Tang, le Studio de l’inutilité ». (On n’est pas loin de Nuccio Ordine, j’y reviendrai.)

« Belgitude de Michaux » : le premier essai porte sur un écrivain et artiste belge (un Namurois) qui, comme lui, a fui son « petit » pays pour découvrir l’ailleurs. « Au fond, la belgitude c’est cette conscience diffuse d’un manque. » Michaux a honte d’être belge et Plume offre selon Leys « un reflet révélateur de son expérience du voyage ». Il commente évidemment son chef-d’œuvre, Un barbare en Asie, et sa réédition désastreuse dans La Pléiade, pour laquelle Michaux s’est mis à réviser, corriger, récrire en gommant ses audaces. Comment l’expliquer ? Ce « génie de l’insolence », ironise Simon Leys, était « devenu français » !

N’ayant jamais lu Chesterton, j’ai noté ce titre, Le nommé Jeudi, que l’essayiste considère comme son roman « le plus accompli, le plus profond et le plus troublant ». Les lecteurs d’Orwell apprécieront son « Orwell intime » au sujet de ses journaux et de ses lettres. Sur cet écrivain dont il se sent proche, Leys a écrit Orwell ou l’horreur de la politique. D’autres essais concernent Conrad, le Prince de Ligne, Victor Segalen.

« Dans la lumière de Simone Weil » parle de Milosz et de Camus, qui l’admiraient tous deux. A Stockholm pour la réception du prix Nobel, interrogé sur les écrivains vivants qui comptaient le plus pour lui, Camus en avait cité plusieurs, puis ajouté : « Et Simone Weil – car il y a des morts qui sont plus proches de nous que bien des vivants. » Dans le commentaire de Leys sur les 138 fiches posthumes de Nabokov publiées par son fils, j’ai appris que la femme de Nabokov lisait son cours aux étudiants américains quand il était malade.

Le premier texte sur la Chine, « Anatomie d’une « dictature post-totalitaire » », porte sur les essais de Liu Xiaobo. Le prix Nobel de la paix 2010 appelait à une politique « sans haine et sans ennemis ». Emprisonné et déchu après le massacre de Tiananmen, puis pour avoir signé la Charte 08, il était critique à la fois de la Chine et de l’Occident, fustigeant l’effondrement moral des Chinois, sans culture du passé, livrés à un « carnaval » de sexe, de violence et de matérialisme. (En post-scriptum, Leys résume l’affaire des passeports refusés à ses fils jumeaux, dont la presse belge a beaucoup parlé, signalant que le diplomate qui a retardé la solution de cette « stupidité administrative » avait obtenu le poste d’ambassadeur à Pékin, « où il doit se sentir comme un poisson dans l’eau. »)

« Ethique et esthétique. La leçon chinoise » est une présentation très intéressante du lien, pour les Chinois, entre l’art et le développement de la vie intérieure, entre la qualité artistique et la qualité morale de la personnalité en quête d’un « devenir meilleur ». Le beau portrait de Mme Chiang-Kai-Shek (Soong Mayling) contraste avec celui de Barthes, stupidement aveugle aux réalités chinoises lorsqu’il s’y est rendu avec quelques membres de Tel Quel. Appelant à « relire l’histoire de la révolution culturelle », Simon Leys rappelle comment la Chine actuelle interdit de faire l’histoire du maoïsme. 1949-1989, un « trou de mémoire » orwellien.

Sachez que plusieurs textes du Studio de l’inutilité sont disponibles en ligne, rassemblés par Albert Gauvin, qui en fait une présentation très complète. Après la dernière partie sur « La mer », le recueil se termine avec le discours prononcé par Simon Leys comme docteur honoris causa à l’UCLouvain en 2005. J’y ai retrouvé avec plaisir les noms de Ginette Michaux et Pierre Piret (professeurs encore assistants quand j’y étais en philologie romane). 

Leys avait choisi alors de discourir sur « une idée de l’université » et dénoncé, comme Ordine, sa dérive utilitariste, raison pour laquelle il avait quitté celle de Sydney six ans avant l’âge de la retraite. Et de commenter cette phrase de Flaubert dans une lettre à Tourgueniev : « J’ai toujours tâché de vivre dans une tour d’ivoire, mais une marée de merde en bat les murs, à les faire crouler. »

Commentaires

  • J'avais bien aimé " Le Studio de l'inutilité " de Simon Leys,, à cause de son titre intrigant et magnifique . La culture chinoise traditionnelle m'intéresse avec sa notion paradoxale du " Vide" , un vide qui est plénitude , comme l'Inutile est porteur du " Sens " . Simon leys l'avait bien compris ainsi !

  • J'aimerais trouver un aussi beau nom pour mon atelier personnel. Merci pour ton commentaire. Aurais-tu un autre titre de Simon Leys à me conseiller ?

  • Pour répondre à ta question, je n'a! lu que ' Le Studio..." et " Le bonheur des petits poissons ", une suite d'essais disparates , mais écrits avec beaucoup de finesse .
    Je vais tâcher de lire d'autres écrits , parmi les titres glanés sur ce blog !

  • Merci, Béatrice.

  • J'ai entendu parler de Simon Leys et en te lisant j'apprends que c'est un pseudonyme; pense qu'il est emprunté au grand voyageur (et médecin) que fut Victor Segalen qui a écrit sur la Chine…..dont le livre René Leys que j'avais adoré et qui se situe justement en Chine. Y -a- t- il un rapport?

  • "Si j'osai alors [en 1971, pour "Les Habits neufs...'"] emprunter mon patronyme fictif au chef-d'oeuvre de Segalen, c'est tout simplement parce que, à ce moment-là, "René Leys", complètement épuisé et introuvable depuis plus de vingt ans, n'éveillait plus d'échos que dans la mémoire d'une poignée d'admirateurs fidèles, amoureux de littérature, un peu frottés de Chine, et c'était à ces happy few, mes semblables, mes frères, que j'adressais ainsi un innocent clin d'oeil." (Simon Leys, Victor Segalen revu à travers sa correspondance)

  • J'ai lu l'an dernier avec un immense plaisir le livre de Pierre Boncenne "le parapluie de Simon Leys" qui m'a fait rencontrer cet homme passionnant. L'as-tu lu ? Je te le conseille.
    Mais je n'ai pas lu "le Studio de l'Inutilité". A suivre...

  • Grand merci, Anne, je note ce titre immédiatement.

  • un homme tout à fait éminent!
    (je me régale de son texte sur la traduction, parce que je suis tellement d'accord avec lui de bout en bout :-)
    par exemple, j'ai toujours été convaincue de ceci: "La traduction ne met pas seulement à contribution toutes les ressources de l’écriture, c’est aussi la forme suprême de la lecture. Pour bien apprécier un texte, relire vaut mieux que lire, et apprendre par cœur vaut mieux que relire ; mais on ne
    le possède vraiment que si on le traduit. "
    Merci Tania!

  • ou ceci, tellement vrai aussi: "La traduction est le test le plus sévère auquel on puisse soumettre un livre. Dans une prose discursive, rien de ce qui a du sens n’est intraduisible ; corollaire : les passages intraduisibles se révèlent généralement dénués de sens. La traduction est un implacable détecteur de galimatias, une sonde à mesurer les fausses profondeurs. "

  • Je suis contente, j'ai ajouté ce lien pour Colo et toi, expertes en traduction, à qui j'ai pensé en lisant la communication de Simon Leys à l'Académie.

  • Merci Tania!! Je découvre donc que mon intuition était bonne. René Leys, on le trouve facilement. Ou lorsque je l'ai lu, on le trouvait. ET aussi Les immémoriaux que ma fille a adorés, mais ça n'a rien à voir.

  • Voilà qui me donne envie de lire Segalen, que je n'ai jamais eu entre les mains. "René Leys" est disponible en format de poche, je le note pour ma prochaine visite en librairie ou à la bibliothèque.

  • Quel homme si intéressant!
    Comme Adrienne, j'ai été passionnée sur ce qu'il dit de la traduction et j'ai pensé à Silvia Baron Supervielle qui s'est elle-même traduite, a écrit aussi ses poèmes en deux langues différentes...traduction-création.
    Je m'en vais lire les paragraphes sur la Chine.
    merci pour tout.

  • Ah, j'espérais bien que tu cliquerais là-dessus. En effet, Silvia Baron Supervielle illustre parfaitement ce va-et-vient entre les langues. Bonne soirée, Colo.

  • Ton billet est passionnant. C'est un auteur que je ne connais que de nom. J'ai noté au passage le livre mentionné par Anne Le Maitre.

  • Merci, Aifelle, j'ai aussi noté ce titre.

  • je crois que j'aime tout de cet écrivains, ses essais littéraires et politiques, son courage quand il a tenu tête à l'intelligentsia française qui encensait Mao à l'époque, j'aime sa fidélité en amitié et j'aime ses lectures, j'ai fait de jolies découvertes grâce à lui

  • J'ai retrouvé ton billet enthousiaste sur "Quand vous viendrez me voir aux Antipodes", je vais ajouter le lien - je l'ajoute ici pour info : http://asautsetagambades.hautetfort.com/archive/2015/06/28/quand-vous-viendrez-me-voir-aux-antipodes-simon-leys-5647272.html

  • Je l'ai emprunté à la bibliothèque, sinon je te l'aurais apporté.

  • Simon Leys est un écrivain que j'aurais dû aborder depuis longtemps, sur les conseils d'un ami à l'affût de toutes ses parutions. Mais voilà, le temps est passé et passe encore, peut-être ce rappel sera-t-il le bon.
    Je note toutefois que mes bibliothèques de Liège sont frileuse en Leys. En attendant, le studio de l'inutilité (merci à vous pour le lien) y palliera.

  • Il faut parfois un déclic, pour moi ce fut de trouver le livre sur la table de la bibliothèque.

  • [... le palliera, pallier "à" n'est pas correct].
    J'écris des bêtises et pas qu'au plan du bon usage de la langue, mes notes de lecture révèlent que j'ai lu quatre livres de Simon Leys entre 2006 et 2009 ! Je n'ai aucun souvenir, c'est navrant, et les notes disent aussi des appréciations favorables.
    Je retire aussi la frilosité des bibliothèques d'ici où j'ai bien dû trouver ces livres...
    Le titres lus sont "Les idées des autres", "La mort de Napoléon", "Protée et autres essais" et "Les naufragés du Batavia", ce dernier moins apprécié. Me reste à les relire (!?) ou me réfugier dans le studio de l'inutilité... :-)
    Bonne après-midi.

  • Merci pour ces titres de Leys. Pourquoi oublions-nous certains livres lus et pas d'autres ? Les mystères de la mémoire sélective... et l'intérêt des notes, en effet.
    ("Pallier" est transitif direct, oui, merci pour la correction.)

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