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Société - Page 67

  • L'Afrique en lui

    Dès le début de L’Africain, cela se produit avec certains livres, on sent qu’on entre de plain-pied chez un grand écrivain. Le Clézio a reçu le prix Nobel de littérature – ce n’est pas cela, mais un ton, un style. Il a écrit ce « petit livre » (une centaine de pages) à la mémoire de son enfance, de son père surtout : un retour en arrière pour « recommencer, essayer de comprendre ». Quand son père, retraité, est revenu vivre avec eux en France, il a découvert que « c’était lui l’Africain. »

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    Banso (photo provenant des archives de l’auteur)

    Le Clézio a longtemps ignoré ou évité son propre visage, les miroirs, les photos. Le corps, celui des autres, le sien, ne lui est vraiment apparu que vers l’âge de huit ans, quand avec sa mère et son frère, il a vécu avec son père médecin en Afrique de l’Ouest, au Nigeria, dans une région où ils étaient les seuls Européens parmi les Ibos et les Yoroubas. « En Afrique, l’impudeur des corps était magnifique. Elle donnait du champ, de la profondeur, elle multipliait les sensations, elle tendait un réseau humain autour de moi. »

    A Ogoja, « le présent africain effaçait tout ce qui l’avait précédé » : la guerre (Le Clézio est né en 1940), le petit appartement de Nice où ils vivaient, sa mère, son frère et lui, confinés avec les grands-parents. L’enfant découvre une vie « sauvage, libre, presque dangereuse », sans école ni club. « Désormais, pour moi, il y aurait avant et après l’Afrique. »

    Devant la case et le jardin « commençait la grande plaine d’herbes qui s’étendait jusqu’à la rivière Aiya ». Les deux garçons font connaissance avec la discipline inflexible de leur père matin et soir – seul médecin dans un rayon de soixante kilomètres. Après les leçons données par leur mère, ils explorent en toute liberté la savane, démolissent les termitières, apprennent à se protéger des fourmis rouges, des scorpions, des vagues d’insectes nocturnes.

    Le père est arrivé en Afrique en 1926, d’abord médecin sur les fleuves en Guyane pendant deux ans, puis « en brousse » jusque dans les années 50. En 1948, quand sa famille vient le rejoindre, c’est un homme usé, vieilli prématurément, irritable, amer. La guerre l’a séparé de ses proches. Après ses études de médecine tropicale à Londres, il avait demandé son affectation au ministère des Colonies. Orgueil ? goût de l’aventure ? Le Clézio tente de comprendre ce père tout en « raideur britannique » qu’il affuble de lorgnons – sans doute plutôt de fines lunettes rondes comme en portait Joyce.

    La vie avec son père met fin au « paradis anarchique » des premières années auprès de ses grands-parents et de sa mère, qui, elle, est « la fantaisie et le charme ». En même temps cessent ses crises de rage et ses migraines d’enfant aux cheveux longs « comme ceux d’un petit Breton », aussitôt coupés : « L’arrivée en Afrique a été pour moi l’entrée dans l’antichambre du monde adulte. »

    L’écrivain remonte le temps : son père mauricien a quitté l’île « après l’expulsion de sa famille de la maison natale » à Moka, décidé à ne plus jamais y revenir. Etudiant boursier à Londres, il fréquentait un oncle à Paris et sa cousine germaine, qu’il épouserait. Détestant le conformisme et l’atmosphère coloniale, il a choisi de mener parmi les Africains la guerre aux microbes et au manque d’hygiène.

    Au début du livre, qui contient une quinzaine de photos d’archives, se trouve une carte de Banso (Cameroun) où ce père médecin a indiqué les distances entre les villages non en kilomètres mais en jours et heures de marche. Le Clezio suit ses traces de Georgetown à Victoria, à Bamenda, à Banso où son père arrive en 1932 pour y créer un hôpital. Pendant plus de quinze ans, il exerce dans ce pays prospère d’agriculteurs et d’éleveurs. Ses parents y vivent heureux, sa mère accompagne son père à cheval, c’est pour eux le « temps de la jeunesse, de l’aventure ».

    « Ogoja de rage » : ce titre de chapitre annonce la cassure de la guerre qui les sépare. Sa mère rentre en Bretagne pour accoucher en 1938, son père retourne en Afrique après son congé, juste avant la déclaration de guerre. Sans nouvelles d’eux, tentant en vain de les rejoindre, il reste piégé à Ogoja, poste avancé de la colonie anglaise, dans une maison moderne où on étouffe l’après-midi. Une Ford V8 au lieu d’un cheval, trop de malades à l’hôpital pour pouvoir écouter et parler, une atmosphère de violence en place de la douceur et de l’humour rencontrés jusqu’alors, « la désespérante usure des jours » à côtoyer la souffrance et l’agonie – « Quel homme est-on quand on a vécu cela ? »

    Le Clézio a manqué le rendez-vous avec ce père taciturne, autoritaire, brutal, « presque un ennemi ». Tout en allant ici à sa rencontre, il prend conscience de ce qu’il doit à l’Afrique où il a été conçu. Lisez L’Africain, où l’écrivain explore une part intime de lui-même.

  • Danses obscures

    eric vuillard,l'ordre du jour,récit,littérature française,histoire,nazisme,années 1930,allemagne,autriche,anschluss,culture,louis soutter,peinture« Ainsi, peut-être qu’au moment où Hitler jette à la tête de Schuschnigg son ultimatum, au moment où le sort du monde, à travers les coordonnées capricieuses du temps et de l’espace, se retrouve un instant, un seul instant, entre les mains de Kurt von Schuschnigg, à quelques centaines de kilomètres de là, dans son asile de Ballaigues, Louis Soutter était peut-être en train de dessiner avec les doigts sur une nappe en papier une de ses danses obscures. Des pantins hideux et terribles s’agitent à l’horizon du monde où roule un soleil noir. Ils courent et fuient en tous sens, surgissant de la brume, squelettes, fantômes. Pauvre Soutter. Il avait déjà passé plus de quinze ans dans son asile, quinze ans à peindre ses angoisses sur de mauvais bouts de papier, des enveloppes usagées, dérobés à la corbeille. Et, à cet instant où le destin de l’Europe se joue au Berghof, ses petits personnages obscurs, se tordant comme des fils de fer, me semblent un présage. »

    Eric Vuillard, L’ordre du jour

    Louis Soutter, Si le soleil me revenait
    © Elizabeth Legros Chapuis, "Soutter à la Maison Rouge" (Sédiments)

     

  • Le rapport Vuillard

    En 150 pages et seize chapitres, L’ordre du jour d’Eric Vuillard raconte des jours si peu ordinaires du temps de l’Allemagne nazie. D’abord le 20 février 1933, quand vingt-quatre industriels allemands (Opel, Vögler, Krupp et les autres) se rendent au Palais du Président du Reichstag où Goering, « débonnaire », et Hitler, « souriant », lèvent des fonds pour leur parti en vue des élections du 5 mars. L’invite « certes un peu cavalière » ne surprend pas ces hommes « coutumiers des pots-de-vin et des dessous-de-tables ».

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    Le Reichstag en 1932, Berlin (Das Bundesarchiv

    Ce n’est pas un roman, mais un « récit » de l’écrivain et cinéaste qui déroule, séquence par séquence, les faits, les actes, les tactiques. Loin de l’impassibilité, l’auteur rend de l’épaisseur à ces entrevues entre hommes de pouvoir en décrivant leur tenue, leurs gestes, reprend leur conversation quand les termes en sont connus. « On accable l’Histoire, on prétend qu’elle ferait prendre la pose aux protagonistes de nos tourments. On ne verrait jamais l’ourlet crasseux, la nappe jaunie, le talon de chéquier, la tache de café. Des événements, on ne nous montrerait que le bon profil. »

    L’histoire est ici affaires d’hommes : ceux qui ordonnent, ceux qui hésitent, ceux qui obéissent, ceux qui résistent. Eric Vuillard donne à chacun des intervenants sa façon d’être – ce sont des êtres humains, aussi insupportables soient leur goût de la conquête, leur mépris, leur cynisme, leur lâcheté. Le récit des étapes de l’Anschluss, de la première invitation du chancelier Hitler à Kurt von Schuschnigg, le chancelier autrichien, à l’annexion pure et simple de l’Autriche, est très impressionnante.

    Eric Vuillard rappelle les faits et gestes les plus lourds de conséquences des responsables qui, en Europe, ont pris la mesure ou non de ce qui se tramait à la veille de la seconde guerre mondiale. Il n’épargne pas les protagonistes des prétendus pourparlers de paix, du traité de Munich. On n’oubliera pas le manège de l’ambassadeur du Reich, Ribbentrop, au déjeuner d’adieu à Londres, invité par Chamberlain. Ni les « plus de mille sept cents suicides en une seule semaine » en Autriche. L’ordre du jour, récit « sans invention, sans imagination » (dixit Vuillard pour se démarquer de la fiction), a obtenu le prix Goncourt 2017.

  • Pas le mien

    PRAM le-monde-des-hommes-buru-quartet-i.jpg« Certes, les articles sur les mouvements de fonctionnaires – nominations, révocations, transferts, mises à la retraite – n’attiraient jamais mon attention. Ces événements ne me concernaient pas. Le cercle des priyayi n’était pas le mien. A quoi m’aurait servi de savoir qui était nommé responsable de la variole ou révoqué pour malversations ? Rangs, positions, salaires, escroqueries ne faisaient pas partie de mon univers. Le mien était le monde des hommes et de leurs problèmes. »

    Pramoedya Ananta Toer, Le monde des hommes

  • Le monde des hommes

    J’ignorais tout de Pramoedya Ananta Toer (1925-2006), appelé « Pram » en Indonésie, en ouvrant Le monde des hommes (Bumi Manusia, traduit de l’indonésien par Dominique Vitalyos), le premier tome de Buru Quartet : ce roman écrit en prison n’a été publié qu’après la libération en 1980 de ce « géant des lettres indonésiennes » (postface) qui a passé un quart de sa vie en captivité pour des raisons politiques.

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    Minke y raconte son histoire, celle d’un jeune Javanais brillant dans les études, ce qui lui vaut d’être éduqué à l’européenne à l’HBS, un « prestigieux lycée néerlandais » à Surabaya, privilège rare pour un indigène des Indes néerlandaises. Il est né le 31 août 1880, comme la reine Wilhelmine qui monte sur le trône au moment où commence son récit, en septembre 1898.

    Robert Suurhof, son condisciple, citoyen néerlandais bien que ses parents soient métis (il est né sur un bateau), veut lui présenter une autre « déesse à la beauté sans pareille » : il l’emmène à Wonokromo, à la ferme Buitenzorg, où son ami Robert Mellema l’accueille dans une pièce luxueusement meublée. Sa sœur, Annelies est « une jeune fille à la peau blanche, raffinée, aux traits européens, aux cheveux et aux yeux noirs d’indigène ». Minke est subjugué.

    Ce sont les enfants de Nyai Ontosoroh, la compagne du riche Herman Mellema : cette indigène qui parle un excellent néerlandais le reçoit en toute décontraction, vantant la beauté de sa fille qui ne se mêle pas suffisamment aux autres d’après elle. A table, où tout est parfait, du service de table raffiné à la disposition des couverts dont Minke observe attentivement l’emploi, la conversation va bon train. Ensuite la mère d’Ann lui fait visiter l’entreprise familiale, c’est elle qui l’administre et la fait prospérer, au grand étonnement du jeune homme.

    C’est à son premier maître d’école que Minke doit son surnom : il l’avait rappelé à l’ordre en se fâchant : « Silence, espèce de monk… Minke ! » Depuis lors, tout le monde l’appelle ainsi. A côté de ses cours, le jeune homme a lancé un petit commerce de meubles précieux, une initiative qui plaît à Nyai. L’irruption du père Mellema, furieux de l’apercevoir chez lui et le traitant de « singe », tourne court avec l’intervention de sa compagne : elle renvoie à sa chambre cet homme grossier et négligé devenu « le déshonneur de ses descendants ». Après l’avoir servi loyalement pendant des années, c’est elle qui dirige la maison à présent, sans lui.

    Obsédé depuis cette visite par la belle Annelies, conscient de la mauvaise réputation que lui vaudrait de fréquenter la demeure d’une nyai, ancienne esclave, non mariée, quelle que soit sa réussite, Minke va demander conseil à son ami et « compagnon d’affaires », Jean Marais, un peintre, qui a combattu plus de quatre ans dans les rangs de l’armée coloniale. Celui-ci l’incite à retourner voir ces gens pour se faire par lui-même une idée de leur valeur. Jean élève sa fille, May, dont la mère, une jeune combattante faite prisonnière, a été poignardée par son jeune frère qui s’est aussi donné la mort.

    Quand il reçoit une lettre de Nyai, le pressant de revenir auprès d’Annelies qui dépérit de ne plus le voir, Minke se décide à retourner à la ferme où il est même invité à s’installer – il habite une pension de famille. Fait-il une sottise ? Vaudrait-il mieux qu’il aille à B., chez ses parents ? L’attirance est trop forte. Ann raconte à Minke le bouleversement survenu chez eux quand son père, sans qu’elle sache pourquoi, est « devenu un étranger dans sa propre maison » où il n’apparaît plus que rarement. Sa mère, vendue à quatorze ans au « grand administrateur » Mellema, a tout appris de lui, si bien qu’il se reposait de plus en plus sur sa concubine et partageait les bénéfices avec elle. Quand il s’est éloigné, Nyai a dû se débrouiller seule. Robert, le frère d’An, ne s’intéresse à rien, à part le football, la chasse et l’équitation. Nyai est si insistante que Minke accepte de loger à la ferme et de profiter des services qui lui sont offerts.

    A travers l’histoire des Mellema, de Jean Marais et de Minke, dont on finira par connaître les parents – son père, promu « bupati » de B., est choqué par le refus de son fils d’entrer dans le jeu servile des Indiens en échange de titres –, Pramoedya Ananta Toer raconte l’histoire, les mœurs et les conflits sociaux d’une société profondément inégale. Un précurseur de la presse en malais, Raden Mas Tirto Adhi Soerjo, a inspiré le personnage de Minke qui tient à son indépendance d’esprit, écrit et publie des nouvelles, se débat avec ses sentiments envers Annelies si fragile et sa mère si forte, qu’il ne peut laisser tomber.

    Le Monde des hommes, à la fois romanesque et politique, relate une prise de conscience et un apprentissage, sur près de cinq cents pages qui constituent le premier volet de Buru Quartet. Buru, c’est le nom de l’île sur laquelle Pramoedya Ananta Toer l’a écrit, envoyé au bagne de 1965 à 1979 sous la dictature de Suharto, après avoir été emprisonné par le gouvernement colonial néerlandais de 1947 à 1949. Auteur de plus de cinquante romans, nouvelles et essais, cet humaniste est un grand témoin de l’évolution sociale dans son pays.