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Nature - Page 3

  • Le dernier loup

    László Krasznahorkai m’avait époustouflée avec ses Petits travaux pour un palais. Le dernier loup (2009, traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly), un récit antérieur, est le premier où il déploie « une phrase unique sur un si grand nombre de pages » (4e de couverture), mais ce n’est pas gênant du tout à la lecture de cette longue nouvelle ou court roman (environ 70 pages).

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    « Il se mit à rire, mais pas vraiment de bon cœur car son esprit était occupé par des questions du genre : quelle est la différence entre la vanité des choses et le mépris… » : on entre de plain-pied dans la rumination mentale d’un homme qui passe ses journées en traînant « à droite et à gauche », passe des heures « assis au Sparschwein en compagnie d’une bouteille de Sternburger », le café de Berlin où il a ses habitudes. Le barman hongrois y est son seul interlocuteur, vaguement à l’écoute.

    Ce qui l’a fait rire, c’est de recevoir une lettre d’Espagne, « mais ça ne pouvait pas être à lui qu’on écrivait un truc pareil, à savoir qu’il était invité en Estrémadure par une Fondation inconnue ». On lui propose de « passer une ou deux semaines chez eux, et d’écrire ensuite quelque chose sur la région », tous frais payés. L’ancien professeur qui survit avec quelques travaux de relecture « n’avait plus rien à voir avec cet homme d’autrefois, cet homme qui, ne sachant pas encore que la pensée était finie, écrivait des livres, des livres illisibles […] ».

    Il n’a pas d’argent et n’a pas jeté la lettre, se disant finalement qu’il ne peut « rejeter une telle offre ». Un mail lui confirme que c’est bien lui qu’on attend dans cette région d’Espagne qu’il n’est pas sûr de bien pouvoir situer. Un ancien traducteur et un ancien éditeur lui écrivent qu’il n’y a rien à voir dans cet « immense territoire désertique » où la vie est rude, « le vide total et la misère noire » et lui proposent de venir plutôt chez eux à Barcelone. Mais non.

    A son arrivée à Madrid le 21 février, « où l’on n’eut aucune peine à le reconnaître sur la base de la description qu’il avait fournie de lui-même, 120 kilos, ce faciès et ce blouson d’aviateur bleu », il dispose d’un  interprète et d’un chauffeur pour le conduire à Cáceres. Sur la route on s’enquiert de ce qu’il souhaite voir en Estrémadure, on le traite « comme une star ».

    Paralysé devant l’enthousiasme de ses hôtes, il a fini par suggérer de se rendre « là où vivaient les travailleurs saisonniers arabes » avant de se rappeler tout à coup un article écologique dans lequel quelqu’un déclarait : « c’est au sud du fleuve Duero qu’en 1983 a péri le dernier loup », une phrase retenue « du fait de sa tonalité inhabituelle » dans un article scientifique (périr, mot littéraire) – article qu’ils chercheront, trouveront, ainsi que le nom du chasseur.

    En réalité, nous prenons connaissance du séjour du professeur en Estrémadure par le récit qu’il en fait au barman hongrois à son retour. Celui-ci préfère écouter le « stammgast » (l’habitué) que de rester seul à attendre en nettoyant les verres. On pense au monologue de Clamence dans La Chute de Camus. Ici, pas de paragraphes ni de continuité, des digressions, des incises, des ruptures… Tandis que se déroule l’histoire du professeur et de sa fascination pour ce dernier loup, nous voilà, nous, lecteurs, fascinés par les arabesques du récit de Krasznahorkai, pris à témoin de rencontres, de villes et de paysages, de problèmes sociaux, d’écologie, de philosophie et d’écriture magicienne. 

  • Pastoureau en rose

    Après Bleu, Noir, Vert, Rouge, Jaune, et enfin Blanc pour terminer sa série « Histoire d’une couleur », Michel Pastoureau nous offre une suite, quelle bonne nouvelle ! Des traces anciennes à aujourd’hui, Rose. Histoire d’une couleur (2024) explore la présence d’abord discrète de cette couleur jusqu’au quatorzième siècle, avant qu’elle soit admirée, sans pourtant avoir de nom précis. Désignée enfin par un nom de fleur, le rose deviendra une couleur ambivalente, à présent adulée ou rejetée, écrit-il. 

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    Un rappel important : comme pour les précédents, lisez ce livre dans le format original (quasi carré) si possible. Avec ses très nombreuses illustrations (de qualité, souvent en pleine page, avec une légende explicative), bien choisies pour accompagner le texte, la découverte de l’album procure un plaisir raffiné, sans comparaison avec la lecture de l’essai en format de poche, à mon avis.

    « Le rose est-il une couleur à part entière ? » Cette question, Pastoureau la pose à  l’entame de son introduction. Le scientifique n’y voit qu’une nuance de rouge, l’historien note son absence dans le lexique des couleurs en grec et en latin. Ce n’est que vers le milieu du dix-huitième siècle que le mot « rose » va passer de la reine des fleurs à un adjectif de couleur ! L’auteur rappelle que son champ d’étude se limite aux sociétés européennes ; pour l’historien, « les problèmes de la couleur sont d’abord des problèmes de société ».

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    Hadès enlevant Perséphone. Peintures funéraires dans la tombe d'Eurydice,
    mère de Philippe II, roi de Macédoine, vers 340 avant J.-C. Nécropole de Vergina (Aigai), Thessalonique.

    Des origines au XIVe siècle, les traces visibles de rose n’en sont pas toujours, la patine du temps ayant fait son œuvre. Des découvertes récentes en Macédoine attestent l’emploi du rose pour peindre des vases ou des décors, obtenu tantôt par l’argile utilisée et son degré de cuisson, tantôt « soit par mélange de blanc de plomb, de blanc d’os et d’un peu d’ocre rouge, soit par la juxtaposition d’une petite touche de cinabre et d’une autre d’argile blanche. Le mélange des deux couleurs se fait alors dans l’œil du spectateur. »

    La plupart des peintres à l’œuvre en Macédoine « portent une attention particulière au rendu des chairs », aux carnations : plus claires pour les femmes, plus foncées voire orangées pour les hommes. Même observation sur les peintures murales de Pompéi ou d’autres cités vésuviennes, également sur les portraits funéraires du Fayoum.

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    Peinture murale provenant du triclinium de la villa de Publius Fannius Synistor, à Boscoreale (Campanie).
    New York, The Metropolitan Museum of Art

    Pastoureau, qui oriente ses recherches dans tous les domaines de la vie y compris les tissus décoratifs et les vêtements, a trouvé du rose parmi les couleurs liturgiques contemporaines (dimanches de Gaudete et Laetare), « un contresens » qui méconnaît l’histoire des couleurs, où le rose n’apparaît ni au Moyen Age ni sous l’Ancien Régime. Pas de rose non plus dans les blasons.

    Mais il est bien mentionné dans la Prammatica del Vestire (1343-1345) où l’on recense la garde-robe des grandes dames de Florence : les tons rouges dominent, avec toutes leurs nuances. Les contacts avec l’Orient, l’Inde et les conseils de leurs teinturiers vont provoquer une vogue nouvelle en Toscane pour les roses et les orangés, tirés du « bois de brésil » découvert par les Portugais en Amérique du Sud (bois qui a donné son nom au pays). Le rose devient à la mode en Italie, en France, en Angleterre, une couleur désirable pour les gens de cour et, dorénavant, une couleur admirée.

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    Terence, Comediae, Paris, vers 1410-1411,
    Paris, BnF, Bibliothèque de l'Arsenal, ms. 664, folio 75 verso

    Pastoureau raconte les hésitations du lexique pour la désigner, l’évolution de la culture des rosiers et des couleurs pour leurs fleurs, ainsi que le temps qu’il a fallu pour passer du terme « incarnat » (« plus près du rouge que de notre rose contemporain ») à l’adjectif « rose », apparu entre 1750 et 1780, quand la vogue des tons roses et la mode s’épanouissent dans les classes aisées. Les Anglais, eux, empruntent « pink » à l’œillet, qui portait ce nom bien avant que le mot désigne une couleur.

    En lisant Rose. Histoire d’une couleur, on découvre que les hommes portaient alors du rose comme les femmes ; Pastoureau nous le montre sur de beaux portraits du XVIIIe siècle. Comment le rose est-il devenu une couleur féminine (layette, rose Barbie) ? Pourquoi est-il mal aimé ou ambivalent ? Il a envahi le monde de l’hygiène avant d’être supplanté par le blanc, il a rendu populaire une célèbre panthère. Mais il reste ambigu : il y aurait un bon et un mauvais rose… (J’avoue ne pas souscrire pour autant à l’extrait qui suivra dans le prochain billet.)

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    Jean-Baptiste Greuze, Charles Claude de Flahaut, Comte d'Angiviller, 1763,
    New York, The Metropolitan Museum of Art

    J’imaginais trouver dans la dernière partie cette jolie palette du rose au mauve, des roses indiens, qui régnait dans les années 70, que ce soit pour les tissus, les couvertures de cahiers ou de livres (collection La Cosmopolite chez Stock, couvertures du Journal d’Anaïs Nin au Livre de Poche, par exemple). Mais l’histoire du rose s’arrête ici dans les années 60. Dans la conclusion, Pastoureau annonce que Rose inaugure une nouvelle série consacrée aux « demi-couleurs » : l’orangé, le gris, le violet et le brun. Il souligne « le caractère incertain du champ chromatique des cinq demi-couleurs ». On ne doute pas qu’il en tire de la belle matière.

  • Petit cheval

    louise de vilmorin,le cheval,poésie,littérature française,cultureJ’aime porter de longs cheveux
    Comme une femme,
    J’aime porter un amoureux
    Près de sa dame,
    J’aime porter le poids fatal
    Des inconnus,
    J’aime porter le long du val
    Les bienvenues.
    J’aime la poudre du chemin
    Sur mon visage,
    J’aime le conseil de la main
    Qui m’encourage.
    Je fuis mon ombre de cheval
    Courant la plaine,
    Je crains mon reflet animal
    Dans la fontaine.

    Louise de Vilmorin (1902-1969), Le cheval (in L'Alphabet des aveux)

  • La fleur soleil

    Promenons-nous du côté des prairies, a proposé une amie qui vit dans le Brabant flamand, elles sont particulièrement fleuries cette année. Prairies fleuries ? Va pour la rime. (Le Brabant, une des neuf provinces belges, a été divisé en deux en 1995 : le Brabant flamand (Vlaams-Brabant) et le Brabant wallon, grosso modo au nord et au sud de la région bruxelloise.)

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    Peu après avoir laissé les maisons derrière nous, en empruntant le sentier qui passe entre les champs, nous nous sommes retrouvés près d’un verger encore jeune couvert de boutons d’or sous les arbres.

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    Cette renoncule (du latin ranunculus* « petite grenouille ») abonde dans les endroits frais et humides, nous en avions vu aussi, de l’autre côté de la frontière linguistique, à la Réserve de Rixensart. Elle se répand dans les pâturages (bien que fraîche elle soit toxique pour les animaux). Dans cette campagne flamande, il me semble qu’on voit de moins en moins de vaches, de plus en plus de chevaux ou de poneys.

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    Des boutons d’or, il y en avait tout le long du chemin. Petite fleur brillante, d’un jaune éclatant, cette fleur sauvage « illumine nos balades printanières » ai-je lu dans Les jardins de Mélusine à propos de « la fleur soleil qui s’invite partout », « une star incontournable des prairies ». 

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    En effet. Une bande d’un jaune plus dense encore s’annonçait derrière une clôture et une fois arrivée à sa hauteur, je n’ai pu résister à cette mer de boutons d’or au pied des arbres, vraiment spectaculaire, ni, un peu plus loin, à cette composition en vert et jaune sous les nuages.

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    C’est donc ici que le beau bateau de Robert Desnos a déposé sa cargaison !

    Un beau bateau, chargé jusqu’au sabord,
    De cent millions de boutons d’or,
    Vient de Chine ou San-Salvador.

    Le roi Nabuchodonosor
    Il brait, il mange, il boit, il dort,
    Il n’aura pas de boutons d’or.

    (Chantefleurs & Chantefables)

  • A la Réserve

    Au début du mois, c’est le jaune des champs de colza qui m’avait enchantée près des bois de Monstreux. A la mi-mai, c’est le jaune des boutons d’or qui accueille les promeneurs près de la Lasne à Rixensart. Cette commune du Brabant wallon veille sur ses espaces naturels et en particulier sur les « derniers témoins des vastes ensembles de prairies marécageuses qui occupaient jadis les vallées brabançonnes » (site de Rixensart). 

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    Depuis notre dernière balade à cet endroit, le paysage a bien changé : à présent une Réserve gérée par Natagora, « organisation non gouvernementale qui défend et protège les espèces et les paysages menacés en Wallonie et à Bruxelles », ce site accueille des castors qui remodèlent les lieux et rendent à l’eau sa place naturelle.

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    Des passerelles en bois permettent de se promener au-dessus du sol marécageux et d’observer comment la faune et la flore en profitent, avec le coassement des grenouilles en bande sonore. Enfant ou adulte, c’est toujours gai de les repérer et de les voir sauter ici et là.

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    Plus loin, des tiges des roseaux secs se dressent entre les plantes et arbustes aquatiques, certaines sont dépouillées, d’autres encore plumeuses. Leur beige doré contraste avec le vert des feuillages au printemps et les épis flottants agrémentent le tableau.

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    De jour, on a peu de chance d’observer le castor, qui joue un rôle important dans la protection d’autres espèces. A défaut, on photographie les arbres et tout ce qui se reflète dans l’eau. On aperçoit des branches qui y sont tombées, des troncs entamés durant l’hiver. « Les saules peuvent représenter jusqu’à 90% de son alimentation, mais il s’adapte aussi aux ressources de son territoire » (Dossier Natagora).

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    « Grâce à lui et ses ingénieuses constructions de barrages et de chenaux, le castor fait apparaître des milieux aquatiques et humides, permettant ainsi l’apparition d’une végétation variée. Ce qui entraîne alors la venue de toutes sortes de batraciens, d’insectes, d’oiseaux, de poissons… qui peuvent trouver des zones de quiétude pour se reproduire, nicher ou tout simplement se nourrir. » (site de Rixensart)

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    Une cane juchée sur un piquet semble elle aussi absorbée par ce riche environnement tout de vert et d’or. En remontant vers les maisons, j’observe avec plaisir près du sentier l’eau vive qui se fraie un chemin dans tout ce jaune printanier et y ajoute son glouglou et sa clarté. Merci aux Rixensartois qui nous ont emmenés à la Réserve.