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Roman

  • Défaire les noeuds

    Modiano Marie qui défait les noeuds.jpg« J’avais découvert un cahier d’écolier qui portait sur la couverture le nom de la danseuse. On y avait recopié la plupart des passages soulignés dans les livres, d’une écriture d’adolescente, et celle-ci ne pouvait être que l’écriture de la danseuse. Et sur l’une des pages était collée la réplique d’un tableau représentant la Vierge dénouant un ruban emmêlé et dont le titre était : Marie qui défait les nœuds. Elle avait trouvé plusieurs reproductions de ce tableau sous forme de cartes postales qui étaient rangées dans le tiroir de sa table de nuit, et elle m’en avait offert une avec une dédicace en m’expliquant simplement que c’était un porte-bonheur. »

    Patrick Modiano, La danseuse

  • La danseuse et lui

    Le titre du dernier roman paru de Patrick Modiano, La danseuse, désigne la mère du petit Pierre et le souvenir d’un soir où le narrateur le ramenait chez elle à la Porte de Champerret. Hovine, qui la connaissait depuis leur enfance, leur ouvrait la porte de l’appartement et annonçait que la danseuse ne rentrerait pas, elle répétait un ballet. C’était « un temps où l’on prenait beaucoup moins de photos qu’aujourd’hui » et dont il lui reste des souvenirs épars, « quelques morceaux d’un puzzle ».

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    « Si Hovine devait s’absenter après le dîner, ce serait moi qui veillerais sur Pierre et l’amènerais peut-être le lendemain matin au cours Dieterlen. » Ces souvenirs très lointains lui reviennent alors qu’il marche dans Paris, ville qui lui est devenue comme « étrangère » depuis qu’elle ressemble à un parc d’attractions, où les passants marchent par groupes, munis de valises à roulettes ou de sacs à dos.

    En attendant de traverser, il reconnaît un homme sur le trottoir d’en face, qu’il croyait mort. « Vous êtes bien Serge Verzini ? » Celui-ci nie d’abord, avant de lui proposer de boire un verre dans un café à proximité. En fait, l’homme n’a aucun souvenir du narrateur, ni de la danseuse ni de son fils, mais sur sa chevalière, ce  sont bien ses initiales qui sont gravées. L’homme lui laisse un numéro de téléphone et une adresse s’il veut reparler un jour de ce temps si lointain.

    « Parfois l’on retrouve dans les rêves la lumière de ce temps-là telle qu’elle était à certains moments précis de la journée. » Celle du matin quand la danseuse arrivait au studio où elle prenait des cours de danse avec Boris Kniaseff. Celle de sept heures du soir quand elle en sortait. Le professeur russe voyait la danse comme « une discipline qui vous permet de survivre ». De belles pages le montrent. « C’était la période la plus incertaine de ma vie. Je n’étais rien. » L’exemple de la danseuse l’a aidé à en sortir.

    A la recherche d’une chambre bon marché, il avait rencontré Verzini qui en louait dans le quartier. L’homme était propriétaire de « La Boîte à magie » où avait lieu un « dîner-spectacle » le samedi soir. C’est là qu’il avait rencontré la danseuse et puis l’avait accompagnée jusque chez elle. L’univers de Modiano, ce sont des noms, des lieux, des conversations qui mènent parfois quelque part, souvent au hasard, et des « fantômes du passé ». Beaucoup de questions. Qui est le père du petit Pierre ? De quoi, de qui la danseuse a-t-elle peur, quand elle se retourne ou regarde autour d’elle comme pour vérifier qu’elle n’est pas suivie ? Le narrateur ne l’interrogeait pas, mais il se rappelle des bribes qu’elle ramenait parfois de son passé. Quant à Hovine, ses réponses étaient toujours « évasives ».

    Pour s’inventer une occupation, le narrateur a dit écrire « des paroles de chansons », c’est ainsi qu’il se présente au petit groupe autour de la danseuse.  « Le hasard des rencontres » l’a mis en contact avec le monde de la danse et aussi, dans un café, avec « un étrange éditeur » qui publie à Paris « des romans en langue anglaise interdits par la censure dans les pays anglo-saxons ». Il lui a proposé de travailler sur un livre et d’y ajouter des épisodes, il a accepté – « Il y a tant de façons d’entrer en littérature. »

    La danseuse est un roman court, une exploration de la mémoire qui, en même temps qu’elle cherche à reconstituer la manière de vivre d’une « grande artiste » et les relations entre elle, son fils de sept ans, son entourage et lui-même, présente aussi ses « débuts dans la vie » et dans l’écriture. On le termine en ayant l’impression d’un certain flou, un flou certain même, d’où émergent certains repères comme quand on cherche son chemin dans le brouillard ou dans un rêve. Vous pouvez écouter Denis Podalydès en lire le début, si cela vous tente d’y entrer.

  • Doux tumulte

    Charrel couverture.jpg« La pluie glisse sur les plumes des oiseaux mais imbibe le pelage des ours ; elle frappe la surface de la sœur rivière, cavalcade sur les sentes de terre comme une enfant furieuse avant de rire aux éclats dans les mares, de tournoyer farouchement dans les flaques opportunistes puis de s’en échapper. Sous le déluge, la plupart des mammifères poursuivent leur va-et-vient avec indifférence, s’abritent où ils peuvent, s’ébrouent ; les gouttelettes ainsi projetées rejoignent d’autres perles liquides, dessinant d’infimes rigoles sur le lichen, là où la vie microscopique de la forêt célèbre les torrents dont le ciel s’épanche. 
    Jack écoute l’eau frapper son corps devenu instrument. Le doux tumulte aquatique résonne dans sa boîte crânienne, dilate sa peau, râpe contre le cuir de sa veste. Les vibrations le parcourent comme des impulsions électriques, remontent ses muscles, l’apaisent. Il ne s’appartient plus complètement. Il n’a plus de passé, plus d’avenir : il est dans l’instant. »

    Marie Charrel, Les Mangeurs de nuit

  • Mangeurs de nuit

    Journaliste au Monde et romancière, Marie Charrel signe avec Les Mangeurs de nuit (2023) son huitième roman, dont l’intrigue se déroule au Canada, en Colombie-Britannique. Il s’ouvre sur une scène saisissante : « Elle lève les yeux et le nuage d’albâtre s’abat sur elle telle une tempête de neige. » L’animal qui emporte la fille dans la rivière, griffe sa peau, lui déchire la joue, est un ours blanc, comme dans la légende de l’ours-esprit. Sous l’eau, il plonge ses pupilles dans les siennes avant de remonter à la surface. Si la fille survit, elle ne sera plus la même, mais « une créature à mi-chemin, ni d’ici, ni d’ailleurs. Un pont entre les mondes. »

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    Photo Dorothea Lange (en couverture) : Un groupe de résidents de San Francisco d’origine
    japonaise attend pour s’inscrire à l’évacuation pendant la Seconde Guerre mondiale, avril 1942.
    Longtemps censurées, ces photos de la fameuse photographe américaine
    témoignent du sort réservé aux Japonais et à leurs enfants nés en Amérique.

    En octobre 1945, Jack, sur son bateau avec ses chiens (Buck à ses pieds et la vieille Astrée à l’arrière) regarde le lever du jour, à l’écoute de la forêt pluviale. En juillet 1956, Hannah, seule depuis dix ans dans la maison des hautes terres, verrouille sa porte en apercevant un inconnu qui s’en approche. Dans l’enveloppe qu’il a déposée devant sa porte, où il est écrit « Je reviendrai demain », elle trouve la photo d’une jeune Japonaise en kimono, sa mère Aika, à dix-sept ans. En 1926, celle-ci était une des « fiancées sur photo » qui allaient épouser un Japonais installé au Canada pour y vivre « une vie meilleure ».

    Marie Charrel décrit tour à tour la vie de Jack le « creekwalker », chargé de compter les saumons dans sa zone, qui veille à protéger la forêt des chasseurs et des pêcheurs avides, et celle de la Japonaise qui épouse à Victoria un homme bien plus vieux (45 ans) et plus pauvre que sur sa photo. Dès leur première nuit à l’hôtel, Kuma lui promet de travailler dur et révèle son talent de conteur : la première histoire qu’il lui raconte est celle des mangeurs de nuit, de gigantesques lucioles qui dansent dans les bois et se désaltèrent le jour de « la brume de beauté ». Un rêveur, pense Aika, une histoire « pour les enfants ».

    Jack et son demi-frère Mark, les fils de Robert et Ellen, ont aussi grandi avec les légendes, comme celle de Petit aigle et Aigle seul. Les Amérindiens de Hoon Bay, le village d’Ellen, n’ont pas compris qu’elle les quitte pour vivre avec un homme blanc. Après la mort de Robert, le départ de Mark, on dirait que le lien entre Ellen et Jack s’est dissous : « Rien de pire que perdre ceux que l’on aime car on ne sait plus comment leur dire l’essentiel. » Aussi Jack « préfère la solitude de la forêt à la compagnie des hommes. »

    En 1928, Aika, qui cuisine pour quinze Japonais immigrés dans le camp de bûcherons, perd les eaux. Les hommes sont au travail, elle est seule pour accoucher dans les bois d’une petite fille, que Kuma, son père, appellera Hannah Hoshiko, « enfant des étoiles ». Déçue que ce ne soit pas un garçon, sa mère lui accorde peu d’attention, la pense même attardée parce qu’elle ne parle pas, jusqu’au jour où, à quatre ans, la petite Hannah s’adresse à elle tour à tour dans un anglais parfait puis dans un japonais impeccable. « Un génie » pense son père, qui lui consacre tout son temps libre et lui raconte des histoires. « Chaque conte de son père était un voyage et un remède contre l’indifférence de sa mère. »

    Des années vingt aux années cinquante, sans ordre chronologique, on suit la vie de ces deux familles. Quand Kuma, très malade, meurt à Vancouver où il a dû être hospitalisé, Aika va devoir se reconstruire une autre vie et faire face à la brutalité raciste qu’elle découvre là-bas, ainsi que sa fille à l’école, où les enfants japonais sont harcelés. Les Japonais de la première immigration (Issei) et ceux nés au Canada (Nisei), bien que minoritaires, y deviennent des boucs émissaires. Après Pearl Harbor, considérés comme des ennemis, ils seront délogés, leurs biens saisis, les hommes envoyés dans un camp de travail, les femmes, les enfants et les vieillards dans un camp d’internement.

    Un jour, le chemin de Jack le taciturne croisera celui de la fille blessée par l’ours blanc, Hannah, la fille d’Aika. Lui qui est si attaché à sa solitude va accepter de la soigner et la protéger. Les silences, les histoires et les mots des uns et des autres finiront par se rencontrer. En plus de nous faire connaître ce qu’ont vécu les Japonais immigrés au Canada dans la première moitié du vingtième siècle, Marie Charrel nourrit les personnages et les lecteurs des Mangeurs de nuit d’histoires transmises de génération en génération, de mots qui comptent.

    La nature est très présente dans ce roman, observée, contemplée, et la volonté de la protéger des prédateurs. Malgré l’organisation séquentielle qui appelle à reconstituer la chronologie comme un puzzle – ce qui crée un certain suspense –, j’ai beaucoup aimé Les Mangeurs de nuit et la manière dont la magie s'y mêle quasi naturellement aux drames et aux rencontres.

  • Pays natal

    Rolin Dulle Griet 1977.jpg« J’étais enfin en mesure de m’arracher à eux par un serment solennel. A partir d’aujourd’hui je ne me servirais plus d’eux, je les détacherais de mon écriture, de mon cerveau, des rognons douillets de ma mémoire. Il ne serait plus question d’eux nulle part. Je n’évoquerais plus mon enfance : frère et sœur, maison, forêt, champs de betteraves et de choux, lac et bois seraient engloutis. Tout cela filait à toute allure et sans ordre d’entre mes lèvres dévorées par les sanglots. Cependant un singulier phénomène se produisait à mesure : Papa et maman – qui étouffaient des bâillements discrets – grandissaient, s’allégeaient. Quand je me suis tue, il était trop tard. Ils avaient profité de ma colère glacée pour me réinvestir. Lubriques, apaisés, ennuyés, ils reposaient de nouveau en moi.
    Je me suis levée avec difficulté. Pas de doute : j’étais une fois de plus enceinte de mon pays natal. »

    Dominique Rolin, Dulle Griet