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voyage - Page 7

  • La fin du voyage

    En étrange pays (Another Country, 1991) de Karel Schoeman est un roman qui illustre sans doute ce lieu commun : lire, c’est voyager. « Quand le voyage s’acheva, il ne le sut même pas : il n’eut pas conscience du fait qu’ils étaient arrivés, et que le bruit, les embardées, les grincements, le balancement et les cahots de la voiture avaient cessé. » Avec cette première phrase, nous entrons dans la vie d’un homme malade qu’un long périple a mené, fiévreux et délirant, à Bloemfontein, en Afrique du Sud, à la fin du XIXe siècle.

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    Rue de l’Eglise à Bloemfontein avec l’Eglise aux deux clochers au bout de la route. Colline Naval à l’arrière-plan.
    (Vers 1900, photo tirée de South Africa and the Transvaal War, de Louis Creswicke. Wikimedia Commons)

    Quand il revient enfin « au pays des vivants », le médecin qui s’occupe de lui à l’hôtel l’interroge : comment se sent-il ? a-t-il de quoi payer ? Versluis le rassure – « J’ai de l’argent » – et du même coup Frau Schröder aussi, qui craignait qu’il meure sous son toit. « Il entendait des voix qui parlaient dans une langue étrangère et les pieds nus des domestiques qui glissaient sur le sol d’argile ; de temps en temps, un Noir venait vider son seau, hésitant devant cet étranger malade, souriant quand on le saluait. »

    Bloemfontein a l’habitude des gens qui arrivent chez eux mourants, attirés par son climat sec réputé favorable aux tuberculeux. M. Hirsch, le marchand juif qui a veillé sur lui pendant leur voyage interminable, vient lui rendre visite, avec des pêches de son jardin et du champagne, heureux de le voir revenu à lui. Versluis, encore très faible, épuisé par la visite, est conscient d’une chose essentielle : « Il voulait vivre. »

    Un autre visiteur se présente, prévenu par Hirsch, « un jeune homme au visage étroit et vivant », le pasteur Scheffer, de l’Eglise luthérienne. Quand le malade lui dit avoir l’habitude d’être seul, sans que cela lui pose problème, le pasteur s’étonne et lui parle, avec une franchise inhabituelle pour Versluis, de la solitude, du pays, des livres (Virgile et Montaigne). « Je ne suis membre d’aucune Eglise », précise-t-il à son jeune visiteur mal à l’aise et en même temps si simple, imprévisible, plein de bonnes intentions, qui l’invite gentiment à passer au presbytère, quand il ira mieux.

    Versluis découvre peu à peu la petite ville « de poussière, de chaleur, et de longues rues très droites ». On y parle anglais ou une drôle de langue avec des mots hollandais ou parfois allemand. Les Hirsch, connus pour leur « charité active », l’emmènent en promenade dans leur voiture conduite par un cocher malais, l’invitent chez eux – une maison très confortable et remplie d’enfants, un jardin.

    L’hôtel devenant trop bruyant, les nuits trop agitées (la toux d’une jeune femme dans la chambre voisine), le Hollandais finit par trouver un autre logement grâce au pasteur qui lui parle de Mme Van der Vliet, une riche veuve sans enfants qui offre volontiers l’hospitalité aux gens dont les manières lui conviennent. Elle accueille déjà Mlle Pronk, qui va bientôt se marier, Polderman, un jeune vendeur, et Du Toit, son ami qui vient du Cap.

    « Versluis s’aperçut avec un sentiment de bien-être qu’une nouvelle vie avait commencé ou au moins une nouvelle phase clairement définie de son séjour en Afrique, dans une maison fraîche et calme avec de hautes chambres où tout suivait son cours dans un silence presque absolu : une vie de grand lit et d’oreillers de plume, de nappes blanches, de serviettes de table amidonnées et de serviettes de toilette propres ; une maison qui sentait la cire d’abeille et la térébenthine, dans laquelle les stores baissés atténuaient l’éclat du soleil de l’après-midi et où l’on apportait des lampes quand le soir commençait à tomber. »

    Chez Mme Van der Vliet, une femme de tête, il découvre comment vivent les bourgeois hollandais et comment ils se plaignent du pays dans lequel ils se sont exilés : « L’Afrique ne valait rien (…), et on ne pourrait rien en faire à cause de ses sécheresses, de ses tempêtes de grêle et de ses sauterelles. » Van der Vliet, le second mari, est fier de son jardin, cest son royaume, alors que la maison est celui de sa femme.

    Sur l’insistance du pasteur, Versluis accepte de participer à une soirée à l’école du couvent anglais, où chacun lit de la poésie, surtout des femmes, dont Mme Hirsch. Scheffler lui présente sa sœur, une jeune femme « sérieuse en robe bleue », qui semble la seule à attendre vraiment quelque chose de ce partage poétique. Au moment du départ, elle tire deux cannes de derrière son fauteuil et Versluis découvre qu’elle est infirme. Après avoir échangé quelques paroles avec elle, il réalise qu’elle est, comme son frère, « sans hésitation ni réserve » envers les étrangers, ce dont il n’a pas l’habitude.

    Elle insiste sur la satisfaction que son frère retire de ses conversations avec lui. « Comment sa présence et sa compagnie pouvaient-elles signifier quelque chose pour un jeune pasteur vivant au cœur de l’Afrique ? s’étonna-t-il. Ou la solitude pouvait-elle être si grande, réfléchit-il en se tenant devant son miroir ; le désespoir était-il si intense ? »

    En étrange pays raconte la vie nouvelle de Versluis en Afrique du Sud, sa découverte progressive du pays, de ses habitants, du « veld », et la prise de conscience, chez cet homme qui vivait seul avec un domestique en Hollande, de l’importance de pouvoir parler avec quelqu’un. Les hauts et les bas de sa santé compteront finalement moins que ces rencontres vraies, même si la mort reste une menace permanente et un sujet de réflexion inévitable.

    Keisha (en lisant en voyageant) et Dominique (A sauts et à gambades) m’ont fait découvrir ce beau roman, je les en remercie. Cette lecture me donne envie de pénétrer plus avant dans l’œuvre de Karel Schoeman (1939-2017).

  • Doute

    Tesson Folio.jpg« Nous étions trop peu couverts, les – 17° C me mordaient les rotules et des camions lettons, surgissant plein pot à notre faible poupe, nous frôlaient, maculant nos vestes de giclures de neige. Le doute s’immisçait en moi : que foutais-je dans cette Oural en plein mois de décembre avec deux zouaves embarqués, alors que ces engins du diable sont conçus pour convoyer de petites Ukrainiennes de quarante-six kilos par des après-midi d’été, de Yalta-plage à Simferopol ?

    Autour de nous, la glace, les congères, les banlieues grises, les usines décrépites et les isbas de travers. Le paysage avait la gueule de bois. Même les arbres croissaient de guingois. Le ciel avait la teinte de la flanelle sale. Et cette boue salée que barattaient les roues des trente-trois tonnes nous mettait dans la bouche un goût de poisson pollué.

    Un casque de moto est une cellule de méditation. Les idées, emprisonnées, y circulent mieux qu’à l’air libre. »                        

    Sylvain Tesson, Berezina

  • Tesson en side-car

    La première chose que j’aie faite après avoir lu Berezina de Sylvain Tesson, c’est prendre des nouvelles de sa santé – dans un entretien récent à Libération, il semble « remis d’aplomb physiquement et mentalement » (après une chute grave en 2014) grâce à la marche (Sur les chemins noirs, 2017). Il fallait être en forme pour entreprendre avec ses complices le parcours de la Retraite de Russie en side-car, de Moscou à Paris, en plein hiver 2012 !

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    Sylvain Tesson en décembre 2012, sur ce qui fut, deux siècles plus tôt, le champ de la bataille de Borodino,
    la plus sanglante de la campagne de Russie. T. GOISQUE/SDP (Source : L'Express)

    Dès le premier paragraphe, il définit un « vrai voyage » comme « une folie qui nous obsède », on y reconnaît son tempérament : « L’homme n’est jamais content de son sort, il aspire à autre chose, cultive l’esprit de contradiction, se propulse hors de l’instant. L’insatisfaction est le moteur de ses actes. « Qu’est-ce que je fais là ? » est un titre de livre et la seule question qui vaille. »

    Deux chapitres de préambule, puis le récit de treize journées : une façon originale de revisiter l’histoire de la déroute napoléonienne. Non pas pour « célébrer » les deux cents ans de cette campagne désastreuse de l’empereur, un fou pour certains, un génie pour d’autres, mais pour « saluer la mémoire de centaines de milliers de malheureux soldats », qui, pour la plupart, y ont laissé leur vie.

    En se coiffant d’un bicorne pour l’aventure, Tesson arbore sa fascination pour « le petit Corse », partagée par Cédric Gras et leur ami Thomas Goisque, photographe « devenu russophile plus tardivement » qu’eux. Deux Russes les rejoindront, Vitaly et Vassili, enthousiastes et débrouillards. L’autre héroïne de cette virée historique, c’est l’Oural, « motocyclette à panier adjacent », « fleuron » de l’industrie soviétique, encore produite actuellement, sans électronique, facile à réparer. 80 km/heure maximum.

    « Les livres seraient nos guides sur la route. » Les trois Français ont beaucoup lu pour préparer leur voyage : mémoires de barons d’Empire et d’officiers (Gras), du sergent Bourgogne (Goisque), de Caulaincourt, « grand écuyer de Napoléon » (Tesson). De Moscou à Borodino (3 décembre 2012), on lira donc en même temps que leurs premières péripéties en side-car une petite leçon d’histoire sur l’entêtement de Napoléon à Moscou, sur les ruses de Koutouzov.

    « Ce voyage était certes une façon de rendre les honneurs aux mânes du sergent Bourgogne et du prince Eugène, mais aussi une occasion de se jeter de nids-de-poule en bistrots avec deux de nos frères de l’Est pour sceller l’amour de la Russie, des routes défoncées et des matins glacés lavant les nuits d’ivresse. » Wiazma, Smolensk, Borissov, Vilnius, Augustów, Varsovie, Pniewy, Berlin, Naumburg, Bad Kreuznach, Reims, Paris, les étapes sont indiquées sur deux cartes au début du livre, celles de la campagne de Russie en 1812 et de leur itinéraire suivi deux cents ans plus tard.

    Sylvain Tesson sait très bien que leurs ennuis sur la route, le froid, la neige, la boue, les camions, les pannes, ne sont rien à côté de ce qu’ont souffert ces milliers d’hommes qui ont donné leur vie en Russie en suivant Napoléon, morts au combat ou de faim ou de froid… Il leur rend hommage en s’arrêtant sur leurs traces et s’interroge sur le sacrifice collectif de ces hommes, si éloigné de la mentalité contemporaine en Occident.

    Une occasion de pratiquer l’ironie, voire l’autodérision : « Et puis, nous étions devenus des individus. Et, dans notre monde, l’individu n’acceptait le sacrifice que pour d’autres individus de son choix : les siens, ses proches – quelques amis, peut-être. Les seules guerres envisageables consistaient à défendre nos biens. » (Certains jugent ces réflexions méprisantes pour le commun des mortels, agacés par un auteur qui « se met en scène », par ses « vannes » sur les Français, son goût de l’héroïsme – voir le débat sur le site du Nouvel Obs.)

    On découvrira donc avec la petite bande la Berezina, rivière biélorusse qui a donné son nom à la célèbre bataille, un « haut lieu » au sens que lui donne Cédric Gras : « un arpent de géographie fécondé par les larmes de l’Histoire, un morceau de territoire sacralisé par un geste, maudit par une tragédie, un terrain qui, par-delà les siècles, continue d’irradier l’écho des souffrances tues ou des gloires passées. »

    Dans sa « chambre froide à roulettes » ou son « cercueil de zinc », Sylvain Tesson réfléchit alors à une typologie des hauts lieux : tragiques, spirituels, géographiques, du souvenir, de la création, héraclitéens... J’ai aimé retrouver dans ces deux dernières catégories « les murs de la bastide de Nicolas de Staël, les salles silencieuses de l’appartement d’Anna Akhmatova » et « les parois des Calanques de Cassis » (Le cinquième jour)

    Berezina, en convoquant l’histoire et la géographie, parle aussi de l’amitié, des rencontres, de la Russie, de Tolstoï bien sûr (Guerre et Paix), de ce qui donne un sens à la vie. Sylvain Tesson a trouvé le ton juste pour rendre compte sans lourdeur de cette équipée « en side-car avec Napoléon ». Deux cents pages bien rythmées que la critique a parfois jugées sévèrement ; pour ma part, comme Dominique et Keisha, j’ai apprécié la compagnie de ces fans d’Oural et de Russie, une « fine équipe ».

  • Attention au monde

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    « Ma propre définition de l’écrivain : un état plutôt qu’une action, une forme aiguë d’attention au monde, de vigilance. Comme celui d’un chat la nuit dans un jardin. »

    Danièle Sallenave,
    Sibir. Moscou-Vladivostok

     

     

    A vous qui me lisez à Paris, en France,
    à Bruxelles, en Belgique,
    en Europe, dans le monde,
    une bougie allumée contre la haine.

     

     

  • Sallenave en Sibérie

    Danièle Sallenave raconte dans Sibir son voyage en 2010 avec d’autres écrivains français sur le Transsibérien, où elle a partagé son compartiment avec Maylis de Karengal (pendant un temps – ils ne sont que trois sur quinze à avoir parcouru tout le trajet). « Sibir », c’est le nom russe de la Sibérie, « syllabes étranges » répétées par les roues du « train mythique » : « sibir ! sibir ! » Treize millions de kilomètres carrés, neuf fuseaux horaires à traverser.

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    Sibir, c’est son journal de bord tenu de Moscou à Vladivostok, complété de lectures et de recherches. Il commence par cette phrase : « A cause de son passé, de son histoire, de mon histoire, la Russie n’a jamais été et ne sera jamais pour moi une destination ordinaire. » Le ton est donné : excitation, terreur et joie devant ces trois semaines à rouler vers l’est.

    La première des petites photos en noir et blanc insérées dans le texte montre une plaque de marbre où sont indiquées les villes principales de la ligne, de Москва à Владивосток, « terminus du Transsibérien sur la mer du Japon ». Comme beaucoup, Danièle Sallenave pensait que l’Europe s’arrête à l’Oural, certitude que le voyage va « ébranler ». Au bout du compte, elle affirmera que « la Russie est de part en part un pays européen. »

    Cette question traverse son récit, et beaucoup d’autres : quelles sont ici les traces de l’histoire ? qu’est-ce qui se cache derrière ce qu’on voit ? comment vit-on aujourd’hui en Russie ? quel avenir s’y prépare ? quelle place y garde la littérature ? Ses souvenirs « ineffaçables » d’un voyage au temps de l’URSS affleurent souvent. « Un voyage se dédouble toujours entre le voyage vécu qui éveille la curiosité, réveille la mémoire, et le voyage raconté qui tente d’y répondre. »

    Déception, le premier soir, sur la place Rouge à Moscou. Le Goum et le musée d’Histoire sont décorés de guirlandes d’ampoules, le mausolée de Lenine n’attire plus le regard, l’espace n’a plus rien à voir avec celui découvert alors, « exaltant, lourd de sens et dangereux ». Serait-ce qu’elle rêve encore d’utopie ?

    Très vite, en lisant Sibir, on comprend que Sallenave à qui importe tant la transmission partage ici un art de voyager : « un parcours d’attention et d’éveil, de sollicitations constantes, d’où naît une forme de compassion pour les choses et les êtres des temps révolus, une sollicitude… » Aujourd’hui convoque hier.

    A la bibliothèque de langue étrangère où se tient une conférence de presse, elle parcourt le livre de Tomasz Kizny sur le goulag, recopie une citation de Chalamov et frémit en regardant la carte des camps sur tout le territoire de l’URSS – beaucoup seront sur leur trajet – « c’est là qu’ont achoppé nos discours et nos illusions sur le communisme réel ».

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    Source : Espace transsibérien

    Pendant longtemps, on ne traversait la Russie que du nord au sud sur la Volga, ou d’est en ouest, sur la piste des caravanes. La construction du Transsibérien est « une nouveauté radicale, un projet pharaonique » (en moins de vingt-cinq ans, et des milliers de morts). Le chemin de fer a modernisé l’Europe, désenclavé les régions isolées. Plus de 9000 km de voie relient les deux extrémités de l’empire russe.

    Si ses premières impressions souffrent de ses souvenirs, une fois installée dans son compartiment (minuscule, un peu spartiate, ce qui ne lui déplaît pas), Danièle Sallenave retrouve son allant pour convoquer les lectures qui l’accompagnent : Alexandre Dumas, Jules Verne (Michel Strogoff) qui écrivait « le Volga » comme on disait au XIXe siècle – « Ô beauté du monde reflétée dans les livres ! » – et la littérature russe.

    Sibir. Moscou-Vladivostok est le journal d’une intellectuelle. Bien sûr, elle note les détails pratiques de la vie dans le Transsibérien (horaires, repas, cachets pour dormir…), mais on peut compter sur elle pour décrire les paysages printaniers, les grands fleuves, les gares et les villes étapes, les rencontres, les conférences, et aussi aller plus loin, rappeler l’histoire, s’interroger sur les noms, les choses, ce qui est dit ou tu.

    Trois semaines en train, arrêts à Nijni Novgorod, Kazan, Ekaterinbourg, Novossibirsk, Krasnoïarsk, Irkoutsk, Oulan-Oude, Vladivostok. A chaque arrivée, sur le quai, un orchestre accueille les voyageurs, on leur présente le pain et le sel. Sallenave a lu pour préparer son voyage, elle continue à lire et à chercher à comprendre ce qui se présente à eux.

    Bonheur – « Oh ! que ce voyage dure toujours ! » Couleurs pastel, statues, inscriptions. La Russie vient à leur rencontre, avec la « mémoire du temps révolu ». Elle regarde, engrange, même ce qu’elle ne comprend pas. Des maisons anciennes, en bois, vont bientôt laisser place à un golf : « Douceur du temps présent : mortelle douceur qui cache une destruction irrévocable, prévue ou déjà en route, ou en cours d’achèvement. »

    Sallenave rêve de se rapprocher du lieu où vit la dernière survivante d’une famille de vieux-croyants exilés, Agafia Karpovna, « l’ermite de la taïga ». Quelqu’un crie lorsqu’ils passent à Krasnoïarsk : « Agafia, Danièle arrive ! » On lui apporte « des pommes de cèdre, sa principale nourriture ». C’est le paradoxe des voyages : « ce qu’on voit est indéniable, irréfutable, irremplaçable, aucune lecture ne saurait le remplacer, et jamais cependant on n’en sait assez pour profiter pleinement de ce qu’on voit. » Au temps du voyage vécu succédera le temps du voyage dans les livres.

    On croise beaucoup de gens dans le récit de Danièle Sallenave, on entend avec elle, à Oulan-Oude, cette voix qui dit : « Tout est difficile aujourd’hui, pas seulement au niveau matériel mais au niveau humain. » Dans nos pays développés, s’interroge l’auteure, ne perdons-nous pas, nous aussi, ces « capteurs d’humanité » dont les hommes ont besoin pour survivre ?

    Sibir, récit de voyage, est aussi approfondissement des connaissances, interrogation sur le sens, sur les valeurs. En Russie, l’intelligentsia ne désigne pas forcément les intellectuels « mais, de façon beaucoup plus large, le choix d’une vie faisant une grande place à la culture, aux livres, aux conversations, à la musique… » Aujourd’hui, peut-on encore vivre ainsi en Russie, en Europe ?