Avant de raconter dans La tristesse des anges (Harmur Englanna) ce qui arrive au gamin islandais d’Entre ciel et terre et aux autres « qui vivent à la limite du monde habitable », Jón Kalman Stefánsson donne d’abord la parole aux défunts hantés par les souvenirs alors que le sommeil les fuit. Leur « cohorte égarée entre la vie et la mort » reste à l’affût de la lumière, même vacillante.
Dans une tempête de neige, une nuit d’avril, un homme et deux chevaux « avancent péniblement contre le vent du nord qui est plus fort que toute chose en ce pays ». Quand ils arrivent devant une grande maison, le cheval qui porte le cavalier frappe la première marche du perron. Le gamin hébergé chez le vieux capitaine Kolbeinn, venu voir à la porte, annonce que « Jens le Postier sur un cheval de glace » demande Helga.
Celle-ci s’étonne de ne pas le voir entrer, Jens s’excuse : le gel l’a collé au cheval. Helga et le gamin ont fort à faire pour le détacher et faire monter les marches en le soutenant à cet homme de plus de cent kilos, qui demande qu’on s’occupe des malles et des bêtes et qu’on appelle Skuli, le rédacteur. Une fois séché, rhabillé et réchauffé, le postier lui communiquera les nouvelles.
Le gamin s’est habitué à dormir dans cette maison, seul dans une grande chambre, après avoir lu tout son saoul – « une enivrante liberté ». Tandis qu’aux baraquements des pêcheurs, Andrea est en train de lui écrire, lui craint d’être chassé : il fait la lecture à Kolbeinn, aveugle, d’Hamlet puis d’Othello, mais lit mal, sans respirer, il déçoit le capitaine qui s’est fâché. Les deux femmes de la maison, Geirbrudur et Helga, l’encouragent à s’exercer. Lui préfère les poèmes, comme ceux d’Ólöf Sigurðardóttir.
Au magasin de Tryggvi où on l’avait envoyé, l’apparition de Ragnheidur l’a troublé. La jeune fille « posée, lointaine », à l’allure si froide, a glissé une friandise dans sa bouche puis l’a enfoncée dans la sienne. On compte sur lui aussi pour accompagner Brynjolfur à son bateau, le navire ponté de Snorri qui n’a pas encore repris la mer ; pour traduire des vers anglais en islandais, à l’aide d’un dictionnaire ; pour écrire une lettre…
Chez Sigurdur, le médecin, Jens est réprimandé pour le retard du courrier, même si deux certificats témoignent du mauvais temps qui l’a retardé. Sigurdur cherche à l’impressionner. Jens patiente debout en pensant à Salvör, devenue fille de ferme après avoir fui son mari violent. Elle a perdu un fils, sa fille a été placée ailleurs. En douceur, Salvör et lui se sont rapprochés. Mais le médecin l’envoie remplacer un autre postier malade, loin du Village ; pour éviter les ennuis et gagner la prime promise, Jens accepte.
« La neige tombe si dru, écrit le gamin, qu’elle relie le ciel à la terre. » Il pense à sa sœur perdue, Lilja. Il relit les lettres de sa mère qu’il comprend mieux maintenant. De son frère, il n’a aucune nouvelle. Il voudrait écrire à Andrea de quitter Pétur, mais où irait-elle et de quoi vivrait-elle ? « Les mots semblent être la seule chose que le temps n’ait pas le pouvoir de piétiner. »
Le puissant Fridrik, le pasteur, et beaucoup d’autres critiquent le fait que Geirbrudur ne soit ni épouse ni mère. Kolbeinn lui a bien proposé le mariage, mais elle y perdrait l’autorité sur ses biens. Le vieux capitaine ne s’est jamais marié – « je lisais trop », répond-il quand le gamin s’en étonne. « Mais celui qui ne franchit pas la distance qui mène vers l’autre voit ses jours s’emplir d’un son creux. »
Un soir où Kolbeinn ne rentre pas, Helga et le gamin vont le chercher à l’hôtel tenu par Teitur et sa femme, le « Bout du monde ». Leur fille qui a l’âge du gamin est disgracieuse mais courageuse ; elle pourrait enseigner l’anglais au gamin, suggère Helga. Celui-ci n’a d’yeux que pour Ragnheidur dont il a aperçu les épaules blanches dans la salle ; quand elle le rejoint, elle lui annonce son départ prochain pour Copenhague et l’embrasse.
Geirbrudur a conçu tout un programme pour instruire le gamin qui s’en réjouit, c’était le vœu de ses parents. Mais d’abord, il devra accompagner Jens et l’aider, surtout dans les traversées en barque – le postier n’aime pas l’eau et le gamin s’y connaît bien. Alors commence « Le voyage », un terrible et interminable parcours dans la neige, qui occupe les deux tiers du roman.
Un voyage dantesque, semé d’embûches et d’égarements, de fatigues extrêmes et de dangers mortels. De rares étapes sont les seules occasions de se réchauffer le corps, mais pas forcément l’âme. Les défunts ne sont pas loin. Le gamin a bien du mal à suivre le vaillant postier ami du silence alors que lui a besoin des mots pour se sentir en vie. Et partout, la tristesse des anges : « Voilà les larmes des anges, disent les Indiens au nord du Canada quand la neige tombe. »
Commentaires
Quel magnifique billet sur ce roman que j'ai beaucoup aimé !
Pendant quelques pages je me suis sentie un peu trop ensevelie sous les tempêtes de neige, Stefansson a sûrement rendu la réalité qui nous est inconnue, mais quelle superbe façon de nous entraîner à la suite des personnages.
Merci, Colo. J'ai aimé retrouver ce gamin islandais (sans prénom jusqu'ici, j'imagine qu'on saura peut-être pourquoi dans le 3e et dernier tome). Quant au voyage terrible, il est aussi terriblement long pour les lecteurs. Une réalité, sans doute, mais on finit par éprouver un sentiment d'irréalité, comme dans un conte où tout est amplifié, les choses et les personnages. Stéfansson nous y entraîne, c'est vrai, et à vouloir connaître la suite - à suivre, donc.
Je t'admire de parvenir à résumer ce roman...où en fait il ne se passe pas grand chose, c'est juste la petitesse. J'adore cet écrivain, qui, pourtant semble si opposé à notre nature clémente, pacifiée, heureuse. son style en est la raison, mais aussi bien d'autres choses.......Curieusement, pourtant, il ne "passe" pas, par exemple auprès de mes amies du club de lectures......?
Tu veux dire la petitesse de l'homme confronté aux éléments ? Pour ce que j'ai lu de Stéfansson jusqu'à présent, je dirais qu'il me retient par l'originalité du lien constant ici entre vivants et morts et, bien sûr, dans ce mode de vie si rude, par la présence si forte de la poésie, de l'amour des mots, qui en est la lumière.
les larmes des anges, comme c'est joli de parler ainsi de la neige (qu'on ne verra pas cette année par ici, apparemment)
Très belle métaphore, oui, je me devais de citer cette phrase.
(L'an dernier, la neige est tombée à cette période-ci et encore au début du mois d'avril - qui sait ?)
c'est un vrai bonheur que ces romans et ils font partie de mes incontournables lus dans ces 20 dernières années avec les livres de Karel Shoeman
Tu en as bien parlé ici : http://asautsetagambades.hautetfort.com/archive/2013/03/13/la-tristesse-des-anges-le-coeur-de-l-homme-jon-kalman-stefan.html
Ce sont des longueurs qui me font un peu peur avant d'aborder cet auteur, mais j'imagine que lorsque l'on est dans l'ambiance, on ne peut plus lâcher.
Comme à la fin du premier roman de la trilogie, j'ai fort envie de savoir ce qu'il adviendra de cet attachant gamin islandais. (Pour ma part, j'ai préféré "Entre ciel et terre" et la première partie de celui-ci.)