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voyage - Page 8

  • Injouable

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    « Peu avant Irkoutsk, Hélène se réveille. Voyant Aliocha les yeux dans le vague, avachi, et occupant semble-t-il un volume d’espace accru, elle s’agace. Se dit qu’il est temps qu’il dégage. Maintenant elle en a marre : il prend de la place. Grands pieds, grandes mains, grandes jambes, le torse épais comme une carte à jouer mais l’impression qu’il se déplie comme un double mètre dès qu’il fait un geste. Eux deux jusqu’à Vladivostok, autrement dit trois jours et trois nuits de train, c’est injouable. »

    Maylis de Kerangal, Tangente vers l’est

  • Vers l'est

    Si vous avez lu la quatrième de couverture, un article, un billet, vous savez déjà tout de l’action dans Tangente vers l’est, signé Maylis de Kerangal, un roman né de son voyage avec d'autres écrivains français dans le Transsibérien – c’était en 2010, l’année France-Russie – d’abord sous la forme d’une fiction radiophonique, « Lignes de fuite », dont ce récit, signale l’auteure, est la « reprise infidèle ». 

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    Le Transsibérien des écrivains

    On lit donc le roman pour les détails de cette rencontre entre une Française, Hélène, et un soldat russe, Aliocha, dans ce train mythique. Et surtout pour l’atmosphère, l’observation des passagers, du paysage, pendant cette traversée de la Russie. D’emblée, le texte impose un rythme, les phrases un mouvement : « Après quoi les rails irréversibles qui déplient le pays déballent, déballent, déballent la Russie, progressent entre les latitudes 50°N et 60°N (…) ».

    A bord du Transsibérien, une centaine de gars « jeunes, blancs, pâles même », « les conscrits », incertains de leur destination finale, et parmi eux Aliocha, qui a tout essayé pour éviter le service militaire et, « une pierre au ventre », redoute la Sibérie où rien « n’est à la mesure de l’homme », où rien ne l’attend sinon « le bizutage des appelés ».

    C’est son regard que l’on suit pour commencer, celui d’un garçon de vingt ans « encore puceau » qui s’efforce de se fondre parmi les autres, et dont toutes les pensées concourent vers ce mot, « fuir »« et pile à cet instant, le Transsibérien s’engouffre dans un tunnel, fuir, dégager au plus vite, s’arracher, sauter en route. »

    Comment échapper à la vigilance du sergent Letchov ? Comment tromper « la provodnitsa, l’hôtesse en charge du wagon, sanglée martiale dans une jupe droite » ? A la gare de Krasnoïarsk, où le train s’est arrêté dans la nuit, une première tentative de s’éloigner échoue. C’est là que monte Hélène, une étrangère qu’il remarque à son allure, ses vêtements, son écharpe violette.

    « Le jeune homme s’approche de la vitre, son regard passe outre son visage reflété : dehors, compacte et ténébreuse, océanique, la forêt sibérienne est là, et s’y enfoncer serait comme pénétrer l’eau noire avec des pierres au fond des poches, et Aliocha veut vivre. »

    L’étrangère est soudain tout près, elle s’est déplacée pour fumer « le long d’une ouverture latérale » et c’est là qu’ils font connaissance. Aliocha l’aborde, ils échangent leurs prénoms, des cigarettes. Hélène s’attarde et pense à Anton, son amant russe, qu’elle a suivi jusqu’en Sibérie, et qui lui dirait s’il la voyait qu’elle cherche des histoires.

    Quand la Française fait mine de retourner à son compartiment de première, réservé pour elle seule, Aliocha la retient, lui fait comprendre ce qu’il veut : échapper à l’armée, se cacher, s’enfuir. Hélène se décide, l’invite à la suivre. A partir de là, nous partageons les pensées d’Hélène, elle aussi en fuite à sa manière – elle a décidé de quitter Anton –, tandis qu’elle regarde en face d’elle le jeune soldat qui s’endort.

    Mais on n’échappe pas aussi simplement au sergent Letchov, aux hôtesses du train, au regard des autres voyageurs. On recherche Aliocha. La tension du récit croît avec la traque du jeune déserteur et par cette intimité clandestine entre celle qui cache et celui qui se cache. Tangente vers l’est est un beau titre pour cette rencontre, sans doute folle et improbable, sur la ligne de Moscou à Vladivostok, entre deux personnages qui s’efforcent d’échapper à leur situation, ensemble et pourtant si seuls, si différents et pourtant proches.

    Pour le récit du voyage France-Russie, il vaut sans doute mieux se tourner vers Dominique Fernandez ou Danièle Sallenave. Ici, sans trop d’effets, Maylis de Kerangal a écrit un huis clos dramatique. Peu de choses sont dites entre les protagonistes, mais les gestes, les corps parlent. C’est une réussite que ce roman court pour un si long voyage à travers la Russie : les détails concrets, les villes où on s’arrête, quelques mots russes – et nous ressentons tout de même son immense présence.

  • Le professeur et Outland

    Septembre. Le professeur St. Peter n’avait pas fort envie de déménager ; sa femme, oui. Leur nouvelle maison est prête. Au lieu d’y occuper son nouveau bureau, il décide de louer un an de plus (il peut se le permettre à présent) la maison où il a l’habitude de travailler au grenier et de continuer à y soigner son jardin. Dans La maison du professeur (1925, traduit de l’anglais par Marc Chénetier), la romancière américaine Willa Cather (1873-1947) nous livre le point de vue d’un homme dans la cinquantaine sur sa famille, ses étudiants, son travail, sa vie. 

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    © Arthur Chartow, Lake Michigan 7:30 a.m., 2007

    « Outland » est le nom choisi par sa fille aînée, Rosamond, mariée à Louie Marsellus, pour la grande demeure qu’ils ont construite près du lac Michigan. Le professeur se sent plus proche de Kathleen, la cadette, qui aime dessiner son portrait – « on prétendait souvent que St. Peter avait l’air espagnol ». Elle a épousé Scott McGregor, un journaliste, ils vivent plus modestement.

    Son « placard » sous le toit n’a pas encore été vidé. Quand Augusta, la vieille couturière qui partageait la petite pièce avec lui « trois semaines à l’automne, et trois autres au printemps » (elle terminait à cinq heures, le professeur n’y travaillait en semaine que le soir) vient chercher ses affaires, il refuse qu’elle emporte ses mannequins, un buste et une silhouette en fil de fer – « Vous n’allez tout de même pas m’embarquer mes dames ? » 

    C’est dans cette pièce que St. Peter a consacré quinze ans à son essai majeur, Aventuriers espagnols en Amérique du Nord, malgré l’inconfort du vieux poêle à gaz qui brûle mal et l’oblige à entrouvrir la fenêtre pour ne pas s’asphyxier. Sa deuxième vie, menée de front avec l’enseignement auquel il tient : « Un seul regard intéressé, un seul esprit critique ou sceptique, un seul curieux à l’esprit vif dans un amphithéâtre empli de garçons et de filles sans intérêt particulier, et il devenait son serviteur. » Et surtout, de la fenêtre, « il apercevait, au loin, juste à l’horizon, une vague tache allongée, bleue, embrumée – le lac Michigan, la mer intérieure de son enfance. » 

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    A la nouvelle maison, Lillian, son épouse, veille à ce que son Godfrey mette bien sa jaquette et lui recommande d’être « plaisant et agréable » avec leurs invités du soir : leurs filles, leurs gendres, ainsi que Sir Edgar Spilling, un érudit anglais intéressé par ses recherches. Louie Marsellus anime le dîner en dévoilant à Sir Edgar, qui connaît « l’inventeur du moteur Outland », l’origine de leur bonne fortune : Tom Outland, mort à la première guerre mondiale, quasi fiancé à Rosamond, avait rédigé un testament en sa faveur, et Louie, ingénieur en électricité, a réussi à faire passer son idée « du laboratoire au marché ».

    En silence, Scott et le professeur gardent au cœur un autre Outland : pour Scott, Tom était « son condisciple et son ami » ; pour St. Peter, l’étudiant le plus exceptionnel qu’il ait jamais rencontré. Seule Lillian vibre à l’unisson de l’ambitieux Louie Marsellus, élégant, raffiné, entreprenant, et le professeur observe depuis le mariage de ses filles à quel point la présence de ses gendres, de Louie surtout, réveille sa coquetterie et ses goûts plus mondains que les siens.

    Mon Antonia de Willa Cather fait partie des classiques étudiés par les jeunes Américains au collège. La romancière excelle dans le portrait de ses personnages et dans l’analyse des relations, voire des tensions entre eux. Dans La maison du professeur, St. Peter, en plein bilan de la cinquantaine, considère que « les choses les plus importantes de sa vie avaient toutes été le fruit du hasard ». QuOutland frappe un jour à sa porte a été « un coup de chance qu’il n’aurait jamais pu s’imaginer. » Il voudrait publier le journal que celui-ci a tenu au Nouveau-Mexique. « Le récit de Tom Outland », dont je ne vous dirai rien, m’a fait quelquefois penser à « Into the Wild », le film bouleversant de Sean Penn.

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    La maison du professeur offre aussi des paysages et des saisons superbement dépeints. Le bleu et les ors de l’automne ou du couchant y reviennent comme des leitmotivs. Willa Cather, qui avait à peu près l’âge de son héros quand elle écrivait ce roman, propose une réflexion délicate sur le sens de la vie, sur ce qui compte vraiment et sur la solitude où nous conduit parfois la compagnie des autres.

  • Strophe

    Bouvier Topolino Hyderabad 1955.jpgSur la portière de la Topolino,
    une strophe du poète Hafiz : 

    « Même si l’abri de ta nuit est peu sûr
    et ton but encore lointain,
    sache qu’il n’existe pas
    de chemin sans terme
    Ne sois pas triste »

    Nicolas Bouvier, S'arracher, s'attacher 

    Photo : Hyderabad, 1955

  • Comme une bouilloire

    S’arracher, s’attacher suit les étapes du grand voyage de Nicolas Bouvier. Bosnie, Serbie, Macédoine, Grèce, Turquie, Iran – un hiver à Tabriz où son ami et lui sont bloqués par la neige – et puis la route vers Kaboul. Là, Vernet prend l’avion pour rejoindre sa future femme à Ceylan. Bouvier, qui a pris seul la route de l’Inde dans sa Fiat Topolino, le rejoint cinq mois plus tard, peu avant leur mariage. Il reste quelque temps à Galle pour écrire. Ensuite ce sera Colombo où il embarque pour le Japon (il y fera plusieurs séjours). 

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    A Tabriz, Nicolas Bouvier enseigne et fait lire Adrienne Mesurat de Julien Green ; une de ses élèves en est bouleversée et l’assaille de demandes, de questions. A Téhéran, les « vertus privées » s’épanouissent malgré l’état lamentable  des affaires publiques : « A se demander si, dans une certaine mesure, il ne les stimule pas. Ici où tout va de travers, nous avons trouvé plus d’hospitalité, de bienveillance, de délicatesse et de concours que deux Persans en voyage n’en pourraient attendre de ma ville où pourtant tout marche bien. » Sur la route de Kandahar lui vient la haine des mouches. (L’Usage du monde)

    Les récits de Bouvier, complétés dans ce livre par des extraits de sa correspondance, ne sont pas du reportage. Il y parle du chemin, des incidents et des éblouissements du parcours, et aussi beaucoup de lui-même. L’écrivain accorde les fils des progressions et des pauses, des allers et des retours – paysages, rencontres, épreuves du corps, ennuis mécaniques – pour tisser cette fibre très particulière qu’est l’art de voyager.

    « Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr. »

    Leçons de choses : « Il y a deux sortes de tapis en Iran : ceux des villes, les Khirman, les Boukhara, les Kachan, les Tabriz, qui sont ceux dont nous avons l’habitude en Europe et qui sont aussi le plus coûteux parce que leur trame extrêmement fine demande un très grand nombre d’heures de travail au mètre carré ; et les tapis de village ou de tribus composent l’autre catégorie, les Caucase, les Afschar, les Turkmènes, les Kurdes, les Kashkai, les Afridi, de très loin les plus beaux parce qu’ils ont non seulement une vieille tradition, mais encore une fraîcheur d’inspiration que les tapis de ville ont perdue. »

    S’installer dans une chambre devient un acte rituel : « Dans une chambre digne de ce nom, les couleurs ont pris le temps de s’expliquer, de parvenir par usure et compassion réciproque à un dialogue souhaité et fructueux. » (Le Poisson-Scorpion)

    « Voyager : cent fois remettre sa tête sur le billot, cent fois aller la reprendre dans le panier à son pour la retrouver presque pareille. On espérait tout de même un miracle alors qu’il n’en faut pas attendre d’autre que cette usure et cette érosion de la vie avec laquelle nous avons rendez-vous, devant laquelle nous nous cabrons bien à tort. (…) Un pas vers le moins est un pas vers le mieux. Combien d’années encore pour avoir tout à fait raison de ce moi qui fait obstacle à tout ? » (Le Poisson-Scorpion) 

    Nicolas Bouvier est ce voyageur qui écrit, qui s’obstine à « ajouter des mots qui ont traîné partout à ces choses fraîches qui s’en passaient si bien ». Voyager comme il l’a fait, « c’est une expérience dont on ne guérit jamais. C’est le voyage, le « vivre ailleurs », la précarité d’une vie longtemps itinérante qui m’ont conduit à murmurer des histoires, tout comme une bouilloire posée sur la braise se met à chantonner. » Dans Routes et déroutes, il confiait : « J’aime les traces écrites. Elles m’émeuvent profondément. »