Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

napoléon

  • Doute

    Tesson Folio.jpg« Nous étions trop peu couverts, les – 17° C me mordaient les rotules et des camions lettons, surgissant plein pot à notre faible poupe, nous frôlaient, maculant nos vestes de giclures de neige. Le doute s’immisçait en moi : que foutais-je dans cette Oural en plein mois de décembre avec deux zouaves embarqués, alors que ces engins du diable sont conçus pour convoyer de petites Ukrainiennes de quarante-six kilos par des après-midi d’été, de Yalta-plage à Simferopol ?

    Autour de nous, la glace, les congères, les banlieues grises, les usines décrépites et les isbas de travers. Le paysage avait la gueule de bois. Même les arbres croissaient de guingois. Le ciel avait la teinte de la flanelle sale. Et cette boue salée que barattaient les roues des trente-trois tonnes nous mettait dans la bouche un goût de poisson pollué.

    Un casque de moto est une cellule de méditation. Les idées, emprisonnées, y circulent mieux qu’à l’air libre. »                        

    Sylvain Tesson, Berezina

  • Tesson en side-car

    La première chose que j’aie faite après avoir lu Berezina de Sylvain Tesson, c’est prendre des nouvelles de sa santé – dans un entretien récent à Libération, il semble « remis d’aplomb physiquement et mentalement » (après une chute grave en 2014) grâce à la marche (Sur les chemins noirs, 2017). Il fallait être en forme pour entreprendre avec ses complices le parcours de la Retraite de Russie en side-car, de Moscou à Paris, en plein hiver 2012 !

    tesson-8_5182069 photo goisque l'express.jpg
    Sylvain Tesson en décembre 2012, sur ce qui fut, deux siècles plus tôt, le champ de la bataille de Borodino,
    la plus sanglante de la campagne de Russie. T. GOISQUE/SDP (Source : L'Express)

    Dès le premier paragraphe, il définit un « vrai voyage » comme « une folie qui nous obsède », on y reconnaît son tempérament : « L’homme n’est jamais content de son sort, il aspire à autre chose, cultive l’esprit de contradiction, se propulse hors de l’instant. L’insatisfaction est le moteur de ses actes. « Qu’est-ce que je fais là ? » est un titre de livre et la seule question qui vaille. »

    Deux chapitres de préambule, puis le récit de treize journées : une façon originale de revisiter l’histoire de la déroute napoléonienne. Non pas pour « célébrer » les deux cents ans de cette campagne désastreuse de l’empereur, un fou pour certains, un génie pour d’autres, mais pour « saluer la mémoire de centaines de milliers de malheureux soldats », qui, pour la plupart, y ont laissé leur vie.

    En se coiffant d’un bicorne pour l’aventure, Tesson arbore sa fascination pour « le petit Corse », partagée par Cédric Gras et leur ami Thomas Goisque, photographe « devenu russophile plus tardivement » qu’eux. Deux Russes les rejoindront, Vitaly et Vassili, enthousiastes et débrouillards. L’autre héroïne de cette virée historique, c’est l’Oural, « motocyclette à panier adjacent », « fleuron » de l’industrie soviétique, encore produite actuellement, sans électronique, facile à réparer. 80 km/heure maximum.

    « Les livres seraient nos guides sur la route. » Les trois Français ont beaucoup lu pour préparer leur voyage : mémoires de barons d’Empire et d’officiers (Gras), du sergent Bourgogne (Goisque), de Caulaincourt, « grand écuyer de Napoléon » (Tesson). De Moscou à Borodino (3 décembre 2012), on lira donc en même temps que leurs premières péripéties en side-car une petite leçon d’histoire sur l’entêtement de Napoléon à Moscou, sur les ruses de Koutouzov.

    « Ce voyage était certes une façon de rendre les honneurs aux mânes du sergent Bourgogne et du prince Eugène, mais aussi une occasion de se jeter de nids-de-poule en bistrots avec deux de nos frères de l’Est pour sceller l’amour de la Russie, des routes défoncées et des matins glacés lavant les nuits d’ivresse. » Wiazma, Smolensk, Borissov, Vilnius, Augustów, Varsovie, Pniewy, Berlin, Naumburg, Bad Kreuznach, Reims, Paris, les étapes sont indiquées sur deux cartes au début du livre, celles de la campagne de Russie en 1812 et de leur itinéraire suivi deux cents ans plus tard.

    Sylvain Tesson sait très bien que leurs ennuis sur la route, le froid, la neige, la boue, les camions, les pannes, ne sont rien à côté de ce qu’ont souffert ces milliers d’hommes qui ont donné leur vie en Russie en suivant Napoléon, morts au combat ou de faim ou de froid… Il leur rend hommage en s’arrêtant sur leurs traces et s’interroge sur le sacrifice collectif de ces hommes, si éloigné de la mentalité contemporaine en Occident.

    Une occasion de pratiquer l’ironie, voire l’autodérision : « Et puis, nous étions devenus des individus. Et, dans notre monde, l’individu n’acceptait le sacrifice que pour d’autres individus de son choix : les siens, ses proches – quelques amis, peut-être. Les seules guerres envisageables consistaient à défendre nos biens. » (Certains jugent ces réflexions méprisantes pour le commun des mortels, agacés par un auteur qui « se met en scène », par ses « vannes » sur les Français, son goût de l’héroïsme – voir le débat sur le site du Nouvel Obs.)

    On découvrira donc avec la petite bande la Berezina, rivière biélorusse qui a donné son nom à la célèbre bataille, un « haut lieu » au sens que lui donne Cédric Gras : « un arpent de géographie fécondé par les larmes de l’Histoire, un morceau de territoire sacralisé par un geste, maudit par une tragédie, un terrain qui, par-delà les siècles, continue d’irradier l’écho des souffrances tues ou des gloires passées. »

    Dans sa « chambre froide à roulettes » ou son « cercueil de zinc », Sylvain Tesson réfléchit alors à une typologie des hauts lieux : tragiques, spirituels, géographiques, du souvenir, de la création, héraclitéens... J’ai aimé retrouver dans ces deux dernières catégories « les murs de la bastide de Nicolas de Staël, les salles silencieuses de l’appartement d’Anna Akhmatova » et « les parois des Calanques de Cassis » (Le cinquième jour)

    Berezina, en convoquant l’histoire et la géographie, parle aussi de l’amitié, des rencontres, de la Russie, de Tolstoï bien sûr (Guerre et Paix), de ce qui donne un sens à la vie. Sylvain Tesson a trouvé le ton juste pour rendre compte sans lourdeur de cette équipée « en side-car avec Napoléon ». Deux cents pages bien rythmées que la critique a parfois jugées sévèrement ; pour ma part, comme Dominique et Keisha, j’ai apprécié la compagnie de ces fans d’Oural et de Russie, une « fine équipe ».

  • Etape à Etroubles

    Sur la formidable route du Col du Grand-Saint-Bernard, cette excursion en haute montagne de la Suisse vers l’Italie où, à l’abri du froid et sans effort (sinon de conduite sur lacets), les automobilistes peuvent jouir de paysages spectaculaires, des fleurs alpines au bord de la route, et au col, du fameux Hospice et de son lac (le Musée vaut la visite, et pas seulement pour ses fameux chiens), il y a une belle étape à ne pas manquer, dans la descente vers Aoste : Etroubles.

     

    Etroubles 2010 (12).JPG
     

    Nous avons l’habitude de nous y arrêter par gourmandise, juste après son grand tournant : La Croix blanche (spacieuse terrasse avec vue) propose de succulentes viandes grillées sur pierre. Cette année, alléchés par l’affiche annonçant des « Sculptures de Degas à Picasso », nous avons prolongé notre passage dans « uno dei Borghi più belli d’Italia », le beau village d’Etroubles à mi-hauteur dans la vallée du Grand-Saint-Bernard, sur la « via francigena » (chemin des Francs) qui reliait au Moyen Age Canterbury à Rome, à travers l’Europe.

     

    Etroubles La Croix blanche.jpg

     

    Au centre d’exposition, presque en face du restaurant, sont rassemblées jusqu’au 12 septembre une quarantaine d’œuvres issues de la collection Pierre Gianadda. Citoyen d’honneur de la commune d’Etroubles depuis 2005, Léonard Gianadda, en belle complicité avec le syndic du village, Massimo Tamone, y organise depuis quelques étés d’intéressantes expositions qui attirent quelque cent mille visiteurs. De plus, le Musée en plein air invite les passants à parcourir les rues du vieux bourg valdôtain aux noms français (rue des Moulins, rue des Bergers, ruelle Trottechien…).

     

    Etroubles 2010 (1).JPG

     

    Autour du fameux Arlequin, Tête de fou, de Picasso, des vitrines retracent l’histoire de la sculpture du XIXe au XXe siècle : après Le Bourgeois en promenade de Daumier, une Danseuse agrafant l’épaulette de son corsage de Degas, plusieurs bronzes de Rodin, bien représenté dans la collection Gianadda avec entre autres un Balzac en robe de dominicain, Le baiser, La Danaïde, ou, moins connues, La Prière, une Petite tête de Jean de Fiennes avec main. A côté, trois Camille Claudel de toute beauté : Le Sakountala, La Fortune, La Suppliante. Contrairement aux sculptures de grand format du Jardin de la Fondation Gianadda à Martigny, ce sont ici de petits ou moyens formats, des sculptures qu’on aurait sans doute aimé regarder plus éloignées les unes des autres. Mais leur écrin de verre et leurs supports d’un beau rouge les rendent précieuses comme des bijoux d’exception.

     

    Etroubles 2010 Giacometti.JPG

     

    Deux oiseaux, pièces uniques taillées dans le marbre blanc par Chagall pour une fontaine. Même matériau pour une fascinante Composition n°1 du Suisse Gidon Graetz. Très présent dans la collection Gianadda, Sam Szafran dont vous connaissez peut-être les aquarelles végétales ou les dessins d'escaliers montrés à Martigny, est aussi sculpteur ; son Cheval de bronze voisine avec de petits bustes. Giacometti est
    au rendez-vous d’Etroubles avec quelques œuvres dont un Petit buste de Silvio sur double socle et une Tête de femme, près d’un Petit homme debout de son frère Diego, un bronze doré. Monumentale même en format réduit, Ailée n° 5 d’Alicia Penalba (Argentine) occupe magistralement l’espace. Découverte, une belle Femme
    à genoux
    sans tête (ne pensez pas à mal), de l’Espagnol Baltasar Lobo.

     

    Etroubles 2010 Alicia Penalba.JPG

     

    Plus récents, Le Grand Couple d’André Raboud, franco-suisse, ou la tête de Toro du céramiste espagnol Joan Gardy Artigas. Pour quel endroit Michel Favre, de Lausanne, a-t-il conçu Synergie du Bourg, une colonne interrompue par une ronde de personnages ? C’est la transition parfaite vers l’exploration d’Etroubles dont le charme d’ensemble vient d’abord des toitures de lauzes arrondies qui lui donnent son unité.

     

    Etroubles 2010 (6).JPG

     

    De l’autre côté de la route, sous un ciel où les nuages ont pris pour l’occasion des formes organiques à la Hans Arp, commence à la Bibliothèque communale (belle fontaine à l’arbre de métal) un parcours numéroté dans les rues du vieux bourg :  21 œuvres, sculptures et peintures jalonnent l’itinéraire à découvrir à l’aide d’un plan numéroté. Le vieux village lui-même suffit à nourrir le regard par ses beaux murs de pierre, son lavoir fleuri, la maison où Napoléon a logé lors du fameux passage du col en 1800, l’enseigne ancienne d’une trattoria…

     

    Etroubles 2010 (11).JPG

     

    Le clocher roman, rustique, contraste avec l’église d’Etroubles dont la façade (mais pas les autres murs) est peinte en couleurs pastel. Magnifique boiserie d'entrée aux vitres ciselées. L’intérieur est baroque, je n’ai pas percé le mystère d’une grande toile qui représente dans une robe d’un rouge somptueux une sainte surmontée d’anges musiciens, la couronne d’épines du Christ sur les genoux, entre ciel et terre, plus exactement au-dessus d’un vaste panorama de la vallée du Grand-Saint-Bernard.

    Etroubles 2010 (7).JPG

     

    Près de la maison communale, une sculpture bleu vif d'Italo Gambale, Il Viaggio,
    offre un point de vue qui conclura cette flânerie dans le Musée en plein air d’Etroubles, où un cadran solaire rappelle : « Ami, regarde l’heure ».