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voyage - Page 11

  • La Courlande et lui

    Jean-Paul Kauffmann a évoqué, dans La maison du retour, la fusion entre un homme et une maison au milieu des pins. Courlande (2009) n’est pas vraiment un récit de voyage. Plutôt une exploration à la fois personnelle et historique. L’écrivain partage avec nous sa quête d’une vérité cachée dans un pays de la vieille Europe, à la manière d’un « puzzle ». 

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    Kazdanga - Vues anciennes de Courlande © Andris Tomašūns, izstrādāja DSP
    http://www.latvija20gadsimts.lv/apkopojums/pilsetas-un-vietas/kazdanga0/

    « La Courlande appartient à ma propre histoire. Je suis parti à la recherche d’un nom. Je me suis lancé à la poursuite d’un souvenir. » Trente ans après, Kauffmann se souvient de « Mara du Canada », une beauté nordique rencontrée à Montréal, à vingt-deux ans. Il n’était pas le seul à tenter d’attirer son attention dans la librairie où elle travaillait. C’est l’achat d’une biographie de Louis XVIII qui déclenche la curiosité de la jeune femme : « C’est extraordinaire. Il a vécu chez moi. » (Louis XVIII s’était réfugié en Courlande.) Dès lors, Kauffmann n’aura de cesse de récolter des informations sur cette région.

    Mara l’autorise à lui faire la cour. Canadienne anglophone (ses parents ont fui l’Allemagne à la fin de la deuxième guerre, puis ont émigré au Canada, l’occupation soviétique se prolongeant en Lettonie), elle lui fait remarquer que Le coup de grâce de Yourcenar se déroule dans un château de Courlande. Quand elle l’invite chez ses parents pour la fête de la Saint-Jean – « Cette célébration du solstice d’été est la plus grande manifestation lettonne » –, la mère de Mara et ses filles portent des couronnes de fleurs, « un spectacle rare » : « Que de beauté ce soir-là ! » Une semaine après, Mara devient sa maîtresse. Après avoir prolongé son séjour pour elle, il a fini par rentrer en France. Ils se sont promis de s’écrire, il rêvait qu’elle vienne l’y rejoindre.

    Depuis lors, tout ce qui a trait à la Courlande s’imprime dans sa mémoire. Sa femme, Joëlle, le taquine à ce sujet, mais le jour où il lui annonce un reportage en Courlande, elle l’accompagne. Une lointaine cousine alsacienne lui a parlé de la « poche de Courlande » et de son père disparu là-bas en 45. Elle n’a jamais retrouvé sa tombe et insiste pour qu’il rencontre un Allemand qui repère des sépultures et identifie les morts, le « Résurrecteur ».

    Dès sa descente d’avion à Riga, le doute le prend : « La Courlande, est-ce une bonne idée ? » Laissant sa femme découvrir l’art nouveau dans la capitale, il visite, à l’écart, un village reconstitué à la gloire du patrimoine letton. Déception. A sa femme qui l’interroge, il répond faute de mieux : « C’est le contraire de l’Italie » (pour lui, « une concentration unique du beau »).

    Dans une Skoda Favorit rouge 1988, les voilà en route – « route sans ornements, paysage rectiligne de forêts ». Sa femme est plus enthousiaste que lui, trouve la forêt majestueuse, la lumière différente. A Liepaja, « l’ancienne Libau », premier rendez-vous manqué avec le Résurrecteur, mais une lectrice de français, qui a passé son temps libre à étudier le letton, lui montre le port, longtemps abandonné mais qui commence à redonner des signes de vie.

    Le directeur du magazine, inquiet de ses réponses laconiques au téléphone, insiste pour qu’il aille visiter les châteaux des « barons baltes » dont il lui avait parlé. Kauffmann les connaît déjà un peu à travers les romans de Keyserling. Kazdanga sera leur premier château en Courlande – « La concision courlandaise contre la profusion italienne. Ce n’est pas tout à fait nous, mais le moule est le même. » Le parc est grandiose. A Laidi, d’autres visiteurs les ont précédés. Pas des Français, il les reconnaîtrait – « une manière froide d’être agité, quelque chose d’à la fois saccadé et contrôlé, une façon de bomber le torse et de prendre un air harassé. Il n’est pas donné à tout le monde d’avoir un style si contradictoire. »

    Un homme, son épouse et leurs deux enfants, s’en vont dans une voiture immatriculée en Allemagne. Ils se revoient dans un « Flatotel postsoviétique », en pleine nuit, réveillés par les cris de la mère qui a besoin d’une aide urgente pour sa fille. Joëlle, médecin, soigne la petite. En remerciement, « le Professeur » les invite au restaurant. Dans une salle éclairée par la « belle lumière de juin », ils font connaissance. Cet homme d’une quarantaine d’années visite la Courlande pour la seconde fois. Il instruit de futurs designers, « des hommes concrets, créateurs de formes nouvelles ».

    Au château de Pelci, où ils se sont donné rendez-vous, les attend un pique-nique d’une abondance étonnante dans ce pays où les magasins offrent un choix assez sommaire. La conversation du Professeur révèle une grande culture historique , « il a en outre cette qualité rare de ne pas chercher à imposer son point de vue. » Tout heureux de pouvoir conduire la Skoda, il les emmène au vignoble de Sabile, sur la « colline du vin ». Les villageois sont surpris de l’entendre parler le letton. Ils décident alors de gravir ensemble le coteau jusqu’au sommet. Moment de plénitude – « L’effort nous a allégés. » Des sons à la fois « doux et tendus » montent du village.  « Je me sens en communion avec le monde. » Instant parfait, « première vraie vision de la Courlande », « une représentation familière sans châteaux, sans histoire, sans rameaux d’or. Ce pourrait être n’importe où en Europe. »

    Les visites communes se multiplient,  Joëlle Kauffmann taquine son mari : « Tu dois t’y faire, il connaît parfaitement son sujet. C’est une chance pour toi. » Le Professeur, jamais à court de ressources ou d’anecdotes historiques, est un « compagnon de voyage rêvé ». Lorsque celui-ci embarque avec sa famille sur un ferry, Kauffmann a le sentiment que pour lui aussi, « la fête est finie ».

    C’était avant de découvrir « la maison du lac », une maison isolée « au milieu des forêts enneigées », très moderne, complètement ouverte sur le paysage. Ils décident de prolonger leur séjour – « La vérité de ce pays, c’est l’hiver », disait le Professeur. L’évocation des « Frères de la forêt », groupes de résistance aux Soviétiques, lui rappelle l’oncle de Mara, qui en faisait partie. Ce n’est que longtemps après son retour en France qu’il aura de ses nouvelles.

    Et la Courlande où sa femme et lui ont connu « une digression exceptionnelle » dans leur mode d’existence se rappellera à lui en la personne de Vladimir, un jeune rocker russophone qui les avait guidés dans Karosta, à qui, à sa demande, il a envoyé un dictionnaire anglais-letton, et qui débarque carrément chez eux. Apprenant que le reportage n’a jamais été publié, le jeune homme n’hésite pas à lui intimer d'écrire un livre.

    Courlande est le récit curieux, aux sens positifs du terme, des pérégrinations d’un humaniste. Un livre de bonne compagnie qui donne un corps et une âme aux syllabes si fluides, en français, d’une région d’Europe : Kurzemē, la Courlande.

     

  • Disait l'autre

    Gouweloos Plage.jpg

     

    « Voyager disait l’autre voyager rajeunit

    En quittant Bucarest j’ai retrouvé mon nid

     

    tout neuf mes œufs rangés – poèmes en plan menus

    projets – et Pénélope avec un homme nu

     

    que je pris pour Ulysse et qui n’était   ô mère

    que moi sale et barbu comme on revient de mer

     

    bredouille ayant mangé sa faim d’air d’îles d’eau

    et juré ses grands dieux de vivre sur le dos

     

    les yeux rivés au ciel à brouter les nuages

    qui vous allègent seuls   et de l’âtre et de l’âge. »

     

    Guy Goffette, Blues du mur roumain – VII (Le pêcheur d’eau)

     

  • Délicatement

    « Il passa devant le clavier. Parfois, tellement absorbé par la mécanique d’un piano, il en oubliait de remarquer la beauté de l’instrument. Les Erard construits à la même époque que celui-ci étaient souvent richement décorés de marqueterie, ils avaient des pieds sculptés, et même, au-dessus du clavier, un panneau à plate-bande. Celui-ci était plus simple. Un placage en acajou brun foncé descendait jusqu’aux pieds incurvés, féminins de forme, délicatement sculptés, presque suggestifs. Voilà pourquoi l’usage en Angleterre voulait qu’on cache d’un tapis les pieds des pianos. Sur le panneau, au-dessus du clavier où s’inscrivait en nacre le nom de la marque, un dessin élégant s’ornait à chaque extrémité d’un bouquet de fleurs. La caisse était lisse, sobre, monochrome. »

     

    Daniel Mason, L’accordeur de piano 

    Logo Erard (Wikimedia commons), photo de Gérard Delafond.jpg

     

     

  • Un piano en Birmanie

    « Un alliage irrésistible de Kipling et Conrad à leur tout meilleur. » Compliment de taille pour un premier roman : L’accordeur de piano, de Daniel Mason (né en 1976). Ce biologiste américain a passé un an en Birmanie pour y étudier la malaria, près de la frontière sud du Thai-Myanmar. Un jour où il voyageait sur une barge, à un petit embarcadère il avait entendu « soudain un son étrange s’élever des épais fourrés. » Un air joué au piano, peut-être un enregistrement, en tout cas « terriblement faux ». 

     

    Edgar Drake, accordeur de piano à Londres, reçoit en octobre 1886 une lettre du Ministère de la Guerre. On l’informe du curieux caprice d’un médecin-major en Birmanie, Anthony Carroll, qui a réussi à établir un fort dans les Etats Chan et y occupe un poste stratégique : il a fallu lui envoyer là-bas, avec mille difficultés, un
    piano à queue Erard de 1840. Et voilà qu’il réclame à présent un accordeur spécialisé, Drake lui-même. « Un piano à queue de 1840, c’est une beauté, se dit-il. Il plia délicatement la lettre, la glissa dans la poche de sa veste. Et la Birmanie, c’est loin. »

     

    Au ministère, un colonel lui fait le portrait de Carroll, un médecin qui a mis sa science au service des pauvres avant de se rendre en Birmanie où il a multiplié les missions spéciales, en plus de ses responsabilités hospitalières. Il y a appris la langue Chan. Drake aimerait disposer de précisions sur l’état du piano, or c’est la personnalité d’un homme hors du commun mêlé aux affaires militaires qu’on lui décrit, qui « a fait plus et mieux à lui tout seul que plusieurs bataillons. (…) S’il faut un piano pour maintenir Carroll en place, ce n’est pas trop cher payé. » Mais, insiste le colonel, « c’est à notre service que vous serez, et pas au sien. Ses idées peuvent être… séduisantes. »

     

    Edgar Drake rentre chez lui en retard. Katherine, sa femme depuis dix-huit ans, y est habituée, mais pas à ce que son mari lui cache une nouvelle importante. En son absence, un soldat est venu apporter des papiers, a fait allusion au courage qu’il faut pour se rendre dans un pays en guerre, et elle est déçue qu’il ne lui en ait pas parlé. Elle a compris qu’il ne peut refuser ce grand voyage et lit elle-même la documentation, qui la fait rêver, « mais elle était assez contente de ne pas partir elle-même. »

     

    Le 26 novembre 1886, l’accordeur « au service de Sa Majesté » embarque dans un épais brouillard. « Blanc. Comme une page vierge, comme de l’ivoire brut, quand l’histoire commence, tout est blanc. » Le voyage l’enivre de sensations nouvelles et s’enrichit des histoires que lui racontent d’autres passagers, anecdotes, contes, rêves. Sur le paquebot qui l’emmène de Calcutta à Rangoon, Drake lit les rapports de Carroll, décidément très cultivé, sur l’histoire des Chan « qui se désignent eux-mêmes comme Tai ou Thai », dont le royaume s’est organisé au dix-septième siècle en petites principautés « comme les débris d’un beau vase de porcelaine ».

     

    A huit mille kilomètres de chez lui, Drake découvre les mœurs anglaises en Birmanie, mais se montre surtout attentif aux paysages, aux sons, aux couleurs, aux ambiances. A Mandalay, l’armée lui octroie une petite maison où Khin Myo, une ravissante Birmane, est à son service. Mais les jours passent et le départ pour Mae Lwin, où l’attendent Carroll et le piano, est sans cesse reporté, pour des raisons de sécurité ou de bureaucratie, pense Drake. Lorsque lui parvient une lettre du médecin lui demandant de prendre la route immédiatement avec son messager et Ma Khin Myo, ils partent tous les trois sur des poneys, à l’insu des militaires.

     

    Les amateurs d’aventures et de dépaysement ne manqueront pas la fabuleuse rencontre entre un accordeur de piano et un médecin militaire hors norme, qui préfère la cueillette des plantes exotiques à la chasse aux tigres, qui juge la politique « d’un ennui mortel » et qui a fait construire un fort de bambou dans « un lieu tout désigné pour un amateur de musique ». Drake prendra plus que son temps pour accorder l’instrument, captivé par la riche personnalité de son hôte, par l’accueil des Chan, par la compagnie de Khin Myo, une fleur dans les cheveux ou un parasol à la main. Mais
    il est dans un pays en guerre, et le paradis birman peut se muer en enfer. N’en disons pas plus. Un jour où Carroll et Drake font route ensemble vers une destination dangereuse, le médecin explique que « selon un adage Chan, lorsque les gens meurent, c’est qu’ils ont accompli ce qu’ils avaient à faire. Ils sont devenus trop bons pour ce monde. »

     

    Mado avait attiré mon attention sur ce roman. Je l’ai lu en pensant souvent à d’autres voyageurs d’aujourd’hui en Asie du Sud-Est, séduits eux aussi par le Myanmar.

  • Comme une offrande

    « Il aurait fallu qu’elle lui dise mieux la beauté du monde. Pourquoi, quand on évoque un voyage, n’en raconte-t-on d’abord que les épreuves ? Alors que ce
    qui vous reste, à vous, le plus souvent, ce sont des moments où il ne se passe rien, où le monde vous vient comme une offrande – à la condition de se rendre transparent. Peut-être parce que ce reste-là, la seule chose vraiment importante, était indicible. »

    Michel Le Bris, La beauté du monde

    Buffles d'Afrique (african buffalo kenya sur wikimedia commons).jpg