Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

voyage - Page 12

  • Comme une offrande

    « Il aurait fallu qu’elle lui dise mieux la beauté du monde. Pourquoi, quand on évoque un voyage, n’en raconte-t-on d’abord que les épreuves ? Alors que ce
    qui vous reste, à vous, le plus souvent, ce sont des moments où il ne se passe rien, où le monde vous vient comme une offrande – à la condition de se rendre transparent. Peut-être parce que ce reste-là, la seule chose vraiment importante, était indicible. »

    Michel Le Bris, La beauté du monde

    Buffles d'Afrique (african buffalo kenya sur wikimedia commons).jpg
  • Charmant désordre

    « Je choisis une librairie, attiré par l’exposition des poèmes de Hofmannsthal. L’échoppe, très étroite, forçait les chalands à se serrer auprès des longues tables. Un charmant désordre mêlait toutes sortes d’éditions anciennes et modernes : romans, cartes postales, livres de photographies, compulsés librement par les curieux, formaient des piles instables. L’air sentait l’encre d’imprimerie et le bois ciré. D’autres essences, ajoutées aux fumées d’un poêle à charbon, se dispersaient en courants rapides : le parfum d’une lectrice, l’odeur d’un
    manteau encore empreint de la fraîcheur des rues. »

    Robert Alexis, La véranda

    Alexis La véranda (couverture Points).jpg
  • La véranda d'Alexis

    « Véranda », ce mot qui nous vient du portugais par l’intermédiaire du hindi et de l’anglais, m’a toujours attirée par sa promesse de lumière et d’échange intime entre le dedans et le dehors. Il m’avait déjà poussée vers un roman plutôt mélancolique de Salvatore Satta (La véranda, 1981), auquel j’ai nettement préféré La véranda de Robert Alexis (2007), découverte en ce début d’année. 

    Klimt Chambre sur l'Attersee.jpg

    Klimt, Chambre sur l’Attersee

     

    « La neige. Un paysage sous la neige. » Les premiers mots du récit, qui semblent évoquer notre hiver, correspondent aux visions d’un passager de train, peut-être en son dernier voyage, ce qui laisse infiniment de place aux souvenirs. Constantinople, Cassis… Dans sa rêverie, le narrateur garde les yeux ouverts : une jeune femme qui descend à Vienne, après avoir essayé en vain d’engager la conversation avec lui, ramène les images de nuits passées dans l’un ou l’autre grand hôtel viennois, de concerts, de restaurants, de soirées au cabaret. « Ma vie avait suivi le cours habituel réservé aux riches héritiers. Mais ce que certains prenaient pour les méandres d’une oisiveté privée de fin, je le considérais comme une recherche sans limite. »

     

    Lors de la traversée d’un lac autrichien, comme il savourait le paysage, il avait aperçu pour la première fois, dans un panorama qu’il pensait connaître, une haute bâtisse dans les bois à flanc de colline, une terrasse à balustres avec, sur la gauche, « une véranda soutenue par des colonnettes ». Plutôt qu’au sentiment de « déjà vu » qui lui avait fait soudain battre le cœur, alors qu’il n’était jamais venu en cet endroit par le passé,
    il préférait croire à une « fulgurance » du hasard, née d’une affiche « vantant la beauté de Steinbach » sur le quai d’une gare et à cause de laquelle il s’était rendu dans cette région. « Cette paix intérieure, cette tranquillité de l’âme, je les dois à ce que je vécus au bord de l’Attersee. »

     

    Le roman de Robert Alexis – un mystérieux écrivain lyonnais édité chez Corti - conte l’étrange relation entre l’éternel voyageur et cette maison « reconnue » pour la sienne, d’emblée. Il se renseigne. La villa appartient à un comte, un original que personne n’a jamais vu, un homme « sans âge ». Deux femmes, l’une de vingt-cinq ans, très belle, une autre plus âgée, toutes deux en sombre, s’en occupaient. L’adresse d’un notaire figure sur la grille, pour un éventuel acquéreur. « Je me souviens de ce moment comme l’un des plus forts de ma vie. » Aux sensations et aux réminiscences provoquées par sa première visite se mêlent une voix de femme, des rires, des silhouettes. « Une telle fantasmagorie ne m’étonnait pas. Je reconnaissais les hallucinations provoquées par la prise régulière d’Ayahuasca » - cette poudre des shamans en Amérique du Sud à laquelle un ami l’a initié.

     

    S’il accepte d’entrer dans ces mystères, le lecteur de La véranda embarquera dans une intrigue très romanesque, de la visite chez le notaire à la rencontre avec la propriétaire de la villa. La comtesse habite à Salzburg un immense appartement très dépouillé, suivant la volonté paternelle, à l’inverse de la maison de Linz où se superposent les tissus et les tapis, les bouquets et les meubles – « Les femmes, plus que les hommes, aiment la compagnie des choses. » Ils s’entendent parfaitement, Alicia et lui, et se réapproprient ensemble la charmante demeure, dans une complicité rare.

     

    Jusqu’à ce que l’appel du voyage entraîne à nouveau l’incurable vagabond à Bucarest, où l’attend la jeune Clara, puis en Orient, malgré l’épidémie de choléra à Istanbul. Reverra-t-il Linz un jour ? A-t-il vécu ? A-t-il rêvé ? Sans chronologie véritable, éveillée par le spectacle du monde, nourrie des élans de l’imaginaire, c’est une collection de tableaux vivants qui nous est proposée par Robert Alexis. Avec le goût du mot rare, parfois précieux, il trace peu à peu les lignes de force d’un destin partagé entre le mouvement et l’immobilité, entre le dehors et le dedans d’une vie, entre le présent et le passé, où même l’identité des êtres reste incertaine.

     

  • On voyage

    « On voyage : plaisir dispendieux, parfois corvée, devenu d’ailleurs, sous sa forme authentique, de plus en plus rare. On voyage pour s’instruire – ce cliché dit tout – ; pour remplacer la routine immobile par une routine qui bouge, pour s’éprouver à la pierre de touche d’une terre et d’un ciel différents, d’autres animaux et d’autres hommes, pour réviser ou pour enrichir l’image qu’on s’était faite d’eux. On voyage pour mourir un peu moins ignorant de la planète sur laquelle on vit. Le tournis des tours organisés est autre chose. »

     

    Marguerite Yourcenar (Inédit, s.d., cité dans Le Bris des routines) 

    Cosmos.jpg
  • Hors d'Europe

    Au milieu de Marguerite Yourcenar – Le bris des routines, Michèle Goslar aborde les excursions hors d’Europe de la première femme écrivain à l’Académie française. D’abord l’Amérique du Nord, où elle se rend pour la première fois en 1937, avec Grace Frick. Quand elle y retourne deux ans plus tard, elle se heurte à la nécessité de travailler comme professeur de littérature et d’art, dans la banlieue de New York, et à un mode de vie « plus rude et plus factice qu’en Europe » (M. G.), jusqu’à ce que l’acquisition de Petite Plaisance, « sa maison de Northeast Harbor », ramène une
    vie plus paisible et plus propice à l’écriture.
     

    Yourcenar Petite Plaisance.jpg

    Petite Plaisance, une photographie de Pierre Mackay sur Panoramio et Google Earth

     

    La personnalité de Father Divine, un « thaumaturge alors célèbre, objet d’un culte passionné pour une bonne partie des Noirs de Harlem, couvert par ses fidèles, presque toujours misérables, de dollars qu’il redistribuait à de plus pauvres encore » nourrira dans L’œuvre au Noir « l’extraordinaire figure de Hans Bockhold, le comédien visionnaire, charlatan et Dieu-Roi » (Blues et gospels).

     

    Des Indiens d’Amérique, elle admire un mode de vie à l’opposé de notre « civilisation du gâchage » : « Ils avaient le sentiment qu’il fallait passer sur terre en laissant le moins possible de traces. Ne pas peser sur la terre. Tout est là. » (Entretien pour Marie-Claire, 1978). Dans Le cheval noir à tête blanche, des contes pour enfants, Yourcenar rend hommage aux Abenakis : « Ils n’en portent pas moins le beau nom commun à toutes les tribus huronnes établies à l’est du Maine, les Abenakis, le peuple de l’aurore. » 

     

    « Je croyais la connaître, la vie, mais c’est le jour où je l’ai rencontrée dans l’anonymat total des grandes villes américaines, dans une civilisation alors pour moi sentie comme très différente de celle de l’Europe, plus tard sur les routes du Sud ou du Nouveau-Mexique, et enfin dans la région que j’habite ici, explique-t-elle à Matthieu Galey venu l’interviewer à Petite Plaisance en 1979, que j’ai appris le peu qu’on est dans l’immense foule humaine et combien chacun est obsédé de
    ses propres soucis et combien, au fond, nous nous ressemblons tous. Cela m’a été très utile. »

     

    Dans ses randonnées sur l’île des Monts-Déserts« en un sens, l’île d’Achille… », un beau texte est consacré à une visite des Jardins Rockfeller, Matinée de grâce (25 juillet 1973). En revanche, la période de chasse ruine l’harmonie, provoque en elle révolte et dégoût. Sa vision du Canada accumule aussi les connotations négatives : « Nulle part on n’a le sentiment d’un site humain enfonçant amicalement dans le sol ses racines, marié à lui comme les moindres villages d’Italie à leurs vignes, ou les fermes scandinaves à leurs labours bordés de sapinières. Personne n’a ornementé au-dehors les maisons pour le plaisir des yeux, ni fleuri les jardins, ni tracé de petits sentiers nonchalants à l’orée des bois. La dure vie dans un climat dur n’a conseillé à l’homme que l’agression et l’exploitation. » (Le Tour de la prison).

      

    Lors d’une conférence à Québec intitulée « Si nous voulons encore essayer de sauver la terre », en 1987, Marguerite Yourcenar résume sa pensée : « La formule « Terre des hommes » est extrêmement dangereuse. La Terre appartient à tous les vivants et nous dépendons en somme de tous les vivants. Nous nous sauverons ou périrons avec eux et avec elle. »

     

    En Afrique, qu’elle découvre avec Jerry Wilson, elle apprécie la « sauvage beauté » du Maroc. Sur l’Egypte, visitée une seule fois, elle n’écrit guère. En Asie, le Japon où elle voyage pendant trois mois en 1982 sera l’objet principal d’un recueil d’essais, Le Tour de la prison. On y trouve de très belles réflexions sur le sens du voyage et sur son altération par le tourisme de masse. « Mais ce qui s’impose peut-être le plus au cours des grandes et petites péripéties qui font de chaque vrai voyageur un aventurier, ce sont sans doute des visages. Que nous le voulions ou non, même chez les plus adonnés au spectacle naturel ou à la contemplation esthétique, même chez les plus accablés par le pullulement humain qui dévalorise l’homme, certains visages surimpressionnent tout. »

     

    Usage du chapelet bouddhique, beauté des vêtements drapés sur les peaux lisses et nues en Thaïlande, magasin de soieries de Jim Thompson à Bangkok « avec ses murs tapissés, comme une bibliothèque l’est de livres, de centaines de rouleaux d’étoffes rangés par nuances », aux impressions de Yourcenar la voyageuse qui composent Le Bris des routines est jointe en annexe une conférence donnée à Tôkyô en 1982, Voyages dans l’espace et voyages dans le temps. Yourcenar la termine ainsi : « Nous sentons qu’en dépit de tout, nos voyages, comme nos lectures et comme nos rencontres avec nos semblables, sont des moyens d’enrichissement que nous ne pouvons pas refuser. »