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alexis

  • Lignée

    Alexis L'eau-forte.jpg« Bien, bien… répondit Maleval en pointant sur ceux qui les observaient un regard plein de fierté. C’est lui qui avait mené au café le dernier des Roccanges, une race singulière, faite d’hommes silencieux vivant à la limite du monde civilisé, une lignée de rebouteurs et de faiseurs de plantes guérisseuses, des gens simples et désintéressés, mais des gens différents des autres par l’eau calme de leurs yeux, leurs mains dont les travaux n’avaient pas gâté une délicatesse presque féminine, et une intelligence, ou plutôt un instinct, qui faisait d’eux des êtres à part, plus proches des bêtes que des humains, les bêtes vives des fourrés, agrippées aux parois des collines ou allant leur course agile et sûre dans l’odeur des saisons. »

    Robert Alexis, L’Eau-forte

  • L'Eau-forte

    La quatrième de couverture de L’Eau-forte, dernier roman de Robert Alexis, éclaire son titre : « Quand l’amour et la haine du monde se rencontrent, ça donne une eau-forte, de l’acide qui mord le cuivre protégé par un vernis, ou des mots qui s’en prennent au vernis des apparences. » Voilà qui intrigue, de même que l’intitulé de ses deux parties, « L’Iliade » et « L’Odyssée ».

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    En direction du Mont Mouchet (source)

    On fait connaissance avec Pierre Roccanges dans un luxueux hôtel indien au bord de l’océan. Malgré le danger, il va nager là où de forts courants ont déjà fait des victimes, lutte victorieusement. A la piscine, le soir, il remet en place l’épaule du boy qui a pressenti son pouvoir. Flash-back au chapitre 2. Pierre, quatorze ans, tartine son pain de miel, décidé à se rendre au village malgré la neige qui redouble. Il n’a plus de mère. Son père ne lui dit rien, ni d’aller ni de ne pas aller à l’école ; à cette saison il tresse l’osier et vend au marché ses vanneries et ses fromages de chèvre. « Ce n’était pas tant la neige qui rebutait le garçon, mais la perspective de rester la journée entière avec son père, enfermé dans la cuisine ou dans l’étable (…) ». 

    A l’école communale, personne. Les cloches sonnent à l’église. En rue, il croise monsieur Brusson, son professeur, avec un cabas de légumes. Il est veuf, en dernière année avant la retraite, estimé pour son autorité naturelle, sa gentillesse, et en plus « il avait jadis dirigé un réseau de résistants ». – « C’est Noël, mon garçon. Tu es en vacances ! Tu ne savais pas que c’était Noël ? » « Il était là-haut si éloigné de tout, prisonnier de ses rêveries et libéré par elles, un seigneur en devenir et, en attendant, un petit être privé des codes nécessaires, rien qui puisse épouser la forme des enfances communes, un tout qui moussait sous sa peau et énervait son âme. »

    Brusson retient Pierre à l’école, lui trouve des vêtements de rechange, lui prépare une soupe. Quand l’enfant l’interroge sur un tableau où figure un cheval noir sans cavalier et lui dit aimer « quand les choses sont là mais qu’elles sont invisibles », le professeur comprend qu’il a affaire à un garçon précoce, d’une curiosité sans bornes et d’une grande intelligence.

    A cause de la tempête, Pierre ne rentre chez lui que le lendemain. A la ferme, il n’y a plus personne, juste une enveloppe : « ne m’attends pas, je ne reviendrai pas. » Quand il va la montrer à Brusson, celui-ci l’invite à rester avec lui, mais Pierre a de quoi vivre à la ferme et rien ne l’oblige à retourner à l’école. Il connaît le travail de son père. Pour le reste, Brusson lui promet de l’aider. « A la tête d’un royaume dont il ignorait à peu près tout », le garçon est à la fois malheureux mais fier, « comme un héritier précoce ».

    Robert Alexis raconte la vie peu commune de Pierre Roccanges dans le pays du Gévaudan, sur les traces de son père, comme lui attaché à leurs terres, aux animaux, aux plantes, mais plus ambitieux. Gavo, leur cheval de trait, a été sauvé de la boucherie par son père, connu pour ses pouvoirs de guérisseur. Le garçon prépare les fromages, nourrit les bêtes. Un jour, Charlaine, une fillette devenue pupille du Berthuit, le fermier voisin, lui apporte une convocation déposée par les gendarmes. Pierre apprend que, malgré la disparition de son père, il peut continuer à vivre aux Roccanges : les cinquante hectares de terrain et tout ce qui s’y trouve lui appartiennent, mais il n’en aura la jouissance totale qu’à vingt-et-un ans. En attendant, il aura Jacques Brusson pour tuteur.

    Le garçon s’aide d’un album où son père notait tout, recettes, formules, expériences, procédés, éphémérides, un guide sûr pour les travaux de la ferme et de la maison. Il aime apprendre, travailler, progresser, on sent très vite qu’il a hérité des dons de son père. Découvrant que Le Berthuit maltraite Charlaine et qu’il fait paître ses bêtes sur une terre qui lui appartient, il lui laisse la pâture en échange de Charlaine, à qui il a offert une robe pour remplacer ses haillons. Elle l’aide à la traite des chèvres, se montre douée pour le fromage. Sans peur de la nuit ni des chiens, la sauvageonne est flanquée d’un molosse qui n’obéit qu’à elle, Baal.

    Avant la Révolution, apprend le garçon, les Roccanges étaient « les seigneurs du coin, avec château et tout le tremblement », mais travaillant comme les autres. Pierre a le goût du travail bien fait, des produits de caractère. Les gens le sollicitent pour soigner leurs maux, ce qu’il fait toujours gratuitement. Brusson, quand il visite la ferme, découvre au grenier de grands tableaux de maîtres flamands et dans la chambre du père, des livres anciens de toutes sortes. Il continue à lui enseigner ce qu’il sait. Il a pris Pierre et Charlaine en affection, leur reconnaît quelque chose qui les différencie des autres « dans leurs paroles et dans leur conduite ».

    Pierre fait prospérer la propriété et, dès qu’il le peut, rachète des terres, des biens : « Je retrouve ce qui est à moi. On nous a tout pris, je reprends tout. » Il rêve de reconstruire le château des Roccanges dont il ne reste presque rien. L’eau-forte est le récit d’une reconquête, en même temps qu’un magnifique hommage à la terre jusque dans la connaissance des plantes, le maniement des outils, la qualité du geste, le langage des pierres. La réussite du jeune Roccanges fait jaser. Jusqu’où ira-t-il ? L’orphelin se mue en héros foncièrement solitaire, jamais en paix, malgré son amitié pour Brusson et son affection pour Charlaine. Son « Odyssée » loin de ses terres sera un nouvel affrontement avec le monde et avec ses propres démons.

    L’Eau-forte est un roman énigmatique, au style recherché, avec des personnages hors du commun. Pierre ne fuit pas les autres, mais il est à part. Charlaine aussi, son double nocturne. Il cherche à réaliser ses rêves, quitte à se mettre à l’épreuve. Robert Alexis donne là un récit captivant, une quête des sens et des signes où s’affirme une absolue singularité.

    Merci aux éditions PhB pour cet envoi.

  • Ce poids tendre

     En tous sens et à tout vent* / 5       

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    Ce poids tendre sur mon épaule,
    Cet oiseau blotti dans mes doigts, 
    Ce toucher de branche de saule 
    Qui résiste et plie à la fois,
    Ce tiède museau dans la neige,
    Ce fardeau qui m’est un pardon,
    Le baiser qui se prend au piège,
    Ce confiant petit faucon,
    Cette volontaire hirondelle,
    C’est ta main, distraite et fidèle. 

    Alexis Curvers, Cahiers de poésie 1922-1949 

    *Colette Nys-Mazure, Christian Libens, Piqués des vers ! 300 coups de cœur poétiques, Espace Nord, 2014.

     

  • Charmant désordre

    « Je choisis une librairie, attiré par l’exposition des poèmes de Hofmannsthal. L’échoppe, très étroite, forçait les chalands à se serrer auprès des longues tables. Un charmant désordre mêlait toutes sortes d’éditions anciennes et modernes : romans, cartes postales, livres de photographies, compulsés librement par les curieux, formaient des piles instables. L’air sentait l’encre d’imprimerie et le bois ciré. D’autres essences, ajoutées aux fumées d’un poêle à charbon, se dispersaient en courants rapides : le parfum d’une lectrice, l’odeur d’un
    manteau encore empreint de la fraîcheur des rues. »

    Robert Alexis, La véranda

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  • La véranda d'Alexis

    « Véranda », ce mot qui nous vient du portugais par l’intermédiaire du hindi et de l’anglais, m’a toujours attirée par sa promesse de lumière et d’échange intime entre le dedans et le dehors. Il m’avait déjà poussée vers un roman plutôt mélancolique de Salvatore Satta (La véranda, 1981), auquel j’ai nettement préféré La véranda de Robert Alexis (2007), découverte en ce début d’année. 

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    Klimt, Chambre sur l’Attersee

     

    « La neige. Un paysage sous la neige. » Les premiers mots du récit, qui semblent évoquer notre hiver, correspondent aux visions d’un passager de train, peut-être en son dernier voyage, ce qui laisse infiniment de place aux souvenirs. Constantinople, Cassis… Dans sa rêverie, le narrateur garde les yeux ouverts : une jeune femme qui descend à Vienne, après avoir essayé en vain d’engager la conversation avec lui, ramène les images de nuits passées dans l’un ou l’autre grand hôtel viennois, de concerts, de restaurants, de soirées au cabaret. « Ma vie avait suivi le cours habituel réservé aux riches héritiers. Mais ce que certains prenaient pour les méandres d’une oisiveté privée de fin, je le considérais comme une recherche sans limite. »

     

    Lors de la traversée d’un lac autrichien, comme il savourait le paysage, il avait aperçu pour la première fois, dans un panorama qu’il pensait connaître, une haute bâtisse dans les bois à flanc de colline, une terrasse à balustres avec, sur la gauche, « une véranda soutenue par des colonnettes ». Plutôt qu’au sentiment de « déjà vu » qui lui avait fait soudain battre le cœur, alors qu’il n’était jamais venu en cet endroit par le passé,
    il préférait croire à une « fulgurance » du hasard, née d’une affiche « vantant la beauté de Steinbach » sur le quai d’une gare et à cause de laquelle il s’était rendu dans cette région. « Cette paix intérieure, cette tranquillité de l’âme, je les dois à ce que je vécus au bord de l’Attersee. »

     

    Le roman de Robert Alexis – un mystérieux écrivain lyonnais édité chez Corti - conte l’étrange relation entre l’éternel voyageur et cette maison « reconnue » pour la sienne, d’emblée. Il se renseigne. La villa appartient à un comte, un original que personne n’a jamais vu, un homme « sans âge ». Deux femmes, l’une de vingt-cinq ans, très belle, une autre plus âgée, toutes deux en sombre, s’en occupaient. L’adresse d’un notaire figure sur la grille, pour un éventuel acquéreur. « Je me souviens de ce moment comme l’un des plus forts de ma vie. » Aux sensations et aux réminiscences provoquées par sa première visite se mêlent une voix de femme, des rires, des silhouettes. « Une telle fantasmagorie ne m’étonnait pas. Je reconnaissais les hallucinations provoquées par la prise régulière d’Ayahuasca » - cette poudre des shamans en Amérique du Sud à laquelle un ami l’a initié.

     

    S’il accepte d’entrer dans ces mystères, le lecteur de La véranda embarquera dans une intrigue très romanesque, de la visite chez le notaire à la rencontre avec la propriétaire de la villa. La comtesse habite à Salzburg un immense appartement très dépouillé, suivant la volonté paternelle, à l’inverse de la maison de Linz où se superposent les tissus et les tapis, les bouquets et les meubles – « Les femmes, plus que les hommes, aiment la compagnie des choses. » Ils s’entendent parfaitement, Alicia et lui, et se réapproprient ensemble la charmante demeure, dans une complicité rare.

     

    Jusqu’à ce que l’appel du voyage entraîne à nouveau l’incurable vagabond à Bucarest, où l’attend la jeune Clara, puis en Orient, malgré l’épidémie de choléra à Istanbul. Reverra-t-il Linz un jour ? A-t-il vécu ? A-t-il rêvé ? Sans chronologie véritable, éveillée par le spectacle du monde, nourrie des élans de l’imaginaire, c’est une collection de tableaux vivants qui nous est proposée par Robert Alexis. Avec le goût du mot rare, parfois précieux, il trace peu à peu les lignes de force d’un destin partagé entre le mouvement et l’immobilité, entre le dehors et le dedans d’une vie, entre le présent et le passé, où même l’identité des êtres reste incertaine.