Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

mère et fille

  • Reflet

    « Dans le reflet de la vitrine, Laure n’était pas triste, elle avançait calmement, elle avait retrouvé sa mère. Son regard et son sourire ne trahissaient pas la peur qu’elle avait éprouvée seule là-haut. Elle avait tâché de les rendre naturels, inexpressifs, ordinaires, mais sa mère n’avait pas été dupe. Quand elle était enfant, Catherine avait posé les mêmes yeux sur sa mère. Elle s’était reconnue, mais cette fois c’était elle la mère lointaine, secrète, malheureuse. »

    Anne-Sophie Stefanini, Vers la mer

    Stefanini Couvertures.jpg



  • Sur le départ

    Le titre du premier roman dAnne-Sophie Stefanini, Vers la mer (2011), pourrait induire en erreur, le paradis nest pas garanti au bout du conte. C’est l’histoire douloureuse d’une mère, Catherine, et de sa fille, Laure, bientôt dix-neuf ans. A la fin de sa première année d’université, celle-ci vient de rompre une liaison, décidée à entreprendre seule un long voyage en Afrique – Le Livre des Voyageurs, reçu pour ses six ans, est devenu son livre de chevet, Isabelle Eberhardt son modèle – comme sa propre mère qui a quitté la sienne au même âge pour un voyage à Rome, où Laure a été conçue. 

    stefanini,vers la mer,roman,littérature française,mère et fille,voyage,solitude,maladie,culture

    Mère et fille forment depuis toujours une cellule-refuge. Laure ne connaît pas son père, sa mère est toujours restée évasive à son sujet. Comme Catherine, professeur d’histoire romaine à l’université, perpétuellement plongée dans les livres, Laure a choisi d’étudier un pan lointain du passé et de préférer la solitude tranquille du cocon familial. Avec le garçon rencontré à l’université, « elle était devenue une fille agréable (…), sortait, dansait, aimait. Mais c’était un mensonge. » Sans même parler de son départ le lendemain, elle a rompu, il n'a pas cherché à la retenir.

    Catherine « avait pensé que Laure partirait sans bruit, pas même un mot sur la console du couloir », mais sa fille lui a proposé de l’accompagner jusqu’à la mer et elles ont décidé d’aller ensemble jusqu’à Nice, dans la vieille voiture dont elles ne se servent jamais à Paris. Une voiture ramenée de Rome, dont Catherine n’a même pas les papiers, « mais cela n’avait aucune importance. » D’habitude, elles préfèrent le train, les transports en commun, mais cette fois ce sera comme une aventure de prendre la route à elles deux.

    Leur voyage commence gaiement, plein de rires et de paroles, et puis Laure, qui ne sait pas conduire, s’endort. Après Auxerre, Catherine s’arrête sur une petite aire d’autoroute, fatiguée. Sa discipline quotidienne lui a permis jusqu’alors d’endurer ses angoisses – « elle connaissait le mal dont elle souffrait » - mais à présent elle ne ressent plus ni peurs ni désirs, « il ne restait qu’un grand vide. » Quand Laure se réveille, elle va chercher deux cafés au distributeur, puis elles repartent dans la nuit.

    Chez Catherine, tout déborde : son bureau, ses placards, ses bibliothèques. Elle ne range pas, ne se soucie de rien, paye ses impôts sans vérifier. Ni papiers, ni contrat d’assurance. Ses souvenirs de Nice affluent malgré elle : sa mère y est morte, devenue incapable de compter, de retenir son âge ou celui de sa fille. Sa maladie avait été prise en charge à un âge trop avancé, selon les médecins, qui s’étaient également enquis de sa santé à elle. Elle n’en a jamais parlé à Laure, « pour la protéger de cette peur, de cette souffrance ». Ni des premiers symptômes de la maladie d’Alzheimer reconnus chez elle-même.

    L’éclatement du pneu avant gauche sonne un retour désagréable au présent et à la réalité. Catherine et Laure n’arrivent pas à changer la roue. Le garagiste qui les dépanne s’inquiète de l’état de leur véhicule, qui serait à vérifier avant de continuer. Il envisage de l’immobiliser, de prévenir la police, mais je ne sais quoi dans le regard de ces deux femmes l’en dissuade, et chacun repart de son côté.

    Vers cinq heures du matin, mère et fille décident de faire une étape – Nice est encore loin et elles étouffent un peu. Elles s’arrêtent à Vienne, près de la gare où un bar-tabac vient d’ouvrir. « Vienna, la ville au bord de l’eau » : elles vont marcher le long du fleuve, puis s’aventurent dans les ruelles de cette ville modeste autrefois « cité romaine importante ». Les souvenirs de Rome affluent, mais Catherine n’explique rien, ne dit rien, laisse Laure la précéder sur le chemin archéologique.

    Chacune rumine de son côté. Catherine pense à sa mère, à Rome. Laure comprend soudain qu’elle ne veut pas vivre comme sa mère, que leur séparation marquera la déchirure : « j’irai à Alger, à Annaba, à Tunis, à El Oued, à Cagliari aussi et puis je retrouverai l’Afrique, Ouergla et Aïn Sefra. » Un intrus habillé de gris s’incruste, insiste pour leur faire visiter le site du théâtre, elles n’arrivent pas à s’en défaire. 

    Au bout de cette journée, elles ne retrouvent plus la voiture. Arriveront-elles un jour à Nice ? Arriveront-elles à se parler ? à se séparer ? Vers la mer est une dérive lente hantée par les non-dits, les désirs et les peurs. Une quête émouvante, angoissante aussi, de sa propre vérité, difficile à partager. « Je voulais que ce soit un livre sur le voyage, et comprendre ce qui pousse à partir », a confié Anne-Sophie Stefanini dans un entretien. Récit d’un voyage ou d’une fuite ? L’étranger, c’est parfois le plus proche, et non le plus lointain.

  • Regret

    « Je ne ressens maintenant que du regret quant à mon attitude à l’égard de Keiko. Dans ce pays-ci, après tout, il n’est pas surprenant de voir une jeune femme de cet âge exprimer le désir de partir de chez elle. Tous mes efforts n’ont abouti, semble-t-il, qu’à l’amener, le jour où elle est enfin partie – il y a de cela presque six ans – à rompre tout lien avec moi. Mais aussi n’avais-je jamais imaginé qu’elle pouvait m’échapper aussi vite et passer hors de ma portée. Je ne voyais qu’une chose : même si ma fille était malheureuse à la maison, elle n’aurait pas été de taille à se mesurer avec le monde extérieur. C’était pour mieux la protéger que je m’opposais à elle avec tant de véhémence. »

     

    Kazuo Ishiguro, Lumière pâle sur les collines

    ishiguro,lumière pâle sur les collines,roman,littérature anglaise,japon,mère et fille,culture

     

  • Un passé à Nagasaki

    Etsuko vit seule dans la campagne anglaise, l’image même de l'Angleterre telle qu’elle se l’imaginait quand elle vivait encore au Japon. Elle se souvient de la visite de sa fille Niki, la première après le suicide de sa fille aînée Keiko. A la cadette, elle voulait donner un prénom anglais, mais son mari préférait un nom japonais et ils étaient tombés d’accord sur ce prénom, Niki, vaguement oriental. Très vite, Etsuko a senti que sa fille, nerveuse, avait hâte de retrouver son appartement et ses amis londoniens. Pour Niki, sa sœur était quelqu’un qui la faisait souffrir, et elle n’était pas à son enterrement.

    ishiguro,lumière pâle sur les collines,roman,littérature anglaise,japon,mère et fille,culture

    Cette visite pleine de tension et de non-dits – « la mort de Keiko n’était jamais loin ; elle planait au-dessus de chacune de nos conversations » – réveille les souvenirs d’Etsuko, en particulier l’amitié d’une femme qu’elle a connue quand elle habitait Nagasaki, bien avant de rencontrer le père de Niki, un Anglais. Et pourtant, Sachiko et elle ne s’étaient fréquentées que quelques semaines cet été-là, dans le soulagement de l’après-guerre, même si on se battait encore en Corée. Ce retour dans le passé est le sujet principal de Lumière pâle sur les collines (A pale view of hills, 1982), le premier roman de Kazuo Ishiguro, avant Un artiste du monde flottant, Les vestiges du jour et Auprès de moi toujours. Né à Nagasaki en 1954, l’écrivain devenu citoyen britannique est arrivé en Angleterre à l’âge de cinq ans.

     

    Avec Jiro, son premier mari, Etsuko vivait dans un des nouveaux immeubles reconstruits après le bombardement dans un quartier à l’est de la ville, non loin d’une rivière à laquelle on accédait en traversant des terrains vagues que beaucoup jugeaient insalubres. « Une maisonnette en bois avait survécu aussi bien aux ravages de la guerre qu’aux bulldozers du gouvernement. » Etsuko la voyait de sa fenêtre et savait par des voisins qu’une femme réputée peu sociable et sa petite fille vivaient dans cette bicoque. Elle-même était alors enceinte de trois ou quatre mois.

     

    Elles se rencontrent un jour sur le chemin, et Etsuko signale à cette femme d’une trentaine d’années ou plus (son visage paraît plus âgé) qu’elle a vu sa fille se bagarrer assez méchamment avec deux autres enfants, du côté des ravins. Sachiko n’a pas l’air inquiète, mais la remercie : « Je suis sûre que vous allez être une excellente mère. » Elle doit aller en ville, et Etsuko accepte de s’occuper de la petite Mariko pour la journée. La fillette de dix ans ne va pas à l’école, les paroles d’Etsuko ne semblent pas l’atteindre.

     

    La première fois que Sachiko l’invite chez elle, Mariko lui montre leur chatte qui va avoir des petits et parle d’une femme « de l’autre côté de la rivière » : celle-ci lui a promis de l’emmener chez elle et de prendre un chaton. Pour Sachiko, la petite a surtout beaucoup d’imagination. Quant à elle, il lui faudrait du travail et elle aimerait que sa voisine la recommande à Mme Fujiwara qui vend des nouilles en ville. Etsuko admire le joli service à thé en porcelaine pâle – Sachiko lui a parlé de la maison magnifique de son oncle et de son goût des belles choses, elle n’a pas toujours vécu aussi modestement.

     

    La marchande de nouilles, une amie de sa mère qui a bien voulu prendre Sachiko à son service, s’inquiète en voyant l’air triste d’Etsuko. Elle lui recommande, pour l’enfant à venir, des pensées agréables, une attitude positive. Tant de personnes ne pensent qu’aux morts de la guerre, elle veut regarder vers l’avant.

     

    C’est à la même période que le beau-père d’Etsuko, Ogata, vient passer quelques jours chez son fils. Jiro, qui enseigne dans l’ancien lycée de son père, est agacé par ses remarques sur un ancien condisciple dont il a lu un article très critique envers les anciens enseignants. Il trouve cela déloyal de la part de quelqu’un qu’il a lui-même présenté au directeur du lycée, et voudrait que son fils lui exprime ses doléances. Jiro parti, Ogata parle avec Etsuko du futur enfant : elle aimerait lui donner le prénom de son beau-père, si c’est un fils, ou l’appeler Keiko, si c’est une fille.

     

    Ishiguro met peu à peu des situations en place, y dispose ses personnages comme les pièces de cette partie d’échecs jamais terminée entre Jiro et son père, et cela crée un climat d’attente, d’inquiétude. Même dans la complicité qui s’installe entre des amies, entre un beau-père et sa belle-fille, entre mère et fille, il plane comme une menace. L’avenir de Sachiko et de sa fillette farouche est lié au bon vouloir d’un soldat américain qui a promis de les emmener aux Etats-Unis. Tiendra-t-il parole un jour ?

     

    Du Japon d’après la guerre, Lumière pâle sur les collines revient dans la campagne anglaise où Niki et sa mère sont en désaccord sur presque tout – la jeune femme s’étonne d’entendre Etsuko répondre évasivement à une voisine qui prend des nouvelles de Keiko, comme si on ne l’avait pas retrouvée pendue dans sa chambre à Manchester.

     

    Les souvenirs terribles ne manquent pas dans ce roman mystérieux, où l’on n’ose pas trop s’aventurer sur le terrain des émotions, où l’on communique difficilement les uns avec les autres. Le bonheur semble absent, englouti dans l’entonnoir du passé. Pour Etsuko comme pour Sachiko. Il y a, même au sein des familles, des gouffres infranchissables.