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récit - Page 6

  • Cher instant

    Cher instant je te vois : à son dernier récit publié cette année, Caroline Lamarche a donné un très beau titre, emprunté à un poème de Samuel Beckett cité en épigraphe :
    « cher instant je te vois
    dans ce rideau de brume qui recule
    où je n’aurai plus à fouler ces longs seuils mouvants
    et vivrai le temps d’une porte
    qui s’ouvre et se referme »

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    En vers libres, les phrases s’interrompent le temps d’un passage à la ligne, un blanc sépare les séquences. Caroline Lamarche raconte la maladie, l’amitié, après avoir clairement annoncé son sujet dès le début :
    « Un poème par jour, Margarida, c’est peu
    et c’est beaucoup pour notre tendresse captive
    de ton corps mangé par le crabe sournois. »

    Margarida Guia « s’est éteinte le 19 juillet 2021 à l’âge de 48 ans. Créatrice sonore, compositrice, performeuse à la voix étonnante, elle rayonnait dans de multiples domaines. Artiste merveilleusement singulière, elle fut aussi, pour tous ceux qui l’ont connue, une amie inoubliable. » Caroline Lamarche la présente en ces termes sur son site en lui rendant hommage.

    « Je sais tout de toi par les mots que tu me laisses
    enregistrés sur ton téléphone portable. »
    Le chapeau chic acheté dans la Galerie du Roi, son métier de compositrice avec un micro à bout de bras, ses chiens, sa vie de comédienne, les souvenirs : c’est une sorte de portrait que l’écrivaine dessine au fil des pages, en même temps qu’elle reprend les mots reçus de l’amie, le temps qu’il fait, et les étapes du cancer du sein d’abord sous-estimé, puis aggravé.

    « Le poème est un flacon de larmes
    artificielles et bienfaisantes.
    Je l’ouvre trois fois par jour, verse quelques gouttes sur moi-même,
    stratégie palliative, discipline minuscule,
    un mot après l’autre, mais
    ce sont tes mots, Margarida,
    que l’aube me voit relire
    avec mes larmes de la veille. »

    Un tel récit ne se résume pas. On le lit souvent le cœur serré, on sourit quand les échanges entre les deux amies se font joueurs. Caroline Lamarche raconte le quotidien, les lectures, écritures, rencontres, les saisons. Elle déroule le fil de leur amitié, s’arrête aux instants précieux d’un mot, d’un geste. D’autres vers de Beckett se glissent dans le texte, toujours à la pointe de l’exactitude. Les deux amies savent l’issue fatale, mais entretiennent leur lien autant que possible.

    Lamarche, notre contemporaine, je l’ai découverte comme beaucoup en 1996, quand le prix Rossel lui a été attribué pour Le jour du chien. On peut lire sur Objectif plumes sa biographie et un portrait par Jeannine Paque dans Le Carnet et les Instants sous le titre : « Caroline Lamarche : une subversion sans tapage ». A la Wittockiana, j’avais admiré la manière dont Kikie Crèvecœur avait illustré ses Trognes pour un livre d’artiste. Le très beau Cher instant je te vois incite à pénétrer plus avant dans son œuvre.

  • Un combat

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    J. M. G. Le Clézio, Identité nomade

  • Le Clézio, nomade

    Identité nomade, en un peu plus de cent pages, retrace l’itinéraire personnel de J. M. G. Le Clézio (°1940), de Nice à l’Afrique, de la Bretagne à l’Ile Maurice. Dans de courts chapitres, celui-ci revient sur des faits déjà abordés par ailleurs, notamment dans Chanson bretonne (L’enfant et la guerre), comme les bombardements à Nice où il vivait avec sa mère, sa grand-mère et son frère ; il ne connaîtra qu’à l’âge de dix ans son père médecin en Afrique (L’Africain).

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    © Mahi Binebine, sans titre, bas-relief, cire et pigments sur bois, 170 x 220 cm – 2021 (source)

    Nice alors était loin de l’image luxueuse d’aujourd’hui. On n’y mangeait pas à sa faim, on y mourait de dysenterie ou de dénutrition, on n’y avait pas accès au bord de mer, fermé par des murs peints montés par les Allemands. « Le bien, c’est la joie que peut donner un moment de liberté » : cette phrase éclaire son état d’esprit dans la guerre. Celle-ci aussi : « Je crois que si on veut définir ce qu’est la guerre, je dirais que c’est un crime contre les vieux et contre les enfants. »

    Sur le bateau pour le Nigéria, à huit ans, il écrit un « roman d’enfant » où un garçon africain de son âge, perdu en Europe, retourne en Afrique pour découvrir la terre de sa famille. Pour Le Clézio, l’Afrique était « la terre de l’abondance » avec ses fruits et légumes à satiété à chaque escale, le goût des fruits tropicaux. Là-bas, même si leur mère « faisait l’école », ils goûtaient ensuite à la liberté enivrante, « lâchés dans la savane », plus libres que les enfants africains qui devaient grandir très vite, jouaient moins, devaient très tôt se rendre utiles.

    « J’ai en moi cette profonde reconnaissance que l’Afrique m’a donné la joie de vivre quand j’avais huit ans, alors que je venais d’un pays détruit. Je crois que je n’oublierai jamais cette bascule. » En 1950, son père les emmène au Maroc pour un voyage touristique – premier aperçu des injustices de la colonisation. Au Nigéria aussi, ils sont les témoins d’injustices cruelles. Le pays est alors prospère, agricole. Ensuite le pétrole « a tout détruit, tout sali, tout aboli. »

    Ses parents sont mauriciens, mais à sa naissance, « le plus petit pays de l’Union des Etats africains » n’existait pas, c’était une colonie britannique. « C’est la raison pour laquelle je signe mes livres « JMG », en effet c’est ce qui est écrit sur mon passeport britannique : sur la couverture, on mettait les initiales du prénom et jamais le nom entier. » Français par sa mère, britannique par son père : à dix-sept ans se pose la question du service militaire. Il obtiendra des sursis pour terminer ses études « médiocres ». Il fera son service dans le civil, comme professeur de sciences politiques en Thaïlande ; expulsé pour avoir parlé du trafic d’êtres humains, il sera envoyé au Mexique.

    Cette « vie aventureuse » malgré lui ne lui a pas donné d’identité stable et cela va très loin, au point d’écrire : « Encore aujourd’hui je ne sais pas qui je suis, je ne sais pas si j’appartiens à la culture française » ! Le Clézio aime beaucoup la littérature anglaise, il indique ses lectures marquantes. Sa famille est « de lointaine origine bretonne », il porte un nom breton, hérité d’un ancêtre soldat révolutionnaire qui a refusé de couper ses cheveux longs et a quitté la France en bateau avec sa femme enceinte – elle a voulu rester à l’île Maurice.

    Identité nomade évoque des racines familiales et aussi le goût de l’aventure, du voyage, des cultures étrangères (un mot que l’auteur n’emploie pas). Dans le dernier tiers de ce petit livre sont cités de nombreux auteurs anglais, marocains, suédois, allemands, américains, latino-américains, africains…

    Quelle est l’utilité de la littérature ? Que vaut la littérature dite « engagée » ? A la question de savoir « si l’art peut quelque chose », Le Clézio se rallie à la définition de Mahi Binebine – dont un tableau figure au début du livre (non trouvé en ligne, d’où le choix d’une autre illustration) –, un artiste marocain, créateur, poète et romancier « qui exprime simplement la nécessité dans laquelle nous sommes de nous rencontrer entre voisins. »

  • Curriculum vitae

    Modiano coffret.jpg« J’écris ces pages comme on rédige un constat ou un curriculum vitae, à titre documentaire et sans doute pour en finir avec une vie qui n’était pas la mienne. Il ne s’agit que d’une simple pellicule de faits et gestes. Je n’ai rien à confesser ni à élucider et je n’éprouve aucun goût pour l’introspection et les examens de conscience. Au contraire, plus les choses demeuraient obscures et mystérieuses, plus je leur portais de l’intérêt. Et même, j’essayais de trouver du mystère à ce qui n’en avait aucun. Les événements que j’évoquerai jusqu’à ma vingt-et-unième année, je les ai vécus en transparence – ce procédé qui consiste à faire défiler en arrière-plan des paysages, alors que les acteurs restent immobiles sur un plateau de studio. Je voudrais traduire cette impression que beaucoup d’autres ont ressentie avant moi : tout défilait en transparence et je ne pouvais pas encore vivre ma vie. »

    Patrick Modiano, Un pedigree

  • Passager clandestin

    J’étais impatiente d’arriver à ce récit de Modiano, Un pedigree (2005), auquel tant d’articles renvoient et qui éclaire son passé, avant sa naissance en tant qu’écrivain. (Un titre en écho au roman de Simenon inspiré par sa vie.) Bien qu’il figure dans Romans, c’est son texte le plus autobiographique. Patrick Modiano, né « d’un juif et d’une Flamande qui s’étaient connus à Paris sous l’Occupation », s’est attelé à baliser le mieux possible sa vie entre sa naissance, le 30 juillet 1945, et sa majorité, en 1966.

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    En couverture, une photographie de René Maltête

    Sa mère (°1918, Anvers) était fille d’ouvrier et petite-fille de docker (son grand-père Louis Bogaerts « avait posé pour la statue du docker, faite par Constantin Meunier et que l’on voit devant l’hôtel de ville d’Anvers »). A vingt ans, elle est devenue comédienne puis « girl » au music-hall. Modiano reprend les noms des personnes et des lieux que fréquentait cette « jolie fille au cœur sec ». Son chow-chow dont elle ne s’occupait pas « s’était suicidé en se jetant par la fenêtre. Ce chien figure sur deux ou trois photos et je dois avouer qu’il me touche infiniment et que je me sens très proche de lui. » A Paris depuis juin 1942, elle habitait une chambre 15, quai de Conti, dans l’appartement loué par deux amis. Il donne leurs noms ainsi que ceux de ses visiteurs : « Que l’on me pardonne tous ces noms et d’autres qui suivront. Je suis un chien qui fait semblant d’avoir un pedigree. »

    Son père (°1912, Paris) a une histoire plus compliquée. « Son père à lui était originaire de Salonique et appartenait à une famille juive de Toscane établie dans l’Empire ottoman. Cousins à Londres, à Alexandrie, à Milan, à Budapest. » Albert Rodolphe Modiano a quatre ans quand son père meurt. « Dans son adolescence et sa jeunesse, il est livré à lui-même. » Après l’internat au collège Chaptal, il ne passe pas son bac. Quand la seconde guerre mondiale éclate, « il vit déjà d’expédients. » Adresses multiples, noms d’emprunt, affaires diverses. Avec une amie juive allemande, « ils se font rafler un soir de février 1942 » dans un restaurant, ils n’ont aucun papier sur eux. Lui parvient à s’échapper du commissariat, elle sera libérée grâce à l’intervention de quelqu’un. « Demi-monde ? Haute pègre ? » Il s’interroge sur le monde où évoluait son père. « Drôles de gens. Drôle d’époque entre chien et loup. Et mes parents se rencontrent à cette époque-là, parmi ces gens qui leur ressemblent. »

    Il suit leurs traces sous l’Occupation, période que son père avait évoquée un soir : « j’avais senti qu’il aurait voulu me confier quelque chose mais les mots ne venaient pas. » Ils se cacheront en Touraine jusqu’à la Libération, puis rentreront à Paris. « Le 2 aout 1945, mon père vient à vélo déclarer ma naissance à la mairie de Boulogne-Billancourt. » En 1947 naît son frère Rudy. En septembre 1950, on les baptise à Biarritz où ils vivent seuls pendant deux ans, sous la protection de la gardienne de la Casa Montalvo.

    Aucun souvenir d’un geste « de vraie tendresse » de la part de sa mère à Paris, qui les confie en 1952 à une amie de Jouy-en-Josas. Son père leur rend visite de temps en temps avec Nathalie, son amie hôtesse de l’air. Paris de 1955 à 1956, école communale, catéchisme. Patrick Modiano se rappelle le quartier, les Tuileries, ses lectures d’alors, les vacances à Deauville dans un petit bungalow avec son père et Nathalie. Son frère meurt en février 1957 – « A part mon frère Rudy, sa mort, je crois que rien de tout ce que je rapporterai ici ne me concerne en profondeur. » Pensionnat à l’école du Montcel, l’école « des enfants mal-aimés, des bâtards, des enfants perdus ». Lectures. Promenades du dimanche avec son père, qui donne toujours des « rendez-vous » dans des endroits divers et l’emmène parfois au cinéma. Grandes vacances à Megève. Séjour en Angleterre. Rares lettres de sa mère.

    Année après année, Modiano note ce dont il se souvient. Il quitte régulièrement des établissements où ils l’ont placé pour rejoindre ses parents, en espérant qu’ils le garderont quelque temps à Paris. Quand il confie à son père qu’il veut devenir écrivain, celui-ci insiste dans une lettre pour qu’il étudie d’abord, citant Sartre ou Claudel qui ont fait « de brillantes études ». Le seul diplôme de Modiano, ce sera le bac, passé à Annecy. Du lycée Henri-IV, il écrit : « jamais un internat ne fut aussi pénible […] surtout à l’heure où je voyais les externes sortir, par le grand porche, dans la rue. » Quand il s’enfuit, son père menace « de ne plus subvenir à son entretien », puis finit par se résoudre à ce qu’il vive avec sa mère. Celle-ci oblige son fils à mendier « un billet de cinquante francs » à chaque rendez-vous avec son père. Tenté « d’écrire noir sur blanc et en détail » ce qu’elle lui a fait subir, il se tait et pardonne.

    « Et de menus événements se succèdent et glissent sur vous sans y laisser beaucoup de traces. Vous avez l’impression de ne pas pouvoir vivre encore votre vraie vie, et d’être un passager clandestin. » Alors qu’approche pour Modiano l’âge de la majorité, son père veut lui faire devancer l’appel au service militaire, pour être débarrassé de lui. Il lui signifie de ne plus compter sur lui dès ses 21 ans atteints. La réponse sera tout aussi cinglante : « Cher Monsieur » écrit-il à son père, ce que celui-ci prend très mal. Ils ne se reverront plus. Patrick Modiano regrettera d’avoir écrit cette lettre. Son premier roman a été accepté. « J’avais pris le large avant que le ponton vermoulu ne s’écroule. Il était temps. »