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récit - Page 5

  • Vie privée

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    Avec le Journal d’Anne Frank, j’ai appris qu’on pouvait écrire et que ça faisait du bien et qu’on se sentait moins seul. Dès cette lecture, lecture et écriture allèrent d’amble dans ma vie. […]

    Tenir un journal fut mon premier geste pour sortir de l’enfermement dans lequel je vivais. Je n’en sortis pas tout de suite, évidemment. Mais quel premier pas ! Je pouvais écrire ce que je voulais, rêver comme je le voulais : je l’écrivais dans mon cahier et personne ne pouvait me demander des comptes. Ce fut le début de ma vie privée. »

    Marie Gillet, Ma vie était un fusil chargé. Comment les livres m’ont sauvé la vie

  • Un fusil chargé

    Sous un très beau titre emprunté à Emily Dickinson, Ma vie était un fusil chargé, Marie Gillet raconte à la première personne un cheminement personnel. « Comment les livres m’ont sauvé la vie », le sous-titre, exprime avec force ce qui est en jeu dans ce récit : comment, contre toute attente, grâce à la lecture, elle est arrivée à vivre « sa » vie.

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    « De tout temps à jamais, Maman n’a jamais lu. » La première partie tourne autour d’une opposition flagrante, durant son enfance, entre sa mère qui ne lisait pas et le clamait haut et fort et le reste de la famille, le père et les enfants connus pour être de grands lecteurs. Si « des casse-pieds » insistaient pour qu’elle s’en explique, elle répondait qu’elle n’aimait pas ça et concluait, après un silence, « Voilà. »

    Pour sa fille, d’autres raisons paraissent évidentes. Sa mère aimait bouger, elle ne pouvait « rester sans rien faire » et tenait son ménage à la perfection. « Lire, c’est se taire. » Or sa mère aimait parler, rire, jouer, cuisiner, chanter, manger, sortir… Était-ce qu’elle détestait les livres ou qu’elle en avait peur ? Son mari, irréprochable et courtois en société, était un véritable tyran domestique qui lui interdisait de toucher à ses livres et l’accusait sans cesse de s’en être approchée.

    Constamment dans l’autorité et la surveillance, son père traitait sa mère d’illettrée, d’ignorante et elle avait abdiqué, sans plus répondre à ses jugements. Elle savait lire, était allée à l’école, mais n’avait pas pu faire d’études, « elle qui aurait tant aimé apprendre ». Aucun des enfants n’osait contredire le père et la défendre – « la lâcheté de ceux qui veulent à tout prix faire partie du groupe des élus ».

    « J’ai lu. J’ai aimé lire. J’aime lire encore. » Marie Gillet sait ce qu’elle doit aux livres : « En me sortant de la violence, de la haine, de la vengeance, de l’enfermement et du néant, ils m’ont appris à vivre, c’est-à-dire à aimer. » Ma vie était un fusil chargé est dédié à sa mère, elle aurait tant voulu pouvoir le lui offrir.

    Place à ses débuts de lectrice ensuite : les livres tenus en main avant de savoir lire, les images qui racontent des histoires merveilleuses auxquelles elle n’a jamais cru. L’observation des lettres, examinées sur tous les supports. La petite fille qui ne sait pas encore lire les voit enfermées dans des livres, comme elle dans son coin, mais les lettres ne sont pas seules, elles, serrées les unes contre les autres.

    « Si on avait su, on ne t’aurait pas eue », disait sa mère. Et quand le reste de la famille était de sortie : « On ne peut pas t’emmener » ou « Tu restes à la maison », « Tu ne touches à rien ». On se moquait d’elle tenant un livre sans images, sans se douter de ses « conversations avec les lettres dans les livres ». Les contes de fées étaient pour elle sans intérêt, trop peu crédibles, mais les lettres, que d’histoires elles lui racontaient ! Par exemple, « le b et le d étaient fâchés puisqu’ils se tournaient le dos », « ceux qui avaient des jambes, les f, g, j » aimaient se promener, etc. Belle description de l’imaginaire enfantin.

    Puis vinrent les mots, le dictionnaire « d’un grand secours » – un monde – , et enfin les livres qu’elle lisait dans son coin. Elle n’était que « tolérée » dans cette maison, comme son père le répétait, et quand elle disait savoir lire, on la traitait de tous les noms, jusqu’à la mettre sous l’eau froide ou l’enfermer dans le noir pour la calmer. « C’est pourquoi ma vie est devenue un fusil chargé. Chargé contre moi. Mon pauvre Papa et les siens étaient tout pour moi et moi, je n’étais rien. J’ai voulu être dans ce tout. Je me suis donné la mission d’être parfaite et de sans cesse me corriger afin d’être adoubée à mon tour. »

    Pour Marie Gillet, la lecture a d’abord été une performance : lire beaucoup, lire vite, tout lire d’un auteur. Puis « la Société secrète des Livres » est venue à son secours pour qu’elle s’accepte telle qu’elle était, « imparfaite ». Ceux qu’elle nomme « les livres-chevaliers » l’ont sauvée, chacun à sa manière, lus et relus à différents âges : le Journal d’Anne Frank, Souvenirs pieux de Marguerite Yourcenar, Une année à la campagne de Sue Hubbell, Le silence de la mer de Vercors et Le Comte de Monte-Christo d’Alexandre Dumas.

    Celle qui ne pouvait avoir sa propre opinion, qui a découvert avec Anne Frank ce que c’est que de vivre dans une famille aimante, a fini par comprendre qu’un autre monde existait en dehors de sa famille mortifère et que « jusqu’au bout, on peut changer, on peut aller mieux pour vivre enfin sa propre vie et, au final, mourir en bonne santé mentale. » Ma vie était un fusil chargé est un témoignage poignant de la résilience et du pouvoir des livres. Le chemin de lecture de Marie Gillet est devenu chemin d’écriture.

  • Les mots

    De Beul Oscar Maternité recadrée.jpg« Ce sont les mots qui reviennent les premiers, non les femmes qui sont parties. Les mots reviennent à pas de loup, aussi silencieux que des papillons noirs. Les mots ne nous trahissent pas. Ils nous effraient, ils nous fuient. Lorsqu’on a vraiment besoin d’eux, ils entrent dans la maison par les fenêtres et par les portes, par le soleil et par la lune, par toutes les lumières des saisons. Ils se glissent partout, dans les chemises, dans les placards, dans les draps. Violemment ils vous accrochent le ventre, vous poussent vers la table. On ouvre un cahier, on attrape un stylo. Ils sont là, précis et rassurants comme une mère.
    Les mots nous sauvent de tout. Ils remontent de si loin. Ils nous viennent de nos mères.
    Les premiers mots d’abord, les plus simples, les plus forts. Le mot maman, le mot amour, le mot caresse. Tous les mots ne sont pas dans le dictionnaire. Les vrais mots sont dans le regard d’une maman, dans son sourire. C’est le sommeil retrouvé, la grande paix de la nuit, les téléphones inutiles, le vol lent et bleu des rêves. Ecrire c’est aimer sans la peur épuisante d’être abandonné. Seules les mères et l’écriture ne nous abandonnent jamais. »

    René Frégni, Elle danse dans le noir

    Oscar De Beul (Schaerbeek, 1881-1929), Maternité, bronze

  • Un lent adieu

    Le titre semble s’accrocher à ma lecture précédente, mais rien d’Elle danse dans le noir (1998) de René Frégni ne ressemble à La danseuse de Modiano. « A ma mère morte. A ma mère vivante » : en lui dédiant son récit, Frégni amorce ce que j’appellerais un lent adieu à celle qui l’a le plus aimé, qui lui a tout donné.

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    « En quatre ans, j’ai perdu ma mère, puis mon père, la femme avec qui j’ai vécu vingt ans m’a dit un soir : « Je n’ai plus de désir pour toi », le lendemain elle partait. » L’été a heureusement commencé en compagnie de sa fille de six ans, mais depuis le premier août, Marilou est partie avec sa mère. « Dans mon appartement silencieux je vis seul, comme ma mère a vécu les dernières années de sa vie, alors que mon père paralysé était dans une maison de retraite. » Son amour pour sa fille est son rempart contre la tristesse. Alors il se remet à écrire « pour apaiser son cœur ».

    Il rêve d’une femme qui partagerait ses nuits. Mais il lui faut raconter le début, ce matin de juillet, cinq ans auparavant, où sa mère, qui était infirmière, lui a dit sa peur. Le gastro-entérologue chez qui il l’avait accompagnée lui avait chuchoté à l’écart la gravité du mal, il fallait l’opérer rapidement, mais à sa mère il avait parlé, rassurant, d’un simple polype à enlever. « J’ai senti que c’était notre dernier été. » Sa mère n’était pas dupe, elle se laissait guider par lui « comme une enfant s’abandonne ».

    Quand lui échoit la dernière chambre disponible à la clinique d’Avignon où on l’a hospitalisée en urgence et où sur l’autre lit, souffre une femme « en phase terminale », un premier cri de révolte de René Frégni ouvre le récit des douloureuses vicissitudes qui ont marqué les derniers mois de sa mère. Tout ce qu’il peut faire pour l’en distraire, la consoler, il le fait, avec une grande tendresse. Sa mère lui raconte son enfance à Moustiers-Sainte-Marie, elle veut le rassurer comme elle l’a toujours fait.

    Il en est malade, perd l’appétit, passe des nuits sans trouver le sommeil, imagine une femme qu’il rencontrerait dans les rues désertes et qui lui parlerait, à qui il ferait l’amour. Ou bien il hurle, met la musique à fond, s’effondre, puis ouvre un cahier, attrape un stylo : « Chaque cahier qui s’ouvre est un berceau calme et blanc. Chaque cahier fait de nous un enfant. »

    René Frégni revient sur les séances d’écriture avec les détenus des Baumettes à Marseille – « les hommes que je comprends le mieux. » Pour Polo, un Corse de cinquante ans sorti de prison il y a quelques mois et qui comptait sur sa visite, il traverse la ville jusqu’au Bar César qu’il tient avec sa femme. Tournée générale. Un Polo bouleversé le présente à tous, et c’est parti pour une série de pastis sans eau, jusqu’à la fermeture. Après, il lui prépare des pâtes et ils restent « sans parler, égarés et heureux dans une nuit et une ville qui n’existaient plus. »

    Tant qu’elle peut marcher, il se promène dans le parc avec sa mère, de plus en plus maigre. Elle le supplie de la ramener chez elle, convaincue que la radiothérapie lui brûle le ventre. Lui, « aveuglé par la peur de la perdre », résiste jusqu’au jour où on la transporte en ambulance à Manosque avec une brûlure au troisième degré dans le dos. Grande colère contre les médecins qui maltraitent les malades et contre ceux qui parlent à leurs proches sans humanité.

    Chez lui, il retrouve cette année-là Marilou dans son petit lit blanc, son bébé qui ramène la paix en lui. Mais près de sa mère, malgré quarante ans de tendresse, il n’ose lui caresser les cheveux ni lui prendre la main. « J’étais devenu un homme ; une forteresse de pudeur. » Les pages les plus douces d’Elle danse dans la nuit décrivent les tendres moments de l’enfance, de la sienne avec sa mère, de sa fille avec lui. Elles alternent avec le récit de la bataille contre la maladie.

    Lors d’un bref séjour à Paris, à la demande de son éditeur, Frégni trompe sa solitude un soir chez un marchand de vin, invite une jeune femme seule à partager sa bouteille ; sensible à son accent du Sud, celui de son enfance, elle accepte et il découvre de près le petit tatouage noir sur sa paupière droite – un cafard ! Elle l’invitera dans sa minuscule chambre de bonne et chantera pour lui en jouant du tampura avant de lui faire l’amour, avec une lenteur inédite.

    L’œuvre de René Frégni est une traversée de la nuit et un chant d’amour. L’histoire d’un fils, l’histoire d’un père. Chaque matin, il conduit Marilou à l’école. Dans leur petite ville, il apercevait régulièrement sa femme avec son nouveau compagnon, le cœur à vif ; elle finit par décider d’elle-même de déménager. On lit le cœur serré le récit de la fin d’une mère aimée, les mots d’un fils qui perd pied, qui vit ce qu’il a toujours craint le plus, sa mort. Elle danse dans le noir lui rend hommage, comme l’avait fait Minuit dans la ville des songes. Comment se perdre et se retrouver, comment continuer à aimer.

  • Un skieur

    « Un peintre suisse du monde d’hier, Cunio Amiet, avait représenté, au début du XXe siècle, un skieur dans un paysage de neige : un point dans une nappe blanche, jaune plus exactement, enfin couleur de chair puisque la neige est la peau du ciel équarrie sur la Terre.

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    Cunio Amiet, Paysage de neige, 1904, huile sur toile, 178,5 x 236,2 cm, Paris, Musée d’Orsay.

    Je voulais devenir ce personnage : une présence sans valeur dans un monde sans contours. Le voyage deviendrait un déplacement dépourvu de finalité, suspendu dans le monochrome. Ce serait l’action pure, parfaitement réduite à son seul accomplissement. Il y aurait la sueur, le silence et la trace. Les portes s’ouvriraient. J’entrerais dans le vierge, dilué. »

    Sylvain Tesson, Blanc (Le cinquième jour)