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récit - Page 7

  • Le lac des femmes

    « C’est un lac au Canada où, le matin, seules les femmes ont le droit de se baigner. » La première phrase de présentation du Lac magique a suffi, je l’avoue, à me faire emporter ce premier « récit littéraire » de Yaël Cojot-Golderg, scénariste et réalisatrice. « Un lac au Québec, au milieu d’une forêt des Laurentides », précise la narratrice, sans révéler son emplacement.

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    © Le journal de Montréal : Une forêt des Laurentides préservée (2015)

    Abigail, la propriétaire de la maison qu’ils ont louée à Montréal, est issue « d’une famille juive anglophone d’origine russe » ; elle a fréquenté le Collège Stanislas où sa future locataire a inscrit ses filles pour l’année à venir. Quand Abigail lui a parlé d’une maison de vacances où passer l’été avant la rentrée, « au beau milieu de la nature », la décision a été vite prise de séjourner à S. Estate, près d’un lac à l’eau « douce comme de la soie ».

    L’Amérique où se réfugier « si les nazis revenaient »… A quinze ans, le père de la narratrice, « ancien enfant caché et pupille de la nation », avait passé une année en Arizona dans une famille à laquelle il était resté lié toute sa vie, le fils étant pour lui comme son frère. A présent T. et elle avaient décidé de « partir vivre un an au Canada », leurs deux filles étant d’accord.

    « J’ai tout de suite su que Leslie était la cheffe. » Leslie, la mère d’Abigail, plus de soixante-dix ans, un sourire aimable mais un regard plutôt dur, observe la famille française qui visite sa maison et constate avec soulagement qu’ils ne sont ni snobs ni arrogants comme elle le craignait. T. « était devenu, comme à chacun de [leurs] voyages à l’étranger, la meilleure version de lui-même : un homme heureux de tout. »

    Dès le lendemain, Leslie était passée lui expliquer leur tradition : « tous les matins, les femmes de la communauté allaient marcher ensemble dans la forêt puis se baignaient nues dans un lac qui leur était réservé. » Pas le lac de l’autre côté de la route, un autre, « plus grand, plus beau, caché dans la forêt ». « Naked ? » Oui, « nues ». Après un moment de flottement, c’est T. qui avait répondu pour sa femme : elle les accompagnerait.

    Elle qui hésite habituellement, souvent angoissée devant les situations nouvelles, se réjouit de « cette façon de dire « oui » à tout » pendant leur séjour au Québec, de se libérer de ses peurs. Dès le lendemain matin, quand elle quitte ses filles et T. pour rejoindre les femmes de la communauté, elle ressent leur énergie, leur décontraction et repère l’amicale Suzan. Une fois les dernières maisons derrière elles, c’est la montée dans la forêt, parfois raide. D’en haut, la vue est magnifique, il ne leur reste qu’à descendre vers le lac, « the magic lake » ! Un lac immense bordé de sapins, de rochers.

    Les femmes se déshabillent, pas une ne semble être embarrassée, elle les rejoint. Leslie plonge la première, c’est la meilleure méthode pour se jeter à l’eau en évitant les sangsues sous les rochers. La tête hors de l’eau, c’est un nouveau monde, « immense et sublime ». La voilà sous le ciel, libre de toutes les contraintes de son éducation. Les autres continuent à bavarder en nageant. Puis elles remontent sur les rochers pour sécher, un groupe de femmes juives et nues comme au sortir d’un bain rituel.

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    Près du lac, voilà « la possibilité  de faire autrement » qu’avec sa mère toujours malheureuse, « d’être autrement » sans trahir qui que ce soit, de s’absenter toute une matinée sans culpabilité. Le lac magique est le récit d’une femme qui découvre, en compagnie d’inconnues, le plaisir de s’affranchir des contraintes qu’on lui a inculquées et dont elle s’est imprégnée. Ce carcan imposé aux femmes par une certaine éducation, Yaël Cojot-Golderg en rappelle les préceptes peu à peu, alors qu’elle est en train de s’en délivrer. Goûtant ce qui s’offre à elle, la marche, la baignade, les êtres tels qu’ils sont, elle se donne, en quelque sorte, le droit de vivre comme elle veut, de renaître « libre », lors de cet été magique.

  • N'importe où

    Kokantzis Gioconda poche.jpg« Tant que durait l’été, la nuit tardait à venir, et avec elle arrivait l’heure du couvre-feu. Se glisser en douce hors de la maison après cette heure-là ? Nos parents nous l’avaient depuis longtemps interdit à cause du danger. Mais l’été avait un avantage : on pouvait se trouver un coin presque n’importe où, s’asseoir dans les herbes sèches, s’allonger. Nous devenions prudents comme des conspirateurs. Notre comportement dut bien des fois déconcerter nos amis, et je surpris souvent – du moins me sembla-t-il – des regards soupçonneux. »

    Nìkos Kokàntzis, Gioconda

  • Nikos & Gioconda

    Nìkos Kokàntzis (1930-2009) offre dans Gioconda (traduit du grec par Michel Volkovitch) un récit amoureux qui m’a beaucoup plus émue, je le reconnais, que celui de Laurine Roux lu juste avant. Non seulement parce que « Ceci est une histoire vraie », comme indiqué en première page, mais parce que l’auteur a raconté ce magnifique amour de jeunesse dans un style limpide, « vibrant de naturel et de sensualité » (Antoine Pamiers dans Télérama).

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    Kokàntzis se souvient avec nostalgie de son ancien quartier à Thessalonique, « connu du temps de sa beauté », où il est né et a grandi, où il a vécu la guerre et l’Occupation allemande. « Il y avait alors là-bas une maison pauvre, devenue très importante pour moi. » Et un semblant de jardin avec un grand figuier qu’il a conservé dans son cœur.

    Le terrain vague entre cette maison et la sienne était le lieu de rendez-vous de leur bande : deux cousins et lui, plus quatre filles et deux garçons plus jeunes, les enfants de la famille voisine. Ceux-ci, des juifs, étaient pauvres, bien que propriétaires de leur maison, et accueillants. La mère avait de beaux grands yeux bruns, « pleins de chaleur et de gaieté », comme ses enfants, sauf Gioconda, la quatrième, d’un an plus jeune que lui, aux yeux « gris-bleu qui louchaient un peu », sa compagne de jeux préférée.

    « Elle fut mon amie la plus proche depuis que nous sûmes parler jusqu’au jour où elle partit, à quinze ans, avec toute sa famille, emmenée par les Allemands. Deux ans avant cette séparation, elle fut la première femme qui me lança un sourire différent de tous ceux que j’avais connus jusqu’alors, et dont elle-même devait ignorer le sens, levant les yeux jusqu’aux miens quelques instants, dans la pénombre d’une soirée de printemps, tandis que nous étions debout, vaguement mal à l’aise, sous l’abricotier de son jardin – un sourire timide, fugitif, qui m’emplit d’un trouble, d’un vertige inconnus. »

    Le rapprochement entre eux deux, la jalousie ressentie par rapport à un cousin de Gioconda plus âgé et séduisant, les premiers troubles du corps, le premier baiser et l’éveil de la sexualité, tout est raconté avec une telle délicatesse qu’on redoute d’arriver aux pages terribles de leur séparation. J’ignorais le sort des familles juives de Thessalonique, déportées à Auschwitz, où Gioconda est morte. On pourrait rapprocher ce livre d’autres récits courts et intenses comme L’Ami retrouvé de Fred Uhlman ou Inconnu à cette adresse de Kathrine Kressmann Taylor pour la qualité de la narration, sobre et prenante.

    C’est trente ans après, en 1975, que Nìkos Kokàntzis s’est décidé à raconter cet amour si parfait, si tragique, comme un « mémorial » qui lui survivrait. Gioconda est le seul livre qu’il ait écrit. Il nous a fait ainsi ce précieux cadeau de raconter si justement les émois de l’adolescence, ce pas à pas de la première relation amoureuse, avec pudeur et intensité. Beaucoup de lecteurs et de lectrices, sans doute, y prendront un bain de jeunesse.

  • Ecologie

    Wulf Libretto.jpg« Dans Generelle Morphologie, Haeckel ne se contentait pas de brandir l’étendard de la nouvelle théorie de l’évolution, il inventait aussi un nom pour désigner la discipline de Humboldt : l’Oecologie ou « écologie ». Le terme était tiré du mot grec « maison » – oikos – appliqué au milieu naturel. Tous les organismes terrestres vivaient ensemble dans un même lieu comme une famille occupe le même foyer. Et comme les membres d’une famille, il arrivait qu’ils entrent en conflit ou qu’ils s’entraident. La nature organique et inorganique formait un « monde de forces en mouvement », écrivait-il dans Generelle Morphologie, en reprenant les termes exacts de Humboldt. Haeckel lui empruntait l’idée d’un tout cohérent constitué d’interactions complexes, et lui donnait un nom. L’écologie, disait Haeckel, était « la science des relations d’un organisme avec son environnement. »

    Andrea Wulf, L’Invention de la nature. Les aventures d’Alexander von Humboldt

  • Humboldt, une vision

    L’Invention de la nature d’Andrea Wulf (traduit de l’anglais par Florence Hertz), somme extraordinaire sur « Les aventures d’Alexander von Humboldt », m’a tenue longuement dans une sorte de sidération : devant l’incroyable énergie déployée au siècle des Lumières par Humboldt (1769-1859) à la fois naturaliste, géographe, explorateur ; devant sa vision du monde inspirée par ce qu’il a observé et décrit, en comprenant comme personne avant lui les interactions du vivant et les effets des activités humaines sur la nature – un visionnaire. Merci à Dominique de m’avoir incitée à ouvrir ce livre passionnant.

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    Ce Tableau physique des Andes et pays voisins (1807) par A. von Humboldt, une vue en coupe des volcans Chimborazo et Cotopaxi
    avec un diagramme détaillé des espèces végétales selon l’altitude, a été publié dans Essai sur la géographie des plantes, 1807 

    Humboldt était avec Gauss un des Arpenteurs du monde, roman à succès de Daniel Kehlmann. Pour écrire L’invention de la nature, Andrea Wulf a parcouru le monde sur ses traces et lu ses écrits – tout est précisément documenté. Aux éditions Libretto, le livre comporte sur ses sept cents pages régulièrement illustrées, plus de deux cents pages pour les notes, la bibliographie et un précieux index. Une belle épigraphe de Goethe précède trois cartes des voyages de Humboldt aux Amériques (1799-1804), au Venezuela (1800) et en Russie (1829).

    Le prologue (en ligne) s’ouvre sur l’ascension du Chimborazo, « un magnifique volcan éteint des Andes », en juin 1802. Humboldt, depuis trois ans en Amérique latine, a emporté parmi ses instruments un « cyanomètre » : « un nuancier permettant de déterminer l’intensité du bleu du ciel » ! Altitude, gravité, humidité, flore, faune, « la moindre observation était consignée dans un carnet. » A 5917 m d’altitude, devant une crevasse, Humboldt et ses compagnons, « les premiers au monde à monter aussi haut », doivent s’arrêter à trois cents mètres du but. « Humboldt eut alors une vision différente du monde. La Terre lui sembla pareille à un grand organisme vivant dont tous les éléments étaient reliés les uns aux autres, une conception révolutionnaire de la nature qui influence encore aujourd’hui notre façon de penser le milieu naturel. »

    L’homme le plus célèbre de son temps après Napoléon a occupé « une place de choix » dans la vie scientifique. « Il écrivit quelque cinquante mille lettres et en reçut au moins le double ». Le centenaire de ce visionnaire, qui a inventé les isothermes (lignes de température et de pression) et surtout « la notion de réseau du vivant » a été célébré dans le monde entier. Lisez le prologue et résistez, si vous le pouvez, à ce récit de sa vie et de ses explorations, nourri de ses carnets de voyage et de sa correspondance. Humboldt a ébloui des écrivains, des chercheurs comme Goethe, Darwin, Thoreau, Marsh, Haeckel et Muir, qu’Andrea Wulf nous présente aussi, ainsi que d’autres personnalités illustres.

    Fils d’un officier prussien chambellan à la cour (mort quand Alexander a neuf ans) et d’une riche héritière, Alexander von Humboldt et son frère aîné Wilhelm portaient un nom très respecté à Berlin. Des précepteurs les ont instruits « dans l’esprit des Lumières », « l’amour de la vérité, de la liberté et de la connaissance ». Wilhem, « sérieux et studieux », a étudié le droit ; Alexander préférait les promenades en forêt aux livres et « se tourna vers la science, les mathématiques et les langues ».

    Leurs rêves étaient différents, mais ils étaient attachés l’un à l’autre. Wilhem von Humboldt a fondé une famille ; Alexander, resté célibataire, a connu tout au long de sa vie de solides amitiés masculines. Lors de ses échanges avec des scientifiques ou des penseurs, la question centrale qui l’occupait était « comment comprendre la nature » : par la raison ou par les sens et l’expérience ? Après la mort de sa mère, Alexander von Humboldt, à vingt-sept ans, se sent enfin libre de voyager où il le souhaite, il en a les moyens. D’abord en Europe, « pour se mettre au courant des dernières découvertes en géologie, en botanique, en zoologie et en astronomie ».

    A Paris, il rencontre un jeune Français qui s’intéresse aux plantes, Aimé Bonpland, un « compagnon idéal », curieux comme lui de découvrir le monde et d’un caractère « égal et sympathique ». « La placidité de l’un équilibrait l’hyperactivité de l’autre. Ils devaient former une excellente équipe. » Ensemble ils partent pour les « Amériques espagnoles » en 1799 avec des « télescopes, microscopes, montres à longitude, sextants et boussoles » ainsi que des fioles diverses, des feuilles pour herbiers, etc. Les paysages et la nature, tout qu’il découvre en Amérique du Sud enchante Humboldt au plus haut point. Pas seulement pour identifier des espèces inconnues en Europe, mais pour « l’impression de l’ensemble ».

    Dans la vallée d’Aragua, par exemple, « l’une des régions agricoles les plus riches des colonies », le naturaliste apprend des paysans que le niveau du lac de Valencia baisse depuis une vingtaine d’années. Il comprend que c’est dû à la déforestation et à l’irrigation des cultures. Il dénonce la destruction de l’environnement par les colons européens, ainsi que l’esclavage, et il avertit des conséquences néfastes pour le climat. Sans le savoir, il devient « le père du mouvement écologiste ». Le réchauffement climatique, les problèmes de l’eau, des monocultures intensives... Tout a déjà été dit et prédit il y a deux cents ans !

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    Portrait d'Alexander von Humboldt par J. K. Stieler en 1843 (Wikimedia)

    Voyager à cette époque est beaucoup plus compliqué et risqué que deux siècles plus tard, mais la passion de Humboldt pour « le tissu du vivant » lui fait surmonter quasi tous les obstacles. Ceux qu’il rencontre, ceux qui assistent à ses conférences, ceux qui le lisent sont frappés par son énergie physique, par la vivacité de son esprit, par son enthousiasme à partager ses découvertes et ses idées. Humboldt fait ce que les scientifiques évitent souvent : il mêle ses émotions à ses explications, ose le lyrisme dans ses écrits comme dans la vie. Dans L’Invention de la nature d’Andrea Wulf, on s’émerveille des fleurs, des minéraux, des diamants dans l’Oural, des aurores boréales, des séquoias géants, de dessins qui vont inspirer l’art nouveau… Une mine !