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récit - Page 10

  • En suspens

    julien gracq,la maison,récit,littérature française,culture« Il y a plus d’une manière pour la voix humaine de nous prendre – de nous tenir en suspens, les tempes froides, le souffle coupé, pour quelques instants l’oreille miraculeusement contre la porte, sur le seuil d’un monde où tout se passe d’une autre sorte, où le temps revient, où le seul toucher rappelle, où le cours même des choses se livre à volonté dans une pure déhiscence* de fleur et dont elle nous apporterait le pressentiment dans la pure vibration. »

    Julien Gracq, La maison

    *Déhiscence : « BOT. Fonction de certains organes végétaux qui s'ouvrent sans se déchirer à certaines époques pour libérer leur contenu : fruit, graine, pollen ou spore » (TLF)

    Photo par courtoisie de Pastelle : "Que c'est beau..." / Lumières de l'ombre

  • La maison, Gracq

    Avec La maison, un inédit de Julien Gracq publié cette année, on entre en même temps dans le texte et dans un paysage. Durant l’occupation allemande, le narrateur prenait régulièrement l’autocar pour aller de V… à A… et remarquait à chaque fois « une tache lépreuse au milieu du paysage bocager, une étendue de campagne remarquablement hostile et déserte ».

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    L’auteur cherche à décrire au plus juste cette sorte de « friche » où son regard était attiré par une « construction inattendue » à trois ou quatre cents mètres de la route, de loin pareille à une villa de plaisance de second ordre, à l’abandon. Une après-midi de novembre fraîche et pluvieuse, une panne de moteur avait immobilisé le car ; l’envie lui était venue d’aller jeter « un simple coup d’œil à la bâtisse » malgré la pluie et le soir qui tombait déjà.

    Ce qui fascine, chez Gracq, c’est le style : le choix des mots, leur ordre dans la phrase, le rythme. (Le plan du récit d’abord intitulé « La maison du taillis », puis le premier et le second état du manuscrit reproduits après le texte montrent combien il retravaillait le texte.) Avec le narrateur, on perçoit la lumière qui baisse, les bruits qui rompent le silence, les sensations de la marche dans les taillis « gorgés d’eau » d’où il n’aperçoit plus la maison, la tristesse ressentie qui le transforme en « statue glaiseuse et enfondue de l’écœurement ».

    « Sur le fond de mon humeur très sombre, bien plutôt et même avant qu’elle ensoleillât la lande, il se fit tout à coup dans le plein sens du mot une embellie. » Le voilà tout à coup dans « un autre monde », à quelques pas de la maison. L’impression de ruine s’éloigne, la façade paraît « éteinte plutôt que morte ». Malgré l’impression d’abandon, il y guette des signes de vie. A l’arrière, des traces de présence « immédiate et toute proche » le font reculer, par discrétion.

    Je n’en dirai pas plus sur la manière dont le récit glisse de la description narrative du début vers autre chose qui se manifeste au visiteur curieux. Comme sous l’effet d’un charme, un « éveil » plutôt qu’un rêve, la maison devient une sorte de théâtre par la magie des choses vues et entendues.

    Dans la postface, Maël Guesdon et Marie de Quatrebarbes (à la tête des éditions Corti) rappellent que quatre-vingt-cinq ans séparent la publication d’Au château d’Argol (que je n’ai pas lu) et celle de La maison. Ils voient le texte comme « un pont (…) jeté à travers l’œuvre publiée. » J’ai trop peu lu Gracq pour en juger, mais j’ai apprécié leur fine analyse de ce court récit littéraire, « un concentré lumineux de littérature » comme l’écrit Jean-Philippe Cazier (Diacritik). Merci à celle qui m’a fait la grâce de cette surprise amicale dans ma boîte aux lettres.

  • Tout est signe

    anne le maître,le jardin nu,récit,littérature française,deuil,déménagement,jardin,oiseaux,nature,culture,résilience,quête de sens« Il y a ce temps de l’apprentissage, de l’écoute active et concentrée, et puis il y a celui où on n’a plus besoin d’être conscient pour sentir la présence de l’autre. On sait qu’il est là, simplement parce qu’il y est.

    Un claquement d’ailes, une branche qui frémit, une empreinte, l’enveloppe d’une graine, la trajectoire d’une abeille, une plume abandonnée sur l’herbe : tout est signe, porteur de significations. »

    Anne Le Maître, Le jardin nu

  • Le jardin nu

    Publié il y a peu, Le jardin nu d’Anne Le Maître suit de quelques mois Un si grand désir de silence. On a l’impression de se connaître un peu, quand on se fréquente dans la blogosphère ; de plus j’ai eu l’occasion de rencontrer Anne il y a quelques années, quand elle était de passage en Belgique. Je suis sensible à son style, à ses couleurs.

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    Le livre s’ouvre sur des vers de Louise Glück, tirés de L’iris sauvage. A chaque « temps » du Jardin nu sa citation en épigraphe, autant de propositions de lecture qui vibrent à l’unisson. Pourquoi un jardin « nu » ? me suis-je demandé. La réponse vient dès le début : « Un jour, quelque chose de ma vie s’est arrêté. » Peu après les obsèques de l’homme qu’elle aimait, Anne Le Maître s’est mise à chercher un autre lieu de vie que celui où elle l’a accompagné dans un long combat contre la maladie : une maison, un endroit où « se terrer », où il y aurait un « bout de jardin » et un arbre. Un « ailleurs ».

    Sa  maison Castor rebaptisée « maison des Castors », « une petite maison sans allure, une maison mitoyenne des années cinquante dans une rue bordée de maisons toutes pareilles », elle l’a « reconnue » avec son petit jardin, un lilas, un cerisier. Des amis l’ont aidée à l’aménager. Elle y a trouvé refuge près d’un arbre « peuplé d’oiseaux », une « présence bienveillante » plus forte que la mort.

    « Il aura fallu cet effondrement de ma vie, cet arrachement, cette dépossession qui m’a laissée plus démunie qu’un naufragé recraché par la mer sur un rivage inconnu pour que je me découvre environnée d’invisibles. » Elle appréciait la « nature » en voyage, en randonnée, comme elle l’a raconté dans Sagesse de l'herbe. A présent, elle éprouve « le besoin presque vital de faire connaissance de manière fine avec ce qui [l’]entoure ».

    Au bout du compte, elle découvre dans son jardin trente-sept espèces différentes d’oiseaux. Parmi eux, un roitelet, espèce en déclin, oiseau braconné, qu’elle traite avec tout le respect dû à un colocataire. Sur un bout de terre épuisé par les herbicides et l’anti-mousse, elle tente « d’améliorer les choses », commence un compost, ensemence le jardin de ce que des amis lui apportent.

    « J’avais débranché tout ce que j’avais pu dans ma vie : au jardin, tout continuait. » De semis en rempotage, elle se retrouve prise dans le flot de sa vie « tissée à d’autres vies ». Son attention nouvelle aux signes infimes autour d’elle lui permet non seulement de rester vivante mais aussi de recueillir un enseignement : « Tout est plus vivant de devoir mourir.» Il ne s’agit pas seulement de mettre les mains dans la terre, sa quête est surtout spirituelle (Le jardin nu est publié dans la collection « j’y crois »).

    Tout ce qui vit ou revit dans le jardin, elle en prend soin – « Il y avait donc des vivants qu’un de mes gestes pouvait sauver. » Y compris la chatte des voisins, « Madame Chat », qui l’apprivoise, elle qui avait décidé de « ne plus jamais tisser avec quelque chose de vivant, homme ou animal, ces liens qui vous crucifient quand ils se rompent. » Prise de conscience : « En soignant le vivant, c’est moi que je soigne. »

    Une des manières fortes de « rejoindre » ce qui vit, pour Anne Le Maître, aquarelliste, c’est la peinture : « une de mes manières de discuter avec ce qui m’entoure », écrit-elle. Le jardin nu déploie un « monde de sons autant que de couleurs ». Elle s’y plaît à simplement regarder, être à l’écoute. La joie peut être retrouvée.

  • Ne pas être vu

    Ernaux Quarto.jpg« L’exposition que je fais ici, en écrivant, de mon obsession et de ma souffrance n’a rien à voir avec celle que je redoutais si je m’étais rendue avenue Rapp*. Ecrire, c’est d’abord ne pas être vu. Autant il me paraissait inconcevable, atroce, d’offrir mon visage, mon corps, ma voix, tout ce qui fait la singularité de ma personne, au regard de quiconque dans l’état de dévoration et d’abandon qui était le mien, autant je n’éprouve aujourd’hui aucune gêne – pas davantage de défi – à exposer et explorer mon obsession. A vrai dire, je n’éprouve absolument rien. Je m’efforce seulement de décrire l’imaginaire et les comportements de cette jalousie dont j’ai été le siège, de transformer l’individuel et l’intime en une substance sensible et intelligible que des inconnus, immatériels au moment où j’écris, s’approprieront peut-être. Ce n’est plus mon désir, ma jalousie, qui sont dans ces pages, c’est du désir, de la jalousie et je travaille dans l’invisible. »

    Annie Ernaux, L’occupation

    *[adresse de l’autre femme]