« Je n’en ferai pas le récit chronologique. Les souvenirs sont ennuyeux, et les enfants ne connaissent pas la chronologie. Les jours pour eux s’ajoutent aux jours, non pas pour construire une histoire mais pour s’agrandir, occuper l’espace, se multiplier, se fracturer, résonner. » Ces mots au début de Chanson bretonne, de J.M.G. Le Clézio (suivi de L’enfant et la guerre, sous-titré Deux contes), donnent bien le ton de ces récits qui refluent vers la source de l’enfance. Il raconte, il se raconte.
L’écrivain dit avoir grandi avec l’idée qu’ils étaient des Bretons – « et qu’aussi loin que nous puissions remonter nous étions reliés par ce fil invisible et solide à ce pays ». Après avoir évoqué son père dans L’Africain, sa mère dans Ritournelle de la faim, c’est sur sa propre expérience qu’il revient ici. D’abord en retournant à Sainte-Marine, le village breton où ils se rendaient en famille chaque été, quand il était enfant (ils habitaient Nice).
Le pont de Cornouaille, en plus d’avoir fait disparaître le bac qui emmenait en dix minutes de l’autre côté de la rivière, à Benodet, a « rapetissé le paysage ». Dans le village de son enfance, une « longue rue de terre graveleuse » conduisait à la pointe et aux maisons bretonnes, la plupart « si pauvres et si anciennes », et aux villas des « Parisiens » avec leurs grands parcs, « arrogantes et prétentieuses ». Un seul commerce à l’époque, où on vendait de tout. Une seule source d’eau potable, la pompe communale, à bras – on y envoyait les enfants chercher de l’eau, deux fois par jour.
Les enfants du village se moquaient de son frère et lui, qui venaient d’ailleurs, « mais somme toute plutôt moins moqués que nous ne l’étions dans le Sud, peut-être parce que malgré tout nous leur ressemblions, et que nous étions capables de rétorquer quelques mots dans leur langue. » Beaucoup de mots bretons émaillent le texte de Le Clézio, qui n’en revient pas de la dizaine d’années qui ont suffi pour que « la musique de la langue bretonne » cesse de résonner.
La fermière chez qui ils allaient chercher le lait – « Elle parlait cette langue chantante du pays bigouden » –, les chemins creux entre champs et bosquets, la fête de la mi-août au château du Cosquer (dont la photo figure au début du récit), la moisson, les nuits d’été… Le Clézio ouvre en quelques pages des fenêtres sur son enfance en Bretagne, comparant les choses d’alors et celles d’à présent, remontant le temps « non comme une confession ou un album de souvenirs, mais comme une chanson bretonne, un peu entêtée et monotone […]. »
L’enfant et la guerre remonte à une autre source et dans un autre village, Roquebillière (Alpes-Maritimes). (Il vient d’être dévasté par la tempête Alex. Pour moi qui n’y suis jamais allée, ce nom restera lié à cette petite maison emportée par la crue sauvage de la Vésubie, où un couple de vieilles personnes a péri.) Au début du second récit de Le Clézio, on voit cette photo ancienne du clocher de l’église des Templiers et des baraquements des sinistrés (de 1926 ?).
Né à Nice le 13 avril 1940, l’écrivain qui a vécu ses cinq premières années dans la guerre n’en a que « des sentiments, des sensations, ce flux mouvant qui porte un enfant entre le jour de sa naissance et le tout début de la mémoire consciente, à l’âge de cinq ou six ans. » Tout ce qui arrivait lui paraissait « normal », l’interdiction de sortir, de regarder par la fenêtre, le fait de rester « à l’abri ».
Il se souvient de l’explosion d’une bombe dans le jardin de l’immeuble où vivait sa grand-mère à Nice, alors qu’il était dans la salle de bains de l’appartement au sixième étage, et d’avoir poussé un cri « strident ». Toutes les vitres du quartier avaient été soufflées, la bombe pesait 277 kilos – à présent, note-t-il, les bombardements lâchent sur les civils des bombes de 2000 kilos. Ses grands-parents avaient quitté Paris où ils avaient tout perdu juste avant la guerre pour s’installer au soleil, près de la mer, dans une ville où les loyers étaient restés bas.
Dans la zone dite « libre », eux qui ne sont ni juifs, ni riches, ont le tort d’être citoyens britanniques – « la nation que les Allemands détestent le plus ». Aussi vont-ils se réfugier à Roquebillière dont les habitants, comme ceux de Saint-Martin, se montrent généreux envers les fugitifs, quels qu’ils soient. Le Clézio a grandi là au milieu des femmes, « soumises à la guerre comme elles pouvaient l’être, à cette époque, à l’autorité absolue des hommes ».
En haut du village, ses grands-parents, sa mère, son frère et lui occupaient un petit appartement au premier étage d’une maison, au-dessus d’une remise. Une photo de l’été 1943 rappelle la moisson à l’ancienne, les gerbes de blé prises à pleines mains et données au paysan « qui les lie en faisceaux et les place debout dans le champ », des gestes « hors du temps ». Il vivait là sans le savoir « les derniers instants de la civilisation agricole » d’avant les machines.
La faim, Le Clézio l’a vécue « de l’intérieur », ce n’est que d’elle qu’il se souvient : « un vide, au centre de mon corps, tout le temps, à chaque instant, un vide que rien ne peut combler, que rien ne peut rassasier ». « Etre né dans une guerre, c’est être témoin malgré soi, un témoin inconscient, à la fois proche et lointain, non pas indifférent mais différent, comme pourrait l’être un oiseau, ou un arbre. On était là, on a vécu cela, mais ça n’a pris de sens que par ce qu’on a appris par les autres, plus tard (trop tard ?). »
Commentaires
Une belle écriture j’imagine, comme tous les livres de lui, pour ce retour à l'enfance.
Je pense souvent, en nos temps incertains, à tous nos anciens qui ont vécu une guerre (ou deux !), la peur et la faim. Nous sommes si chanceux.
Les phrases que tu cites sont profondes, vraies et terribles, et belles, merci.
Oui, la "petite musique" de Le Clézio est là, ce style sobre et d'une grande fluidité. Nous pensons trop peu à tout ce que nous permet le fait de vivre en paix, même dans les circonstances actuelles, tu as raison.
"Les enfants ne connaissent pas la chronologie" écrit- il, mais ils DOIVENT l'apprendre ; or on ne l'apprend plus; c'est le tort de l'éducation nationale!
Le Clézio semble revenir à ce qui avait été sa "1° manière", et c'et tant mieux; je n'aimais pas les livres de la seconde, plus récents...Ce que tu cites à la fin est très beau et me touche. Merci, Tania!
Ta remarque sur la nécessité d'apprendre la chronologie historique est juste et je déplore comme toi le fait que cette ligne du temps ne soit plus assez bien apprise.
La phrase de Le Clézio ne concerne pas ce manque de connaissances, mais le ressenti des enfants, leur manière de vivre au jour le jour. D'ailleurs, notre mémoire aussi ne vogue-t-elle pas sur les différentes strates du temps, comme l'a montré Virginia Woolf avec les flux de conscience ?
ça me semble très intéressant!
(et oui une nuit où j'avais le rythme cardiaque qui s'affolait uniquement pour une sorte de "coronastress", je me suis dit qu'il fallait avoir le coeur solide si on vivant sur une de ces nombreuses parties du monde où on connaît des guerres, des violences, des famines... et que je ne suis qu'une bien petite nature!)
Penser à ceux qui survivent dans ces conditions de vie épouvantables peut aider à retrouver du calme, mais contrôler ses angoisses n'est pas facile pour autant.
Ce qui me scandalise aujourd'hui, c'est de voir ces micros tendus complaisamment aux étudiants, sans doute minoritaires, qui ne peuvent envisager de s'abstenir quelque temps de "faire la fête" comme si la vie étudiante se réduisait à cela.
Quand j'entends que c'était mieux avant, je pense à ces générations qui ont connu deux guerres mondiales, comme celle de mes parents et je ne crois pas qu'il puisse y avoir de comparaison avec ce que nous vivons maintenant. Je n'ai pas lu le Clézio depuis longtemps, je pourrais renouer avec ces souvenirs qui évoquent un monde tellement transformé depuis.
Je ne le crois pas non plus, nous jouissons pour la plupart d'un confort et d'une sécurité incomparables. Bonne lecture si tu te décides à ouvrir cette "Chanson bretonne".
un auteur que j'aime beaucoup depuis son premier livre
j'ai lu ces souvenirs d'enfance cet été et j'y ai pris grand plaisir je n'ai pas le livre sous la main et du coup je n'ai pas fait de billet et le tien est du coup le bienvenu pour me rappeler certains passages
Je le lis aussi régulièrement depuis "Le procès-verbal" et j'ai quelques titres à relire dans ma bibliothèque.
je ne le connais que par sa biographie de frida et diego mais son écriture est belle là aussi
Bonjour, Niki. J'avais aimé ce livre aussi. Tu as encore plein de belles choses de lui à découvrir, dans ce cas.
Bonjour Tania, j'ai fait connaissance avec Le Clézio avec "Lextase matérielle" qui a été une sorte de révélation pour moi. J'ai beaucoup aimé Désert et Onitsha, mais depuis quelques temps je ne suivais plus ses parutions.. Il est vrai qu'il publie beaucoup. Ce dernier me tente d'autant que j'ai entendu JMG dans une interview en parler. Votre lecture m'y incite encore plus. Merci Tania
Dois-je avouer que de plus l'homme me plait beaucoup.
Merci, Zoë, de me rappeler ce titre qui doit aussi être le premier que j'aie lu, à voir l'année de mon exemplaire que je sors de son rayon - à relire. J'ai beaucoup aimé "Désert" aussi. C'est passionnant de suivre ainsi sur plusieurs décennies un écrivain qu'on aime - l'homme aussi, vous avez raison de le souligner. J'aime le lire et l'écouter.
Merci Tania, j'ai acheté le livre, mais pas encore lu. Je connais très bien la région de St Marine et le pays Bigouden, je me réjouis de retrouver tout cela ! Entièrement de ton avis sur les réponses des étudiants ! Hier au téléphone ma mère de 88 ans me racontait le couvre feu au village pendant la dernière guerre, les coups de feu une nuit, le corps retrouvé au petit matin. Il faut raison garder: c'est uniquement pour des distractions, pendant peu de temps ....et pour une bonne cause !!!
Je t'embrasse. Claudie.
Bonne lecture, Claudie, ce sera formidable de retrouver ces lieux que tu connais.
Merci pour ta solidarité et vive le téléphone pour garder le contact ! Bises.