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liberté - Page 2

  • Frontière

    ahmet altan,je ne reverrai plus le monde,textes de prison,littérature turque,témoignage,écriture,liberté,résistance,culture,turquie« Nous prenons nos repas sur cette table en plastique.
    C’est là aussi que j’écris les discours pour ma défense et mes textes personnels, avec des stylos-billes que j’achète à la cantine.
    Pendant que j’écris, mes camarades de cellule sont assis à côté de moi et regardent la télévision.
    Je peux écrire n’importe où, le bruit et l’agitation ne m’ont jamais dérangé. D’ailleurs, une fois que je suis plongé dans l’écriture, tout ce qui m’entoure disparaît. Je romps le contact avec le monde extérieur et m’enferme dans une pièce invisible où personne ne peut entrer que moi.
    J’oublie absolument tout en dehors du sujet qui m’occupe.
    L’une des plus grandes libertés qui puissent être accordées à l’homme : oublier. Prison, cellule, murs, portes, verrous, questions, hommes – tout et tous s’effacent au seuil de cette frontière qu’il leur est strictement défendu de franchir. »

    Ahmet Altan, Je ne reverrai plus le monde

  • Textes de prison

    Les écrits de prison se lisent le cœur serré. Je ne reverrai plus le monde d’Ahmet Altan (textes de prison traduits du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, 2019) fait « acte de résistance » et plus que cela. L’écrivain et journaliste turc y raconte son arrestation, comment il vit en prison, dans son corps et dans sa tête : il montre à quel point le regard et les rêves d’un écrivain sont libres, irréductibles.

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    Ahmet Altan. Photo Jan Woitas/dpa (Le Soir)

    Ahmet Altan, 70 ans, est encore en prison aujourd’hui. Les médias indépendants ont souligné, à juste titre, l’injustice de sa condamnation, comme pour des milliers de Turcs parmi lesquels de nombreux juges, accusés sans preuves d’incitation ou de participation au coup d’Etat manqué de 2016 attribué à la bête noire du régime actuel, Fetullah Gülen. Quand la police a sonné à la porte, il n’a pas été pris au dépourvu – ses vêtements étaient prêts. Quarante-cinq ans plus tôt, il avait déjà vécu cela, quand on est venu arrêter son père. Son frère Mehmet  a été emmené aussi.

    « Je ne pouvais plus… », « Je ne pourrai plus… » Quand on lui propose une cigarette dans la voiture de police, sa litanie de l’impossible est stoppée net : il secoue la tête et répond : « Merci, je ne fume que quand je suis tendu », en souriant. « Cette phrase a tout changé. Elle avait divisé la réalité en deux moitiés aussi sûrement qu’un sabre de samouraï, d’un seul coup qui est presque une caresse, tranche un bandeau de soie jeté en l’air. » Contrairement à son corps pris au piège, son esprit est intouchable.

    Il passe sa première nuit en cellule avec un jeune professeur très pieux, qui a refusé de donner des noms, et deux militaires endormis. « Etrangement, penser à ma mort m’a tranquillisé. J’allais mourir un jour. Et quelqu’un qui va mourir ne saurait craindre ce que la vie lui réserve. » Pas de miroirs au-dessus des deux lavabos du couloir. Pour la première fois, il fait l’expérience de la disparition de son visage, ne le retrouve que lors de la visite médicale chez le médecin.

    Rêver, se souvenir, imaginer une histoire, s’immerger dedans, voilà ce qu’Ahmet Atlan oppose aux vicissitudes de sa détention. Ecouter les autres, les observer. Le chapitre « Voyage autour de ma cellule » est un bel éloge de la littérature. Il se souvient de son enthousiasme à la lecture, à dix ans, du Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre, qu’il imite en décrivant son nouvel univers : la cellule, le couloir, la cour. « J’oublie absolument tout en dehors du sujet qui m’occupe. (…) Le fait d’écrire contient ce paradoxe fabuleux qu’il est à la fois un refuge à l’abri du monde et un moyen de l’atteindre. »

    Au tribunal, les trois hommes qui vont décider de son sort le font penser aux « petits fonctionnaires de Gogol ». Ahmet Altan se retrouve dans la situation de son personnage de son roman Comme une blessure de sabre, un homme qui attend son jugement. « J’ai écrit il y a des années ce que je vis maintenant. Je deviens le personnage d’un roman que j’ai moi-même écrit. » Celui-ci avait été condamné, il le sera aussi, à plusieurs reprises.

    Pendant des mois, le plus pénible, pour lui qui a grandi dans une maison pleine de livres, est d’être privé de lecture. Un jour pourtant, les deux hommes pieux et l’incroyant (lui) reçoivent dans leur cellule une liste des livres de la bibliothèque. Des semaines après avoir précisé ceux qu’il aimerait emprunter, un livre lui est jeté à terre : Les Cosaques de Tolstoï. « Léon Tolstoï, ce Zeus de la littérature, entrait dans ma cellule avec ses mille paradoxes ».

    En lisant Je ne verrai plus le monde, qui n’a pu être publié en Turquie, des lectures anciennes me sont revenues en mémoire, d’autres textes de prisonniers, dans les années 1970 : Journal et lettres de prison d’Eva Forest, Les frères de Soledad par Geoffroy Jackson, Lettres à Olga de Vaclav Havel. Dans son dernier chapitre, « Le paradoxe de l’écrivain », Ahmet Altan défie ceux qui l’ont condamné : « Me jeter en prison était dans vos cordes ; mais aucune de vos cordes ne sera jamais assez puissante pour m’y retenir. Je suis écrivain. Je ne suis ni là où je suis, ni là où je ne suis pas. » (« Le paradoxe de l'écrivain »)

    Passionnante, cette première rencontre avec l’écrivain turc « libre dans sa tête » Je ne reverrai plus le monde a reçu le prix André Malraux 2019. Les raisons de le lire sans attendre ne manquent pas, vous l’aurez compris.

  • De la musique

    hesse,le jeu des perles de verre,roman,littérature allemande,initiation,musique,apprentissage,maître et élève,liberté,culture« L’enfant regardait les doigts blancs experts de l’exécutant, il voyait le cours du développement se refléter légèrement sur son visage concentré, tandis que ses yeux, sous ses paupières mi-closes, demeuraient sans regard. Le cœur de l’enfant eut un élan de vénération, d’amour pour ce Maître ; son oreille enregistra cette fugue, il lui sembla entendre ce jour-là de la musique pour la première fois ; derrière cette œuvre musicale qui naissait devant lui, il devinait l’esprit, l’harmonie enivrante de la loi et de la liberté, de la soumission et de l’autorité, il se donna et se voua à cet esprit et à ce Maître ; durant ces minutes, il vit sa vie, le monde entier guidés, équilibrés par l’esprit de la musique qui leur donnait leur sens. hesse,le jeu des perles de verre,roman,littérature allemande,initiation,musique,apprentissage,maître et élève,liberté,cultureEt quand le Maître eut fini de jouer, il vit cet être vénéré, ce magicien, ce prince rester encore quelques instants le front légèrement penché sur les touches, les paupières mi-closes, le visage faiblement éclairé par une lueur intérieure, et il se demanda si ces minutes de bonheur le feraient crier de joie ou s’il n’allait pas pleurer de les voir terminées. Le vieil homme se leva alors lentement de sur son tabouret, ses gais yeux bleus lui lancèrent un regard pénétrant, et en même temps d’une gentillesse inexprimable :
    – Rien, dit-il, ne permet plus facilement à deux êtres de devenir amis que de faire de la musique. »

    Hermann Hesse, Le Jeu des perles de verre

  • Le Jeu des perles

    Le jeu des perles de verre (1943, traduit de l’allemand par Jacques Martin) de Hermann Hesse (1877-1962), prix Nobel de littérature 1946, demande une lecture patiente. Le sous-titre de ce gros roman est plus explicite : « Essai de biographie du Magister Ludi Joseph Valet accompagné de ses écrits posthumes ».

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    © Hermann Hesse, Bei Muzzano Cortivallo, 1928 (source)
    D'autres aquarelles chez Dominique, qui m'a conseillé ce roman - merci.

    L’Ordre du Jeu des perles de verre se veut une « aristocratie de l’esprit », spécialisée dans un jeu intellectuel combinant les mathématiques et la musique, au départ sur un boulier de perles de verre. Contre la mécanisation de la vie, l’abaissement de la morale, le manque de foi, le caractère frelaté de l’art, le Jeu propose un idéal spirituel et revendique une totale liberté de l’esprit, hors de toute tutelle religieuse.

    Après l’introduction à l’histoire de ce Jeu, le roman raconte la vie de Joseph Valet, entre histoire et légende, dans un futur indéterminé, intemporel. D’origine modeste, il obtient une bourse à douze, treize ans pour étudier dans un établissement classique où il apprend le latin et la musique. La visite du Maître de la Musique, un homme doux et souriant qui lui demande de jouer pour lui au violon, le remplit de bonheur. Le Maître apprécie ce garçon « spontané et modeste » ; pour celui-ci, la « minute de la vocation » a sonné.

    Etre admis aux écoles des élites fait de Joseph quelqu’un d’admiré et de moqué par ses condisciples, mais cela cesse quand il arrive en Castalie, la « province pédagogique » où l’on forme les meilleurs. Ses grandes qualités s’y épanouissent. A dix-sept ans, il est invité avec un camarade chez le Maître de la Musique, qui lui apprend la méditation. Le voilà prêt pour Celle-les-Bois, « mère de l’industrieuse tribu des Joueurs de perles de verre ».

    C’est là que l’Ordre a ses institutions. On y valorise l’universalité, la fraternisation des sciences et des arts. Dans cette école, un ancien couvent de cisterciens, tout lui paraît « ancien, vénérable, sanctifié, chargé de tradition ». Joseph s’y lie d’amitié avec Carlo Ferromonte, comme lui passionné de musique, tandis qu’un auditeur libre, Plinio Designori, le trouble par sa défense du « siècle » que les Castaliens ont le tort d’ignorer, selon lui.

    Consulté, le Maître de la Musique lui conseille de continuer à fréquenter Plinio, bon orateur et polémiste, et de défendre Castalie en élevant le niveau de la discussion. Comme Joseph se dit tiraillé entre le monde extérieur et les valeurs castaliennes, le Maître lui parle de ce qu’il a appris d’un « yogin » : l’importance de la méditation pour surmonter les crises. Une grande liberté est donnée aux étudiants sortis de Celle-les-Bois. Joseph apprend le chinois puis rend visite à un ermite. Au Bois des Bambous, celui-ci l’accepte comme élève, à condition qu’il soit obéissant et silencieux « comme un poisson d’or ».

    C’est là que Joseph vit son premier « éveil », avant d’accéder à l’Ordre des Joueurs de perles de verre, dirigé par Thomas de la Trave, « Magister Ludi ». On l’envoie alors comme professeur chez des Bénédictins qui s’intéressent au Jeu. Il quitte son ami Fritz Tegularius, joueur brillant mais de santé fragile et rebelle envers les règles, pour se rendre à Mariafels. Il y adopte le mode de vie des moines, plus lent, plus solide, patient, et comprend peu à peu qu’il est envoyé là autant pour apprendre que pour enseigner.

    Avec le Père Jacobus, grand historien, il découvre l’histoire des Bénédictins et les valeurs de premier plan propres aux « deux ordres ». Bientôt on confie à Joseph une mission « diplomatique ». A la mort du « Magister Ludi », il sera désigné dans cette fonction suprême qui ne lui laissera plus guère de liberté et le privera de l’activité qu’il préfère, enseigner.

    Musique, étude et apprentissage, méditation, amitié, yoga, écoute des autres, contemplation de la nature, exercice du pouvoir, Hermann Hesse aborde de nombreux thèmes à travers l’histoire de Joseph Valet, on les retrouve dans les récits annexes. Il décrit l’élite intellectuelle de façon critique et rapproche la philosophie occidentale et la pensée chinoise. La lecture du roman est ardue, exaltante dans les passages pleins de lyrisme, de fraternité ou de sagesse, mais complexe ; le Jeu lui-même, d’une grande abstraction, reste hermétique.

    Le jeu des perles de verre est un grand récit d’initiation, où la relation de maître à disciple, la liberté de choix sont des leitmotivs. Son héros, exemplaire dans son art de servir Castalie, est fasciné par les êtres qui se mettent en retrait, comme le vieux Maître de la Musique dont le sourire « n’avait rien perdu de sa clarté et de sa grâce, de sa sûreté et de sa profondeur ». Restant attiré et par l’Ordre et par le monde, quand il retrouvera Plinio, que la vie adulte a changé et qui souffre, il cherchera à le comprendre et à le tirer de sa mélancolie, sans cesser de se remettre lui-même – et son rôle dans la vie – en question.

  • Parenthèse libertaire

    salvayre,pas pleurer,roman,littérature française,guerre d'espagne,bernanos,liberté,révolution,culture« Je n’avais jamais eu, jusqu’ici, le désir de me rouler (littérairement) dans les ressouvenirs maternels de la guerre civile ni dans les ouvrages qui lui étaient consacrés. Mais j’ai le sentiment que l’heure est venue pour moi de tirer de l’ombre ces événements d’Espagne que j’avais relégués dans un coin de ma tête pour mieux me dérober sans doute aux questionnements qu’ils risquaient de lever. L’heure est venue pour moi de les regarder. Simplement de les regarder. Jamais, depuis que j’écris, je n’avais ressenti une telle intimation. Regarder cette parenthèse libertaire qui fut pour ma mère un pur enchantement, cette parenthèse libertaire qui n’eut je crois d’autres équivalents en Europe, et que je suis d’autant plus heureuse de réanimer qu’elle fut longtemps méconnue, plus que méconnue, occultée, occultée par les communistes espagnols, occultée par les intellectuels français qui étaient presque tous à cette époque proches du PC, occultée par le président Azaña, qui espérait en la niant trouver un appui dans les démocraties occidentales, et occultée par Franco qui réduisit la guerre civile à un affrontement entre l’Espagne catholique et le communisme athée. Et regarder dans le même temps cette saloperie qui se manifesta du côté des nationaux franquistes et que Bernanos implacablement observa, cette saloperie des hommes lorsque le fanatisme les tient et les enrage jusqu’à les amener aux pires abjections. »

    Lydie Salvayre, Pas pleurer