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liberté - Page 5

  • Patti et Robert

    En refermant Just Kids de Patti Smith (2010, traduit de l’américain par Héloïse Esquié), on quitte le couple fabuleux qu’elle formait avec Robert Mapplethorpe, « artiste et muse, un rôle qui était pour nous interchangeable ». Elle a tenu la promesse d’écrire leur histoire.

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    Patricia, l’aînée de quatre enfants, ne voulait ni grandir, ni mettre un tee-shirt quand les garçons étaient torse nu. L’amour des livres lui donne vite l’idée « d’écrire un jour un livre ». Une excursion au musée des Beaux-Arts de Philadelphie avec ses parents est une autre expérience fondatrice : la gamine de douze ans « tout en bras et en jambes qui se traînait derrière les autres » se sent transformée, « bouleversée par la révélation que les êtres humains créent de l’art et qu’être artiste, c’est voir ce que les autres ne peuvent voir. »

    « Les souffrances liées à la condition d’artiste, je ne les craignais pas, mais je redoutais terriblement de n’être pas appelée. » Objet de moqueries au lycée, elle trouve un refuge dans les livres et le rock en roll, « le salut adolescent en 1961 ». Elle dessine, danse, écrit des poèmes. Elle rêve « d’entrer dans la fraternité des artistes », de vivre comme Frida Kahlo avec Diego Rivera, « de rencontrer un artiste pour l’aimer, le soutenir et travailler à ses côtés. »

    Elle est née un lundi de 1946, Robert Mapplethorpe aussi. Le troisième de six enfants dans une famille bourgeoise catholique était « un petit garçon espiègle dont la jeunesse insouciante se nuançait délicatement d’une fascination pour la beauté. » Passionné de coloriage, dessinateur-né, il fabriquait des bijoux pour sa mère – toute sa vie il portera des colliers. Dans sa famille, « on ne parlait ni ne lisait beaucoup, et on ne partageait pas ses émotions les plus intimes. » A Patti, il disait : « Ma famille, c’est toi. »

    Tombée enceinte en 1966, Patti Smith décide de faire face seule, est renvoyée de la fac. Les voisins traitant ses parents « comme s’ils cachaient une criminelle », elle se réfugie dans une famille d’accueil. A l’hôpital, les infirmières se montrent « cruelles et insensibles » envers « la fille de Dracula » aux longs cheveux noirs. Son enfant naît « le jour de l’anniversaire du bombardement de Guernica » et elle pense à la mère qui pleure un bébé mort dans les bras sur le tableau – ses bras sont vides, elle pleure, mais son enfant va vivre, il ne manquera de rien dans sa famille d’adoption. En rentrant à la maison, elle s’achète un long imperméable noir.

    Se consolant avec Rimbaud (elle a fauché les Illuminations à l’étal d’un bouquiniste), elle prépare son plan : quitter Camden, travailler, gagner assez pour rejoindre des amis à Brooklyn. A vingt ans, elle prend le bus pour Philadelphie puis New York, un lundi de juillet, « un bon jour » pour cette superstitieuse. « Personne ne m’attendait. Tout m’attendait. »

    Ses amis ont déménagé. Le nouveau locataire lui désigne la chambre du colocataire qui a peut-être leur adresse : « Sur un lit en métal très simple, un garçon était couché. Pâle et mince, avec des masses de boucles brunes, il dormait torse nu, des colliers de perles autour du cou. J’ai attendu. Il a ouvert les yeux et souri. » Il la conduit jusqu’à leur nouveau domicile, ils ne sont pas là. Elle les attend et s’endort sur leur perron de brique rouge.

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    Patti et Robert (Source : https://illusion.scene360.com/art/91031/robert-mapplethorpe/ )

    C’est le début de la débrouille, du vagabondage d’un parc à l’autre, des nuits dehors, de la faim. Un Cherokee à la peau noire, Saint, la guide vers des endroits où trouver à manger. Ils dorment chacun de leur côté, se retrouvent pour manger, parler. Un jour, il disparaît. Elle cherche du boulot. Dans la « communauté errante » d’East Village, elle se sent en sécurité, prend une douche de temps à autre chez une connaissance et se répète les mots de Saint : « Je suis libre, je suis libre. » Cet été-là, elle rencontre Robert Mapplethorpe.

    Caissière dans un magasin au nord de Manhattan, au rayon des bijoux et de l’artisanat ethnique, elle convoite « un modeste collier de Perse » qui ressemble à un scapulaire ancien, 18 dollars, trop cher. Un client en chemise blanche et cravate l’achète, c’est le colocataire qui l’avait guidée, métamorphosé. Après avoir emballé le collier persan, elle le lui tend et lâche spontanément : « Ne le donne à aucune autre fille qu’à moi. » Elle est gênée, mais Robert sourit : « Promis. »

    Le garçon de Brooklyn la croise à nouveau un jour où elle a accepté l’invitation à dîner d’un barbu trop insistant. Ne sachant comment lui échapper, elle aperçoit le jeune homme aux colliers de perles indiennes et court vers lui : « Tu veux bien faire semblant d’être mon mec ? » Robert est en plein trip de LSD, ce qu’elle ignore, ils s’en vont et finissent la nuit chez un ancien colocataire en vacances dont il trouve la clé cachée. Il lui montre ses dessins entreposés là-bas.

    « Comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, nous sommes restés ensemble, ne nous quittant que pour aller travailler. Pas un mot ne fut prononcé ; ce fut tout bonnement un accord tacite. » Patti et Robert se sont trouvés, ils vont se transformer au contact l’un de l’autre, fidèles à leur vocation artistique, s’encourageant, s’acceptant tels qu’ils sont. La vie de bohème n’est pas une sinécure, mais ils travaillent, ils s’aiment. Son vocabulaire poétique et le vocabulaire visuel de Robert se dirigent vers des destinations différentes, il est plus ambitieux qu’elle, mais ces « enfants sauvages et fous » vont réaliser leur rêve.

    Patti a besoin d’une chambre pour travailler, Robert est de plus en plus attiré par les homosexuels. Ils deviennent eux-mêmes. Amants puis amis, ils ont besoin l’un de l’autre : « Patti, personne ne voit comme toi et moi. » Ils parviennent à louer une chambre au Chelsea Hôtel. Elle le pousse à prendre des photos lui-même au lieu d’en découper pour ses collages dans des magazines porno, lui l’encourage à dire ses poèmes en public, à chanter. Patti Smith veut être poète, pas chanteuse – « L’un n’empêche pas l’autre », réplique Robert. Et il en sera ainsi.

    Il gagne le premier de l’argent avec son art, photographie des fleurs et des corps. Elle écrit des articles pour des magazines rock, prend exemple sur les critiques d’art de Baudelaire. La Poésie reste son cap : « Je voulais insuffler dans le mot écrit l’immédiateté et l’attaque frontale du rock and roll. » Pour tous les deux, les rencontres, les relations, d’autres amours sont autant de balises pour avancer. Ils se quittent en 1972, quand Robert rencontre Sam Wagstaff qui va lui apporter tous les appuis nécessaires. Une autre vie commence : « Ensemble, séparément ».

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    A écouter sur https://www.youtube.com/watch?v=S5pU1LPpyfQ

    Mapplethorpe choque en montrant des actes sexuels « extrêmes » comme des œuvres d’art, elle ne le comprend pas toujours, mais bien son désir « de produire quelque chose que personne n’avait fait avant lui ». Elle lui fait entièrement confiance, le soutient inconditionnellement dans sa recherche de la lumière et du noir ; elle ne se drogue pas mais ose essayer des substances sous sa protection. De son côté, elle monte son groupe de rock, fait appel à lui pour les pochettes de ses albums.

    Des photos d’eux en noir et blanc, la plupart de Mapplethorpe, jalonnent Just Kids, devenu le livre culte d’une époque. Fin 1986, quand elle porte son deuxième enfant du guitariste Fred « Sonic » Smith, épousé en 1980, elle apprend que Robert souffre du sida, Sam aussi. Ils en mourront. « Pourquoi ne puis-je écrire des mots qui réveilleraient les morts ? »

  • Différence

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    Abdennour Bidar, Self islam

  • Un islam personnel

    Le nom d’Abdennour Bidar m’était inconnu avant qu’un ami me prête Self islam (2006, 2016 pour la postface), sous-titré « Histoire d’un islam personnel ». Ce Français dont la mère s’est convertie à l’islam avant sa naissance (en 1971) a grandi « entre les vignes et la mosquée » dans la région de Clermont-Ferrand. Il aimait comme un père son grand-père athée et communiste, que la chute du mur de Berlin avait perturbé et qui aimait parler de Dieu avec son petit-fils, un de ces êtres qu’on aime « pour la liberté qu’ils vous laissent d’être ce que vous êtes. »

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    Odilon Redon

    L’auteur appartient à la génération Mitterand. L’islam, il l’a d’abord nourri dans son cœur uniquement, puis à la mosquée où il ne comprenait rien, mais trouvait « paix, force, présence ». Ce « musulman auvergnat » qui ne porte l’islam ni sur son visage, ni sur ses vêtements, ni dans son mode de vie, a très tôt voulu détruire le mur entre deux mondes. Abdennour et Pierre sont ses deux prénoms. « Abdennour », qui signifie « serviteur de la Lumière », étonne les autres qui ne lui voient rien d’arabe (et il ne connaît pas l’arabe) ; ce prénom inattendu qu’il doit constamment justifier est bien le sien, en recherche de lumière intérieure. Le second le rattache au Christ. Il a des amis des deux côtés.

    Sa mère, médecin, pratique un islam discret, mystique. Son père marocain, au contraire, appartient au « tabligh », un mouvement piétiste d’origine pakistanaise, très conservateur et « ostentatoire », toujours à prier et à prêcher, une sorte de fanatisme « pacifique et joyeux ». C’est sa mère qui l’a éduqué sur le plan spirituel, avec ses frère et sœurs qu’elle a élevés seule, en insistant toujours sur la quête de sens, le sens apparent et le sens caché des versets du Coran qu’elle leur enseignait.

    Abdennour Bidar ne veut pas parler ici de ses parents mais de son propre cheminement entre Occident et Orient pour lesquels il rêve d’une « civilisation de la réconciliation à venir ». Il raconte son enfance modeste en banlieue, en HLM, entre pauvres et immigrés ; son éducation « à la droiture, au désintéressement, à la sollicitude envers autrui et à l’exigence envers nous-même ».

    Pour lui, Allah désigne un « grand courant de vie, d’énergie, de lumière », dans une optique humaniste où les hommes sont avant tout reliés aux autres, à la nature, à la vie. La religion propose des moyens qu’il ne faut pas sacraliser selon lui, qui se situe à l’opposé d’un islam indiscutable et intouchable jouant trop souvent le jeu de la division et s’appuyant sur l’ignorance spirituelle.

    Bon élève, lecteur de Jules Verne, souvent distrait parce qu’il est absorbé par ses pensées, Bidar passe souvent pour un « mauvais musulman » dans une religion « où le jugement de l’autre, apparent ou sournois, est une pratique si courante ». Le « self islam », au contraire, appelle à la responsabilité spirituelle de chacun et à une vie libre par rapport aux lois religieuses. Le mot « islam » ne signifie pas « soumission forcée » mais « obéissance choisie ». Bidar est allergique au « djihad », il veut dissocier le sacré et la violence.

    Il lui a fallu du temps pour arriver à cet islam personnel. Poussé par un professeur à étudier à Paris, il prend conscience de sa vocation : « montrer qu’il y a de la lumière dans la caverne de l’existence ». Sa vie d’interne au lycée Henri IV a été une période « extrêmement difficile ». De bon élève, il devient « moyen » et surtout, il se sent différent : « Ils avaient lu l’Occident, j’avais médité l’Orient ». Aussi vit-il son islam clandestinement, comme exilé dans son propre pays. La rencontre en terminale de sa future femme, Laurence, va le soutenir. Attentive à ce qu’il vit et croit, elle finira par se convertir. Leurs trois fils seront élevés dans cette optique spirituelle, sans contraintes autres que le questionnement : qui suis-je ? que puis-je faire pour les autres ? comment se préparer à mourir ?

    A vingt ans, il ressent de la tristesse et de la colère contre le matérialisme occidental. Ecœuré, épuisé par le travail scolaire, il est pris dans le conflit entre philosophie et religion – philosophie le jour, soufisme le soir. Enfermé dans cette opposition, il décide de ne pas suivre les cours à l’Ecole Normale Supérieure malgré son admission. Il travaille en solitaire, s’inscrit à la Sorbonne pour une licence et une maîtrise de philosophie, un DEA de culture et civilisation islamiques. Pendant sept ans, sa femme et lui ont adhéré à la « tariqa », une « éminente confrérie soufie du Maroc » qui appelle au respect des obligations religieuses et aux méditations fréquentes – une expérience libératrice, dans un premier temps.

    Puis c’est la descente aux enfers : achat collectif d’une propriété, réunions, dérive sectaire, fanatisme et hystérie. La lutte continuelle contre l’ego, un djihad moral condamnant les fréquentations extérieures au mouvement et le questionnement finissent par l’isoler de tous, lui qui s’y refuse. Le voilà grandement déçu par rapport au soufisme en Europe qui, presque partout, cultive une fausse image d’ouverture et de paix. Trop personnel dans ses réflexions, il est rappelé à l’ordre, puis c’est la rupture, le vide autour d’eux, quelques amis exceptés. Sa femme et lui se font alors muter en Corrèze, ils achètent une maison près des bois et y trouvent l’apaisement. Sauvé par son sens critique, le philosophe entre en dépression, ressent un « vide absolu » durant deux, trois ans – à 26 ans, il le vit comme un échec personnel.

    La troisième partie de Self islam raconte sa renaissance et son engagement. Abdennour Bidar se dit l’enfant de deux mondes agonisants où il observe la perte du sacré : celui « de la personne humaine » en Occident et celui de la « Grande Vie d’Allah » en Orient. Sa conception d’un islam personnel se fait jour, il l’explique. A partir de l’an 2000, il s’implique dans le débat sur l’islam en Occident, contre la menace et la terreur islamistes, contre l’hypocrisie d’un Tariq Ramadan dont il dénonce le double langage, usant des moyens démocratiques pour diffuser un islam antidémocratique, traditionnel, au nom du multiculturalisme.

    Abdennour Bidar a écrit Lettre d’un musulman européen dans la revue Esprit, plus récemment Un islam pour notre temps : il veut promouvoir un nouvel islam, qu’il voit déjà en marche dans de nombreux pays. Chargé de cours à l’Université des sciences humaines à Nice, il considère l’Europe comme un terrain propice pour cette transformation. Il a fondé le cercle Al Mamoun, avec des intellectuels, des hommes et des femmes de bonne volonté, pour un « observatoire de l’évolution de l’islam ». Sur son site, où il résume son parcours, il se présente comme un « méditant engagé ».

    « Nous n’avons pas besoin de chefs ni d’imams, mais de penseurs. » Bidar s’appuie sur de nombreuses lectures, celles des grands penseurs de l’islam comme Ibn Arabi, celle de Blaise Pascal aussi. Il dénonce la propagande religieuse dans les librairies remplies de codes de conduite, à travers les vidéos et les cassettes, téléguidée du Moyen Orient. Self islam est un témoignage et un appel à la responsabilité spirituelle, au progrès spirituel, et non au laisser-aller, à un islam self-service ou à la carte, comme le lui reprochent ses détracteurs. Aux catégories traditionnelles comme l’obligatoire, le licite et l’illicite, des concepts du passé, il oppose la nécessité d’une liberté totale. « Le texte propose, l’homme dispose. »

    Cet essai offre en deux cents pages un point de vue original, « non conforme » comme le nom de la collection où il a paru en 2006, avant de sortir en format de poche (Points essais) l’an dernier. Une postface d’une vingtaine de pages y fait le point, dix ans plus tard. L’auteur a reçu beaucoup de courrier et de témoignages de lecteurs qui, quelle que soit leur croyance ou leur opinion philosophique, ont été sensibles à la « spiritualité libre » à laquelle il invite. En 2015, il a créé avec la psychologue Inès Weber l’association Sésame, « une maison des cultures spirituelles » à Paris, qui offre des ressources en ligne, des textes et musiques de diverses traditions culturelles.

  • Porte dérobée

    lessing,doris,le carnet d'or,roman,littérature anglaise,liberté,communisme,féminisme,création littéraire,amitié,culture« Et en y réfléchissant, ce que j’ai fait si souvent, je découvre que j’arrive par une porte dérobée à l’une des autres questions qui m’obsèdent. Je veux dire la question de la « personnalité ». Dieu sait si l’on nous empêche d’oublier que la « personnalité » n’existe plus. C’est le sujet d’un roman sur deux, c’est celui des sociologues et de tous les autres –ologues. On nous a tellement rabâché que la personnalité humaine s’est désintégrée sous la pression de toutes nos connaissances que je l’ai même cru. Pourtant, quand je revois ce groupe sous les arbres et que je le recrée dans ma mémoire, je comprends soudain que c’est absurde. […]

    lessing,doris,le carnet d'or,roman,littérature anglaise,liberté,communisme,féminisme,création littéraire,amitié,cultureLes moments que je me rappelle ont tous cette assurance absolue d’un sourire, d’un regard, d’un geste sur un tableau ou dans un film. Suis-je alors en train de dire que la certitude à laquelle je m’accroche appartient à l’art visuel et non au roman – pas du tout au roman, conquis par la désintégration et l’effondrement ? Quel intérêt un romancier éprouverait-il à s’accrocher au souvenir d’un sourire ou d’un regard, alors qu’il connaît bien les complexités qui s’y dissimulent ? Et pourtant, si je ne le faisais pas je serais à jamais incapable de tracer un seul mot sur le papier : de même que je me retenais au bord de la folie, dans cette froide ville du nord, en me remémorant délibérément la sensation du soleil chaud sur ma peau. »

    Doris Lessing, Le carnet d’or

    Photo de Doris Lessing en 1962 (The Guardian - Photograph Stuart Heydinger/Observer)

  • Les carnets de Doris

    Le carnet d’or de Doris Lessing (traduit de l’anglais par Marianne Véron), ce gros roman dévoré avec passion il y a quarante ans, trônait depuis longtemps à l’avant de ma bibliothèque – allait-il tenir le coup à la relecture ? Je l’ai rouvert : « Les deux femmes étaient seules dans l’appartement. »

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    Aquarelle de John Jones d’après la couverture originale du roman

    Londres, été 1957. Anna et Molly, deux amies, discutent de Richard (l’ex-mari de Molly s’est annoncé) et de Marion, avec qui il vit à présent. « Dans leurs rapports, un équilibre s’était établi très tôt : Molly était plus au fait des choses de ce monde, mais Anna la dominait intellectuellement. » Aux yeux des autres, elles sont des « femmes libres », mènent le même genre de vie, sans être mariées. « Femmes libres », ce sera le titre de cinq parties du roman où « Le carnet d’or » s’intercale avant la dernière.

    Molly, une grande blonde aux cheveux courts, est actrice ; avant cela elle a beaucoup « bricolé – peinture, danse, théâtre, élucubration littéraire ». Elle ne supporte pas qu’Anna n’écrive plus, avec le talent qu’elle a. Anna n’aime pas trop Richard, mais il est venu la voir pour parler de Tommy, son fils de vingt ans qui « passe son temps à rêvasser ». L’homme d’affaires supporte mal que Molly, sa mère, se préoccupe si peu de son avenir. Anna, une petite brune menue aux cheveux « vaporeux », et Molly partagent leur « vie émotionnelle au jour le jour », se racontent presque tout.

    Le premier roman d’Anna Wulf sur un groupe de communistes en Afrique du Sud, « Frontières de guerre », a remporté un succès tel qu’elle vit encore sur l’argent ainsi gagné. Il traite aussi des rapports entre les blancs et les noirs, c’est en fait le choc de la ségrégation raciale qui a suscité son engagement politique (comme celui de Doris Lessing). On lui propose régulièrement d’en tirer un film, mais elle résiste aux scénarios réducteurs. Depuis cette publication, elle est bel et bien en proie à un blocage littéraire.

    Molly et Anna ont la même psychanalyste (elles l’appellent « Maman Sucre ») qui cherche aussi à la faire écrire. En réalité, Anna tient en secret des carnets de quatre couleurs : un noir qui concerne son travail d’écrivaine, un rouge pour la politique, un jaune où elle invente des histoires d’après son expérience, un bleu où elle tente de tenir son journal. Tour à tour, dans chacune des parties, nous lisons le contenu de ces quatre carnets.

    Le carnet d’or, paru en 1962, traite de questions on ne peut plus actuelles, même si la société a changé depuis lors : l’engagement social et politique (Molly et Anna adhèrent un temps au parti communiste, puis le critiquent en découvrant son aveuglement doctrinaire et le peu de considération accordée aux intellectuels), les relations entre les femmes et les hommes (le goût et le prix de l’indépendance), la vie de femme seule avec un enfant (Anna chérit sa fille Janet), la vie sexuelle, les règles, la psychanalyse et l’analyse des rêves, la solitude, la dépression…

    Et, bien sûr, l’écriture, la création littéraire y occupent une grande place. En 2007, le prix Nobel de littérature a couronné la romancière britannique (1919-2013) qui montre ici comment l’expérience personnelle et la construction imaginaire s’imbriquent, s’affrontent, se nourrissent l’une de l’autre. C’est passionnant de voir comment Anna transpose sa propre vie dans un univers fictif et cherche à écrire « la vérité ». Doris Lessing considérait Le carnet d’or comme un « roman expérimental ».

    A la relecture de ce roman culte pour les féministes (« si j’étais un homme sans l’obligation de me contrôler sans cesse, je serais très différente » écrit un jour Anna, fatiguée de son rôle de mère qui lui tient tant à cœur), j’ai été à nouveau frappée par sa modernité. En rupture complète avec une structure romanesque classique, Doris Lessing livre une sorte de radiographie de la société britannique des années 1950-1970 sans jamais répondre définitivement aux questions que se posent ses personnages, alliant analyse critique et ouverture.

    Sur près de six cents pages, Anna et Molly, « femmes libres » en lutte permanente pour rester fidèles à leurs convictions, observent la société, l’actualité politique, les comportements et les relations interpersonnelles, leur propre vie. C’est un point de vue original et décapant, une vision fragmentée très contemporaine. J’y ai trouvé certaines longueurs, mais je suis heureuse de m’être replongée dans ce roman si stimulant et si peu conformiste. Oui, comme l’a écrit Joyce Carol Oates : « On ne dira jamais assez combien ce livre a compté pour les jeunes femmes de ma génération. Il a changé radicalement notre conscience. »