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reconnaissance

  • Vous et moi

    Lettre à ce prof.jpgL’ancienne élève : « Je crois que ce texte-là, ce texte né pour soutenir la liberté nous fait nous rencontrer une nouvelle fois, c’est tellement merveilleux. Cette tragédie qui nous rassemble ici met en lumière à quel point un professeur peut faire basculer une personne en devenir en une personne qui est.

    Anouilh Antigone.jpgAntigone étymologiquement est « celle qui s’oppose » mais pas pour rien, elle veut simplement ensevelir son frère, disposée à en payer les conséquences d’une manière juste et équitable. C’est le plus beau personnage de la littérature que j’ai jamais croisé et ça encore je vous le dois. J’avais quinze ans lorsque vous m’avez donné ce livre, et il est là sous mes yeux. Il est abîmé, j’ai souligné des phrases qui résonnent toujours et encore en moi maintenant. Sur la couverture orange, on y voit deux silhouettes. Une jeune fille et une grande personne à côté d’elle qui lui tend la main. Antigone et Créon. Mais non, en vérité, c’était vous et moi. »

    Héloïse Guay De Bellissen

     

  • Enseigner la liberté

    Quarante personnalités s’expriment dans Lettre à ce prof qui a changé ma vie, Enseigner la liberté, un ouvrage conçu en hommage à Samuel Paty publié en format Pocket (5 €) chez Laffont, avec l’engagement de reverser une part des bénéfices à Bibliothèques sans frontières. Marie Gillet me l’a fait connaître ; elle y a participé « par ricochet », sollicitée par une ancienne élève, la romancière Héloïse Guay De Bellissen dont j’avais présenté ici Le ventre du loup. Son roman Le dernier inventeur a paru l’été dernier.

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    Aussi ai-je commencé par lire leur intervention, la seule du livre qui se présente sous la forme d’un échange entre elles deux  et intitulée « Les Antigones »  (extrait dans le prochain billet). L’ancienne élève : « vous me l’avez offerte cette liberté, alors que j’étais une élève insolente et absolument paumée, vous qui m’avez tendu la main et un livre, Antigone. » La professeur : « Je n’ai pas fait grand-chose à part mon travail de professeur. » Et pourtant, chacun des intervenants en témoigne, même si au long d’une scolarité, divers enseignants apportent à l’élève de quoi se construire (le dessinateur Jul déroule toute la « cohorte des professeurs » à qui va sa reconnaissance), souvent un ou une prof en particulier peut ouvrir une perspective vitale.

    La liste des quarante signataires figure sur le site de l’éditeur. Plantu contribue par quelques dessins, les autres par des textes d’hommage à ce ou cette prof à qui l’on doit d’avoir été « arraché progressivement à l’ignorance et à la bêtise » (Abd Al Malik), d’avoir participé à un atelier théâtre, visité une usine, d’avoir découvert un écrivain, une actrice, un film, d’avoir pu s’exprimer sur un sujet choisi ou dû écrire sur un thème improbable, ou même d’avoir reçu une sanction si bien ajustée qu’elle a marqué un nouveau départ.

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    © Plantu (Le Monde, 20/10/2020)

    C’est souvent avec une personnalité perçue comme différente des autres que quelque chose se passe : le prof de musique qui propose à sa classe d’écouter les Beatles, la prof de français qui pose délicatement son manteau de fourrure sur son bureau puis « de sa voix douce » impose une attention particulière et a l’art de faire découvrir les écrivains et leurs œuvres « comme s’il s’agissait d’amis proches » (Charles Berling). Amusant comme le souvenir d’un prof reste parfois lié à un détail vestimentaire, à une allure.

    Pour Marie Darrieussecq, « un bon professeur est quelqu’un qui vous apprend à ne jamais cesser de vous poser des questions ». Elle n’écrit sur aucun de ceux qui l’ont influencée, mais raconte que si elle est « née entourée de livres », ce ne fut le cas ni de sa mère ni de son père. Celui-ci, en première au lycée technique, a eu une prof de français qui a l’a guidé dans ses lectures. « Et si j’écris, c’est grâce à ses lectures, c’est grâce à cet homme-là, et c’est grâce à cette enseignante que je n’ai jamais connue. »

    L’entrée en matière d’Irène Frain est une déclaration d’amour : « Je l’ai aimée. Je l’aime toujours. » En première, « la nouvelle » prof annoncée pour l’histoire-géo n’est pas toute jeune, « juste une femme d’une quarantaine d’années, toute simple, souriante, ni belle ni moche ». Avec elle deux ans d’affilée, son goût de l’histoire devient une passion. Puis le bac, la fac, l’enseignement qu’elle quitte pour écrire à plein temps. Son ancienne prof, revue à ce moment de sa vie, comprend, encourage – « Ni trop, ni trop peu. Juste de quoi me rendre confiance. » Après sa mort, l’ancienne élève saura qu’elle aussi était aimée en silence. Et le matin de l’assassinat de Samuel Paty, « c’est aussi sur madame Fichou que j’ai pleuré. »

    Marc Levy se souvient de celle qui a fait ranger les cahiers, tiré les voilages pour tamiser la lumière et, droite au milieu de la classe, a raconté l’histoire de Cléopâtre. Tatiana de Rosnay de madame B., « souvent l’air fatigué », qui se métamorphose, « méconnaissable », le temps d’une lecture à voix haute de la dispute entre la grande Virginie et Gervaise, dans L’Assommoir. Un professeur, c’est aussi une voix.

    Du texte de Christiane Taubira, voici le début et la fin. « Je l’ai d’abord pressenti, puis je l’ai supposé, ensuite je l’ai pensé, enfin j’ai compris : ces gens-là sont des gens à part. Non, pas à part. Ce sont des gens d’une sorte. Déjà, souvent ils ne ressemblent pas à ce qu’ils sont. » – « J’ai su que le grand Platon omettait. Pourtant lui-même enseignait. A la mode de son temps. Il n’a pas vu que les enseignants sont une autre sorte d’humains, qui voguent sur le savoir et éveillent les consciences. »

  • Vivant

    « Nous avons pris l’habitude de passer nos fins de semaine à la campagne. Puis, pour ne pas avoir à loger dans une auberge, nous avons acheté une maisonnette à 50 kilomètres de Paris. gorz,andré,lettre à d.,histoire d'un amour,récit,lettre,amour,couple,autoportrait,reconnaissance,écriture,cultureNous faisions par tous les temps des promenades de deux heures. Tu avais une connivence contagieuse avec tout ce qui est vivant et tu m’as appris à regarder et à aimer les champs, les bois et les animaux. Ils t’écoutaient si attentivement quand tu leur parlais que j’avais l’impression qu’ils comprenaient tes paroles. Tu me découvrais la richesse de la vie et je l’aimais à travers toi – à moins que ce ne soit l’inverse (mais ça revient au même). Peu après notre emménagement dans la maisonnette, tu as adopté un chat gris tigré qui, visiblement affamé, attendait toujours devant notre porte. Nous l’avons guéri de la gale. La première fois qu’il a sauté spontanément sur mes genoux, j’ai eu le sentiment qu’il me faisait un grand honneur. »

    André Gorz, Lettre à D. Histoire d’un amour

    Valerius De Saedeleer (1867-1941), La maison de mon voisin (détail)

  • Histoire d'un amour

    Lettre à D. – Histoire d’un amour d’André Gorz (1923-2007) pourrait être le pendant masculin de L’année de la pensée magique de Joan Didion, m’étais-je dit avant d’en entamer la lecture, mais les deux livres sont très dissemblables. Le récit de l’Américaine est la chronique d’un après, seule, celui du Français celle d’un avant, ensemble. Après cinquante-huit ans de vie commune, le journaliste, essayiste et philosophe s’interroge : « Pourquoi es-tu si peu présente dans ce que j’ai écrit alors que notre union a été ce qu’il y a de plus important dans ma vie ? » 

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    Pour sa femme de quatre-vingt-deux ans, malade, il décide de « reconstituer » l’histoire de leur amour, « pour comprendre ce que j’ai vécu, ce que nous avons vécu ensemble. » Du quasi coup de foudre pour la belle Anglaise aux cheveux auburn qu’il a invitée à aller danser le 23 octobre 1947 – « Why not » avait-elle répondu – à ce printemps 2006 où il se met à lui écrire.

    C’est une lettre et surtout un retour sur soi, un autoportrait sans complaisance. Gorz se reproche d’avoir faussé l’image de sa femme dans son premier livre, Le Traître, et la dépeint ici telle qu’il l’a connue, pleine d’assurance, cultivée, critique, libre, une véritable complice. Ce qui les a rapprochés au départ, sans doute, c’était « l’expérience de l’insécurité » au point de vue familial et la conviction qui en découlait : « nous n’avions pas dans le monde une place assurée. Nous n’aurons que celle que nous nous ferions. »

    Après quelques mois de vie commune, ils envisagent de se marier : elle le désire, lui est réticent, puis c’est sa mère à lui qui s’interpose. A Lausanne, sa compagne a bientôt un cercle d’amis plus étendu que le sien, fait du théâtre, progresse en français et en peu de temps, gagne plus d’argent que lui : leçons d’anglais, secrétariat « d’une écrivain britannique devenue aveugle ». Lui écrit, jusqu’aux petites heures de la nuit, un « Essai qui devait différencier les rapports individuels avec autrui selon une hiérarchie ontologique ».

    En 1949, Gorz est embauché pour la première fois « avec un salaire normal » à Citoyens du Monde comme « secrétaire du secrétaire » à Paris, ville qu’ils découvrent ensemble, elle et lui. Le soir, il écrit, elle sait que c’est « son besoin premier » : « Ce n’est pas ce qu’il écrit qui est le but premier de l’écrivain. Son besoin premier est d’écrire. Ecrire, c’est-à-dire se faire absent du monde et de lui-même pour, éventuellement, en faire la matière d’élaborations littéraires. » En automne, ils se marient.

    Quand il se retrouve au chômage l’année suivante, elle se débrouille, enchaîne les petits boulots : « Tu étais le roc sur lequel notre couple pouvait se bâtir. » Puis il trouve enfin un travail qui lui corresponde, « la revue de la presse étrangère » pour Paris-Presse où ils ne sont que deux journalistes à « exploiter cette masse d’informations ». Alors elle l’aide pour les publications en anglais – « nous étions complémentaires ». Trente ans à « mettre à jour, étoffer, gérer la documentation », à L’Express et au Nouvel Observateur ensuite (où il signe Michel Bosquet).

    Son premier Essai enfin terminé, Gorz le soumet à Sartre et comprend malgré son accueil que ce texte ne trouvera pas d’éditeur. Mauvaise humeur, fuite en avant : « j’ai commencé à écrire une autocritique dévastatrice, qui allait devenir le début d’un nouveau livre. » D. ne montre « ni trouble ni impatience », elle lui répète : « Ta vie, c’est d’écrire. Alors écris. »

    Dîners, reportages, discussions, travail en commun, et en même temps, « une différenciation croissante de nos images respectives de nous-mêmes ». Il trouve D. plus adulte que lui, elle est de moins en moins intimidée par ses idées et les remet en question. Gorz reconnaît son besoin de « théoriser », son penchant pour « l’esthétique de l’échec et de l’anéantissement ». Il se retrouve devant une alternative : « soit vivre sans toi selon mes principes abstraits, soit me dégager de ces principes pour vivre avec toi ». André Gorz dédie Le Traître « A toi dite Kay qui, en me donnant Toi, m’as donné Je ».

    Lettre à D. (D. pour Dorine), c’est l’écriture d’une prise de conscience, d’un bilan personnel, et surtout l’expression de sa reconnaissance envers celle qu’il aime et qui lui a tant donné. Devant la maladie qui risque de les séparer, le voilà prêt enfin à vivre cette résolution prise il y a longtemps mais peu tenue : « vivre de plain-pied dans le présent, attentif avant tout à la richesse qu’est notre vie commune ». Le couple s’est suicidé en septembre 2007.