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création - Page 4

  • Jed et Houellebecq

    « Le monde est ennuyé de moy, / Et moy pareillement de luy » : ces vers de Charles d’Orléans cités en épigraphe donnent bien le ton du roman de Michel Houellebecq, prix Goncourt 2010 : La carte et le territoire. Centré sur la vie d’un artiste fictif, Jed Martin, le roman parle aussi d’un certain Michel Houellebecq, écrivain, une vision désenchantée du monde et de l’art contemporain pour toile de fond. 

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    Source : http://jedmartin.fr/cartes.html

    Aux prises avec une peinture représentant « Jeff Koons et Damien Hirst se partageant le marché de l’art » qu’il retouche depuis des semaines, Jed Martin a des problèmes de chauffage dans son atelier, « un grenier avec une verrière », comme un an plus tôt, en décembre, quand il peignait son père, « L’architecte Jean-Pierre Martin quittant la direction de son entreprise ». C’est l’occasion pour l’auteur de décriSre les vicissitudes du dépannage et du quotidien.

    Jed et son père, qui a entretemps quitté son pavillon pour une maison de retraite, ont pour habitude d’aller au restaurant ensemble à Noël. Au dessert, le fils annonce une exposition personnelle au printemps. Franz, son galeriste, a suggéré « un écrivain pour le catalogue », Houellebecq par exemple. Son père l’a lu : « C’est un bon auteur, il me semble. C’est agréable à lire, et il a une vision assez juste de la société. »

    Ensuite le récit remonte le temps : les dessins d’enfant de Jed, la baby-sitter, principale compagne de son enfance, son père étant trop occupé par son poste très lucratif de PDG d’une entreprise de construction. Sa mère s’est suicidée juste avant ses sept ans. Quand Jed a décidé de consacrer sa vie à l’art, pour cette « liberté de choix » que son père n’avait plus dans sa profession, il a pensé à son grand-père, qui photographiait des mariages, un artisan.

    La découverte de sa chambre photographique a provoqué chez Jed Martin l’abandon du dessin pour « la photographie systématique des objets manufacturés du monde ». Il vit encore dans l’appartement que son père l’a aidé à acheter dans le XIIIe, « pas loin des nouvelles galeries qui s’étaient montées autour du quartier de la Très Grande Bibliothèque ». A la mort de sa grand-mère, ils ont gardé sa maison, Jed s’y sentait bien : « un endroit où l’on pouvait vivre ».

    Au retour de l’enterrement, il se passionne pour les cartes Michelin et se met à les photographier avec du nouveau matériel, passant de l’argentique au numérique. Lors du vernissage d’une exposition collective, une jeune femme « fixait son tirage photo avec beaucoup d’attention » – « de très loin la plus belle femme de la soirée ». Quand il lui confie avoir fait plus de huit cents photos de cartes routières, Olga Sheremoyova lui propose un rendez-vous – elle travaille au service de la communication pour Michelin France.

    En même temps qu’il devient son amant, Jed entre pour de bon dans le milieu des vernissages, avant-premières et cocktails littéraires, apprend comment s’y comporter de manière appropriée. On le présente à Frédéric Beigbeder, autre écrivain parmi les personnages du roman, qui lui envie la conquête d’Olga. Jed Martin est « lancé ». Son exposition intitulée « La carte est plus intéressante que le territoire » remporte un grand succès. Mais l’entreprise a besoin d’Olga en Russie. Après l’avoir accompagnée à l’aéroport, Jed arrête de photographier des cartes et se tourne à nouveau vers la peinture.

    La carte et le territoire raconte une carrière d’artiste, une réussite financière dont Houellebecq l’auteur décrit les ingrédients et les arrangements commerciaux. Puis Houellebecq le personnage est « sauvagement assassiné » dans sa propriété à la campagne et on verra comment le nom de Jed Martin surgira au cours de la difficile enquête sur ce crime. L’art et la mort ont parfois partie liée.

    Le titre du roman renvoie bien sûr à la France, à ses villages qui se transforment, à l’exploitation de la « French touch » à des fins touristiques. La carte et le territoire dépeint la société française et, souvent livrées à la solitude, des personnes qui ne vivent que pour leur travail, chacune à leur manière. L’intrusion de personnalités connues, parfois ridiculisées, et de l’auteur même, produit un peu le même effet que les marques citées, certains modèles précis, à la limite du « placement de produits ». J’ai parfois pensé au roman de Perec, Les Choses, cité dans le roman par le personnage Houellebecq, selon qui Perec « accepte la société de consommation ».

    Que dire du style ? Il m’a paru prioritairement fonctionnel, recourant aux lettres capitales et aux italiques sans qu’on en perçoive forcément l’intention (si ce n’est pour souligner un lieu commun ou une façon de parler). Dans ses remerciements, l’auteur reconnaît des emprunts à Wikipedia, qui lui avaient été reprochés. Houellebecq évite la phrase musicale ou poétique, ce sont les choses, les faits qui importent, ce qui n’exclut pas des moments de réflexion.

  • Couleur

    « Avant que nous puissions nommer la couleur que nous voyons, elle est en nous. »

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    « Devinette : qu’est-ce qui est si fragile que même dire son nom peut le briser ?

    Le silence… »

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    Siri Hustvedt, Un monde flamboyant

    Photos : Chapelle St Vincent au cimetière de Grignan,
    mise en lumière d'Ann Veronica Janssens, 2013

  • Artiste mais femme

    Jeu savant et passionnant, Le Monde flamboyant de Siri Hustvedt (2014, traduit de l’américain par Christine Le Bœuf) pourrait passer pour un essai, à lire l’avant-propos signé I. V. Hess sur Harriet Burden, une artiste new-yorkaise retirée du monde de l’art après avoir exposé dans les années 1970-1980. En 2003, une lettre de Richard Brickman à une revue d’art révélait qu’Harry était l’auteur véritable de « Masquages », une formidable expérience artistique sur la façon dont l’œuvre d’art est perçue et valorisée.

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    Trois hommes, de 1999 à 2003, ont accepté successivement d’exposer ses œuvres sous leur nom et de jouer le créateur pour le public et les médias : Anton Fish, Phinéas Q. Eldridge et Rune, avec un succès retentissant. Ainsi Harriet Burden a magistralement démontré le « préjugé antiféministe du monde de l’art » et les « rouages complexes de la perception humaine ». Nourrie de lectures philosophiques et théoriques, méconnue de ses contemporains, elle voyait en Margaret Cavendish, duchesse de Newcastle, intellectuelle excentrique du XVIIe siècle, son alter ego – d’où le titre du roman, que Siri Hustvedt lui a emprunté.

    Ce début sérieux pourrait rebuter, et la structure fragmentée de cette fiction, mais au fur et à mesure que le puzzle de Siri Hustvedt donne chair à la vie de femme et au destin d’artiste de Harry Burden, c’est un roman captivant, bouleversant même. On fait connaissance avec elle juste après la mort de son mari, un riche marchand d’art, qu’elle a rencontré dans sa galerie à vingt-six ans (lui en avait quarante-huit) et qui s’écroule brutalement un matin, à la table du petit déjeuner.

    Leurs enfants, Maisie et Ethan Lord, donnent leur point de vue de temps à autre dans le récit qui contient des lettres, des articles, des témoignages, et beaucoup de passages des carnets répertoriés alphabétiquement où Harry notait ses observations et réflexions. Dans la dépression du deuil, elle reprend goût à la vie grâce à une phrase du Dr Fertig qu’elle voit régulièrement : « Il est encore temps de changer les choses, Harriet. » A sa fille, après son déménagement à Brooklyn, elle dira : « Maisie, je me sens des ailes. »

    Ce qui est étonnant, c’est que personne n’ait soupçonné le jeu des pseudonymes. Même une critique qui avait apprécié ses débuts d’artiste n’a rien deviné et, quand on lui demande après coup si elle l’aurait exposée, « croit » qu’elle l’aurait fait, bien que son travail lui semblait « trop intense ». Grande, puissante, érudite, Harry faisait peur en tant qu’artiste, tout le monde la jugeait parfaite dans le rôle d’épouse du riche Felix Lord.

    Sa fille, en lisant ses notes après sa mort, se reprochera de n’avoir pas senti à quel point sa mère était malade de se savoir « affreusement incomprise » dans son métier. Les « poupées » que fabriquait Harry inquiétaient Maisie comme des signes de dépression, alors que sa mère donnait vie ainsi à son imaginaire : « Non existants, impossibles, les objets imaginaires habitent tout le temps nos pensées mais, en art, ils passent du dedans au dehors, mots et images franchissent la frontière. » (Carnet C)

    Après la tristesse de la séparation avec Felix, Burden sent que sa liberté est arrivée, que personne ne la bloque plus sauf elle-même. Et pour déjouer les préjugés à l’égard des femmes artistes, dont elle donne de nombreux exemples dans l’histoire de l’art, elle se donne pour défi de changer la manière dont on perçoit ses « métamorphes ». Anton Tish, son premier masque, rencontré dans un bar grâce à un des « assistants-réfugiés » qu’elle accueille dans sa grande maison, fera « un malheur avec son installation ».

    Son amie depuis douze ans, Rachel Briefman, a toujours vu en Harry une passionnée, « une omnivore animée d’une immense avidité de toutes les connaissances qu’il lui était possible d’ingérer. » Enfant, Harry admirait son père, « le philosophe-roi » dont le bureau lui était interdit. Vers seize ans, le développement de son corps « magnifique, fort, voluptueux » l’avait terriblement embarrassée. Dans Frankenstein de Mary Shelley, le monstre était son personnage préféré.

    « Pourquoi les gens voient-ils ce qu’ils voient ? Il faut qu’il y ait des conventions. Il faut qu’il y ait des attentes. Sans cela, nous ne voyons rien ; tout serait chaos. Types, modes, catégories, concepts. » (Carnet A) La « grande Vénus » de Harry offre à Anton Fish, vingt-quatre ans, la reconnaissance en tant qu’artiste que n’aurait pas obtenue la mère de deux enfants adultes. Ensuite, avec Phineas Q. Eldridge qui se produit sur scène en tant que mi-homme mi-femme, mi-noir mi-blanc, la complicité est immédiate. Il l’aidera à fabriquer et exposer les « Chambres de suffocation ».

    Bruno Kleinfeld, un voisin subjugué par l’allure, les manteaux et les chapeaux de Harriet Burden, finit par oser l’inviter à dîner et devient son complice intime et attentionné. Bien qu’il la pousse à signer son travail, elle reste cachée et veut choisir le bon moment pour la révélation. Son troisième avatar masculin, Rune, déjà célèbre par ses vidéos égotistes avant leur collaboration pour « Au-dessous », va bouleverser les plans de Harry de manière inattendue.

    Un monde flamboyant multiplie les points de vue sur l’artiste, sur l’art, sur la réception des œuvres, entraînant le lecteur dans une exploration vertigineuse de la création et de la manière dont les autres la perçoivent. L’abondance des références littéraires et artistiques en fait une mine de sujets à méditer. Ceux qui connaissent un peu Siri Hustvedt, « intellectuelle vagabonde », fameuse épouse du non moins célèbre Paul Auster, s’amuseront de la voir mentionner brièvement son nom au passage comme celui d’« une obscure romancière et essayiste ».

    Coïncidence (une expérience que les lecteurs connaissent bien) : La femme qui pleure de Picasso rencontrée dans La compagnie des artistes, la Dora Maar du « petit Picasso ardent et énergique » qui aimait faire pleurer les femmes, y fait une apparition. « Tous, nous voulons nous croire résistants aux paroles et aux actions d’autrui », c’est une illusion.

  • Au vertige de Staël

    Entre récit et essai, Stéphane Lambert propose dans Nicolas de Staël. Le Vertige et la Foi (2015) une réflexion pénétrante sur la création, la peinture, le suicide. Avertissement : « Ce texte ne saurait être considéré comme une biographie, mais comme une évocation subjective de la vie et de l’œuvre de l’artiste Nicolas de Staël, un trait d’union entre l’essai et la fiction. »

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    Dans « Tableau 1 : la nuit désaccordée », l’auteur  nous fait entrer sans préambule dans une pensée en cours (ni majuscule en début de paragraphe, ni point à la fin) : « combien de temps cela allait-il encore durer, il se le demandait, chaque matin, ce rocher à gravir, pour espérer revoir la lumière. Espérer. Chaque jour, espérer. » Cherche ce qui taraude Nicolas de Staël sur la route du retour à Antibes, qui se reproche peut-être cet aller-retour à Paris où il a assisté à un concert : « Schönberg. Webern. Ou l’inverse. Il ne savait plus dans quel ordre il les avait entendus. » Quelques jours plus tard, il se suicide, le 16 mars 1955.

    Revoir Jeanne, un grand rectangle à peindre tandis que La Cathédrale sèche, voilà ce qui le fait tenir encore debout. « Et toute création qui tienne est le fruit de l’équilibre trouvé entre la foi et le vertige. Ou plutôt – entre le vertige et la foi. L’ordre des mots était important. Car le vertige, ce me semble, est mon plus vieux compagnon. » Stéphane Lambert reviendra plus loin sur le sens de ces deux mots clés choisis pour le titre.

    Environ soixante ans après sa mort, l’auteur se tient au plus près du peintre à l’atelier dans une ancienne batterie du cap d’Antibes. « Peindre avait toujours été une manière de vaincre son instinct destructeur, de détourner vers l’œuvre cette énergie sauvage, la rage qu’il avait en lui. » Imaginant son état d’esprit : « Plus on devient soi et plus on devient seul. »

    Solitude et insatisfaction, désir de renouvellement continu, telle est la voie de Nicolas de Staël, peu fait pour la vie ordinaire. Conquérant, il a séduit au Maroc une femme mariée, peintre, Jeannine Guillou, en une semaine (elle est morte dix ans avant lui). Jeanne, dont il est amoureux, l’a fui à Grasse. L’argent que lui procure le succès, obtenu de haute lutte, le gêne, mais lui permet d’acheter en 1953 le castelet de Ménerbes « pour les enfants » (dont Anne, fille de Jeannine, qui signe la préface de ce livre, « Une pensée en archipel »).

    Stéphane Lambert évoque la jeunesse du peintre à Bruxelles : né à Saint-Pétersbourg en 1914, il a perdu ses parents peu après leur fuite hors d’URSS en 1919, orphelin à six ans. Ses sœurs et lui sont accueillis chez les Fricero, à Uccle, qui s’opposeront à son ambition artistique. Mais Géo de Vlaminck, son professeur à l’académie, le soutient et l’encourage. (Je vous rappelle la belle biographie de Laurent Greilsamer, Le Prince foudroyé – La vie de Nicolas de Staël.)

    « Tableau 2 : la nuit transfigurée » s’ouvre sur la dernière toile (dite inachevée) peinte avant de se jeter dans le vide : Le Concert, trois mètres cinquante sur six mètres, un « océan de rouge ». L’atelier au sol rouge, l’enfermement, les meurtrières – la mort est proche, qui le conduira à 41 ans au cimetière de Montrouge (Paris) près de Jeannine décédée à 36 ans d’un avortement thérapeutique. Lambert s’interroge sur le « mais » de la notice du cimetière : « Coloriste raffiné mais plasticien audacieux ».

    L’auteur a commencé par aller sur la tombe de Nicolas de Staël, par mettre ses pas dans les siens rue Stanley à Uccle, pas loin de chez lui, attiré par cet artiste tourmenté par des questions existentielles. Attentif à ses voyages (Espagne, Maroc, Sicile), il interroge les photographies et visite les lieux qui ont compté pour cet homme qui écrivait à 23 ans déjà dans une lettre : « Ma vie sera un continuel voyage sur une mer incertaine. »

    Publié sans illustrations, le texte de Stéphane Lambert est une plongée au cœur de deux mystères : l’art et la mort. La foi – « force qui anime », « certitude de devoir créer » – sera ici vaincue par le vertige « perte de confiance », doute, « appel de la mort ». L’équilibre entre les deux est la « clef de voûte » de la création.

    S’il vient de faire paraître un livre sur Beckett, Stephane Lambert a déjà écrit sur deux autres peintres : L’adieu au paysage : les nymphéas de Claude Monet (2008) et Mark Rothko. Rêver de ne pas être (2011). Il rapproche même Rothko et Staël, si dissemblables. Fasciné par ces grands artistes, il confie : « Dans ce monde gouverné par la croissante agitation et la valorisation de la médiocrité, il me restait la compagnie des grands morts, et les mots pour m’y relier. »

  • Modèles

     Woman Wilson.jpghttp://www.moma.org/collection//browse_results.php?object_id=165440

    «  Un portfolio de modèles » : la déesse, la lesbienne, la ménagère, la fille au travail, la professionnelle, la Mère Terre.

    « Ce sont les modèles que la société me propose. De temps en temps, je les ai essayés pour la taille, mais aucun ne me convenait. »

    Martha Wilson 

    Woman. L'avant-garde féministe des années 70.
    Œuvres de la Sammlung Verbund, Vienne