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création - Page 7

  • Dillard à la rivière

    Depuis que Pèlerinage à Tinker Creek (Prix Pulitzer, 1975) m’a été recommandé, j’en ai lu partout confirmation. Sortir de cette lecture n’est pas facile. Annie Dillard à la rivière nous emporte dans un tel flot d’observations, de pensées, d’éblouissements, que cette année passée au cœur des montagnes, au sortir d’une pneumonie, à trente ans à peine, semble une vie entière à contempler le monde, à interroger la vie.

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    En consacrant sa thèse à Walden ou La vie dans les bois de Thoreau, la romancière et essayiste américaine, aussi peintre et poète, avait déjà choisi son inspiration essentielle, la nature. Isak Dinesen avait une ferme en Afrique, Annie Dillard une maison sur une rive : « Je vis près d’une rivière qui s’appelle Tinker Creek, dans une vallée des Montagnes Bleues, en Virginie. » C’est là qu’elle approche le mystère de la création : « Les montagnes sont gigantesques, paisibles, elles vous absorbent. Il arrive que l’esprit s’exalte et s’installe au cœur d’une montagne, et la montagne le retient lové dans ses plis, sans le rejeter comme font certaines rivières. Les rivières, voilà le monde dans ce qu’il a d’excitant, le monde dans toute sa beauté ; moi, c’est là que je vis. Mais les montagnes, c’est là que j’habite. »

    Elle est avant tout regard, « tout est bon à regarder ». Reflets du ciel sur l’eau, bœufs, grenouilles, arbres, oiseaux, insectes. Annie Dillard décide d’y tenir « un journal météorologique de l’esprit » (Thoreau) : « raconter des histoires et décrire certains aspects de ce vallon du genre plutôt domestiqué, et d’explorer, toute tremblante de frayeur, certains recoins obscurs ».

    Loisir et labeur, exploration, chasse, le bonheur est à la portée de tout qui sait se consacrer à une activité : voir. « Il y a des tas de choses à voir, des cadeaux sans emballage, et des surprises gratuites. » Pour voir, écrit-elle, « il faut être amoureux, ou alors, bien informé des choses. » Aimer la lumière et l’ombre. « Observatrice sans scrupules », Annie Dillard reconnaît que c’est pour une grande part « affaire de verbalisation » ; voir, c’est aussi dire. « L’air que je respirais était comme de la lumière ; et la lumière que je voyais était comme de l’eau. J’étais la lèvre d’une fontaine que la rivière, éternellement, venait remplir ; j’étais l’éther, la feuille dans le zéphyr ; j’étais goutte de chair, j’étais plume, j’étais os. »

    Les nuits d’hiver, elle lit, elle écrit, récolte la moisson semée le reste de l’année. « Tout ce que l’été dissimule, l’hiver le révèle. » Il lui arrive souvent de songer aux Esquimaux, à leurs rites saisonniers. Neige, premières gelées. Comment se débrouillent les rats musqués, comment se nourrissent les oiseaux. Observation du temps : « Il y a dans ce monde sept ou huit catégories de phénomènes qui valent la peine qu’on en parle, et l’une d’entre elles, c’est le temps qu’il fait. »

    Dans sa maison où les araignées ont « libre accès », Annie Dillard raconte les mantes religieuses, dont elle a appris à découvrir les oothèques (fourreaux ou capsules sécrétées par la femelle au moment de la ponte et contenant les œufs). Elle veut aussi explorer le temps, tendre un filet et capter le « maintenant ». Le passage d’une saison à l’autre n’a qu’un rapport lointain avec le calendrier. Le présent est un éclair, « l’attrape qui pourra ». « Vivre, c’est bouger ; le temps est une rivière vivante soumise à des lumières changeantes. »

    Sous un sycomore, Dillard interroge la conscience de soi, cite des mystiques, médite sur la moyenne de 1356 créatures vivantes découvertes dans la couche superficielle du sol forestier. « Les arbres agitent les souvenirs ; l’eau vive les guérit. » Au printemps, le chant des oiseaux reste un mystère, on ne sait pas au juste pourquoi ils chantent, la revendication territoriale n’est pas une explication suffisante. « La beauté en soi est un langage pour lequel nous n’avons pas de clé ».

    Pèlerinage à Tinker Creek (traduit par Pierre Gault) est une chronique des jours, des saisons, alimentée par les souvenirs, l’expérience, la lecture. Sous un microscope, Annie Dillard s’intéresse au plancton, elle a ramené une tasse pleine d’eau de la mare aux canards. Elle voudrait « tout voir, tout comprendre » de « cette inextricable complexité du monde créé » : formes, mouvements, « texture du monde, avec ses filigranes et ses volutes ».

    On ne résume pas un tel livre. On embarque, on regarde par-dessus l’épaule d’une amoureuse de l’air, de la lumière et de l’eau. On apprend. On s’interroge. On prend conscience. On médite. La nature est pleine d’horreurs – « c’est toujours croque ou crève ». Tinker Creek est une vallée des merveilles où une femme va son chemin en regardant où elle met les pieds, en s’immobilisant tout près d’un serpent, « en vivant, en écrivant ». Un jour, elle retrouve sur un sentier un aquarium abandonné, songe à y installer un terrarium ; elle y mettrait un cadre, elle y cacherait un sou et dirait aux passants : « Regardez ! Regardez ! Voici un petit carré du monde. » Splendide.

  • Sirène ou vipère

    « Dans mon accoutrement d’hier soir, un long fourreau noir brodé de paillettes d’or qui miroitait sous les éclairages du Ritz, je me croyais désirable, si précieuse – l’idiote ! J’étais la femme de l’écrivain le plus célèbre du monde et le plus jeune dans sa catégorie : vingt-neuf ans. Et moi, défaite à pas vingt-six ans, on aurait dit que j’étais sa suivante, sa chienne. Scott m’a regardée de son glance bleu-vert, du même bleu polaire qu’il fait dans ses verres de gin.

    « Voici que tu te couvres d’écailles, me dit-il, balbutiant. C’était donc écrit. »

    J’ai cru à une hypnagogie, une hallu d’ivrogne.

    « Je t’aimais tant, Scott. Je ne suis pas une sirène. Je n’ai aucune magie. Rien que mon amour pour toi, Goofo.

    – Tu dis ça. Personne n’y croira. » Il se mit à glousser : « Et puis, je ne pensais pas à une sirène. Je pensais à une vipère. Tu es si abjecte. » »

     

    Gilles Leroy, Alabama song 

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    Zelda en 1922, par Gordon Bryant pour Shadowland magazine

    http://fr.academic.ru/dic.nsf/frwiki/609131

     

     

  • Zelda dans l'ombre

    Gilles Leroy a obtenu le Goncourt en 2007 pour Alabama song, une fiction hantée par les ombres de Zelda Sayre, « la fille du Juge », et de Francis Scott Fitzgerald, le beau lieutenant épousé, aimé, jalousé, détesté. Juin 1918, les « Belles du Sud » bourdonnent autour de « guerriers rieurs » au Country Club, seul endroit où s’amuser entre gens respectables, jusqu’à minuit. A vingt et un ans, Fitzgerald a tout pour plaire – excellent danseur, « propre et soigné » – même si pour la mère de Zelda, « les hommes trop beaux sont le fléau des femmes ». Avec Goofo, comme elle l’appelle, la vie serait un bal perpétuel. Le jeune homme bien éduqué mais sans argent attend, pour l’épouser, d’avoir été publié. Il veut être à la hauteur de sa « fière danseuse gypsie » persuadée que le beau lieutenant sera un jour « le plus grand écrivain du pays ». Mésalliance, les parents de Zelda sont furieux.

     

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    Autoportrait

    http://www.flickr.com/photos/confetta/tags/zeldazeldafitzgeraldfitzgeraldpaintings/

    Galerie de photos de Confetta sur flickr : les peintures de Zelda Fitzgerald

     

    Il a trois centimètres de plus qu’elle, elle renonce aux talons hauts – « Pourquoi faut-il toujours les ménager, eux, comme s’ils étaient des guerriers de cristal ? » Dans la cathédrale Saint-Patrick à New York, l’haleine de Scott pue le bourbon, la jeune femme en robe ivoire se sent soudain « déplacée, inepte et mensongère ». Mariage sans fête ni parents, mais les amis défilent jour et nuit dans leur suite, d’hôtel en hôtel d’où on les éjecte « pour comportement indécent ». Très vite, les jeunes mariés se disputent. Scott au lieu d’écrire écume les bars avec ses copains le week-end, dessoûle la semaine. Zelda est enceinte. L’ennui commence à Westport, « la belle demeure du bord de mer qui avait tout pour devenir la maison du bonheur. »

     

    Zelda, vingt ans plus tard, se souvient pour un « carabin en blouse blanche » et accuse : « Scott ne m’a laissé aucune chance, jamais. Il s’est plutôt acharné à griller mes chances. » Le seul homme qui lui a voulu du bien, elle l’a rencontré lors d’une réception à la Villa Marie, elle portait sa robe rose « en peau d’ange ». La « chieuse merveilleuse » y tombe amoureuse d’un Français, Edouard Jozan, l’aviateur qui parle anglais « avec un accent sensuel à vous faire frissonner des dents ». Scott avait loué une villa à Antibes, un peu de paix retrouvée, mais s’entiche alors d’un admirateur, Lewis O’Connor, pour Zelda un « gros lard », « amateur de corridas et de sensations fortes ». « Deux hommes ne mesurent jamais la dimension physique de leur attirance l’un envers l’autre. Ils l’enfouissent sous les mots, sous des concepts sentimentaux tels que la fidélité, l’héroïsme ou le don de soi. » Zelda voit en Fitzgerald un homosexuel refoulé aux prises avec un « ogre folasse ».

     

    Les Fitzgerald aiment les fêtes, l'excès. Le quotidien ne leur réussit pas. Cauchemar d’une corrida à Barcelone, dont elle veut protéger sa fille, quatre ans. Fitzgerald éloigne sa femme adultère de l’aviateur, la prive de ses droits sur Patti, qui préfère son père. Alabama song fait tourner la ronde des souvenirs : soirée au Ritz ou chez les Stein à Paris, cours de danse avec Lioubov, Kiki chanteuse à La Rotonde. Zelda ne connaît que la vie d’hôtel, laisse tout dans la maison aux soins des domestiques, ménage, cuisine, repas de sa fille. Elle se veut artiste, ballerine, écrivain, peintre, mais Scott ruine toutes ses entreprises, impose son nom près du sien quand elle publie sa première nouvelle. Zelda lui cache son Journal, l’accuse de voler ses idées. « C’est un jeu, si l’on veut, un jeu triste où j’essaie de sauver ma peau et ma raison. »

     

    Mrs Fitzgerald se retrouve en clinique – Scott a beau boire comme un trou, c’est elle la folle qu’on enferme. Quand elle rentre chez sa mère, à Montgomery, Zelda retrouve Tallulah, avec qui elle jouait les garçons manqués. Son amie a choisi le théâtre, le cinéma, fait courir des rumeurs, son goût du scandale n’a pas entamé sa position sociale, alors que Zelda, elle, a tout perdu dans sa vie d’« accessoire décoratif, dans l’ombre du génie ». La plus jolie fille du comté, la plus populaire au lycée n’a plus rien, ne sent plus rien, n’est plus personne. Elle périra dans les flammes.

     

    Le camélia est l’emblème de l’Alabama. Gilles Leroy : « Il faut lire Alabama song comme un roman et non comme une biographie de Zelda Fitzgerald en tant que personne historique. » L’auteur s’est littéralement mis dans la peau de son héroïne – Alabama song, c’est lui. Dans ses romans reviennent, selon son éditeur, les thèmes de « l’homosexualité, la difficulté d’aimer, la difficulté de s’en sortir lorsqu’on naît au bas de l’échelle et, pour reprendre les mots de Fassbinder, la « difficulté de changer les choses dans ce monde ». » Pour les lecteurs-auditeurs, Fanny Ardant lui a prêté sa voix. Devant sa maison aujourd’hui musée, Zelda Sayre (1900 – 1948) avait planté à son dernier retour d’Europe un magnolia grandiflora. « Le magnolia continue de pousser pour elle, pour eux trois. »

  • Pourquoi lisons-nous

    « Pourquoi lisons-nous, sinon dans l’espoir d’une beauté mise à nu, d’une vie plus dense et d’un coup de sonde dans son mystère le plus profond ? L’écrivain peut-il isoler et rendre plus vivace tout ce qui dans l’expérience engage le plus profondément notre intelligence et notre cœur ? L’écrivain peut-il renouveler notre espoir de formes littéraires ? Pourquoi lisons-nous, sinon dans l’espoir que l’écrivain rendra nos journées plus vastes et plus intenses, qu’il nous illuminera, nous inspirera sagesse et courage, nous offrira la possibilité d’une plénitude de sens, et qu’il présentera à nos esprits les mystères les plus profonds, pour nous faire sentir de nouveau leur majesté et leur pouvoir ? »

     

    Annie Dillard, En vivant, en écrivant 

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    Willy Van Riet (1882-1927) Aux pays des rêves

  • Une vie d'écriture

    L’amour des Maytree m’a donné envie de pénétrer davantage dans l’œuvre d’Annie Dillard, romancière, poète, essayiste (née en 1945 à Pittsburgh, Pennsylvanie). En vivant, en écrivant (The Writing Life, 1989, traduit de l’américain par Brice Matthieussent ) introduit en une centaine de pages au cœur d’une vie vouée à l’écriture. « Non-fiction narrative », précise l’écrivaine sur son site, son genre de prédilection.

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    Annie Dillard © life.com

    « En écrivant, tu déploies une ligne de mots. Cette ligne de mots est un pic de mineur, un ciseau de sculpteur, une sonde de chirurgien. Tu manies ton outil et il fraie un chemin que tu suis. » Ainsi débute le premier chapitre, où Dillard décrit l’écrivain au travail, toujours à l’aide d’images concrètes, comme il sied à cette activité manuelle. Une journée d’écriture, c’est physique : monter à l’étage, entrer dans un bureau, ouvrir les fenêtres, se servir de café, et puis lancer l’engrenage.

    Ecrire un livre prend entre deux et dix ans, en général, sauf à considérer les cas hors norme. Le temps d’écrire, le temps de peaufiner une œuvre. Difficile à comprendre pour qui préfère la vie au mot écrit, les sensations que procure la télévision ou le cinéma. « Pourquoi préférerait-on un livre plutôt que de regarder des géants évoluer sur un écran ? Parce qu’un livre est parfois de la littérature. C’est une chose subtile – une pauvre chose, mais qui nous appartient. »

    Annie Dillard raconte ses bureaux : à Cape Cod, une cabane en pin de trois mètres sur trois et demi, sans vue – « Il faut éviter les lieux de travail séduisants. On a besoin d’une pièce sans vue, pour que l’imagination puisse s’allier au souvenir dans l’obscurité. » Elle se souvient du cabinet de lecture individuel dont elle disposait dans la bibliothèque de l’Université de Hollins, en Virginie, pour écrire la seconde moitié de son fameux Pèlerinage à Tinker Creek. L’auteur s’intéresse aussi à l’emploi du temps « qui protège du chaos et du caprice », « filet pour attraper les jours. »

    Annie Dillard a écrit tout un temps « sur une île lointaine » du détroit de Haro, « à quelques encâblures des îles canadiennes », où elle a appris à couper du bois elle-même pour se réchauffer (difficilement). En vivant, en écrivant décrit les aspects concrets de la vie d’écrivain abondent dans . « Si tu aimes la métaphysique, passe ton chemin », lance-t-elle au lecteur. Problèmes de bouilloire, observation d’une phalène, dosage du café, apprivoisement d’une machine à écrire, cela importe aussi pour que la « vision » devienne phrase, page, œuvre.

    Parmi les écrivains cités à propos de l’écriture, il y a Thoreau : « Poursuis, reste avec, encercle encore et toujours ta vie… Connais ton os personnel : ronge-le, enfouis-le, déterre-le et ronge-le encore. » Un étudiant aborde un jour un écrivain connu : « Pensez-vous que je sois un écrivain ? » – « Eh bien, répondit l’écrivain, je ne sais pas… Aimez-vous les phrases ? » Le poète aime la poésie, le romancier le roman, et non « le rôle du poète, sa propre image en chapeau » ! Comme le peintre, l’écrivain aime toute la palette des matériaux qu’il utilise. Gauguin, Tolstoï « apprirent leur champ, puis ils l’aimèrent. »

    Pourquoi écrire, pourquoi lire ? Annie Dillard explique sans prétention ce à quoi elle consacre sa vie. Pas de théorie, du vécu, du concret, beaucoup de simplicité, de puissantes métaphores, un point de vue original loin des sentiers battus. Et pour ceux que le dessin d’une ligne de mots ne passionne pas a priori, il reste un dernier chapitre époustouflant, largement inspiré par Dave Rahm, pilote acrobatique – « L’air était un fluide, et Rahm une anguille ». Annie Dillard l’a admiré lors d’une fête aérienne en 1975, puis elle a pu voler et frôler des montagnes avec lui. Ses arabesques dans le ciel ont à voir avec l’expérience de la beauté, de la création, de l’art : « Admire ce monde qui jamais ne te boude -  comme tu admirerais un adversaire, sans le quitter des yeux ni t’éloigner de lui. »