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création - Page 2

  • Seuil

    Toussaint Monet Minuit (rogné).jpg« Tous les matins,
    lorsqu’il entre dans l’atelier,
    Monet prend congé du monde.
    Il passe le seuil, et, devant lui,
    de l’autre côté de la porte,
    encore invisible, immatériel,
    c’est l’art qui l’attend. »

    Jean-Philippe Toussaint,
    L’instant précis où Monet entre dans l’atelier

    Couverture rognée et mise en page du texte T&P

  • L'instant précis

    C’est un tout petit livre des éditions de Minuit, trente pages à peine : L’instant précis où Monet entre dans l’atelier. Jean-Philippe Toussaint veut saisir Monet « là, à cet instant précis où il pousse la porte de l’atelier dans le jour naissant encore gris. » Le titre du texte en est le leitmotiv. 

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    Monet dans l'Atelier des Nymphéas (source : Fondation Monet)

    « C’est le moment du jour que je préfère, c’est l’heure bénie où l’œuvre nous attend. » Eté 1916. « Depuis quelques mois, Monet a pris possession du grand atelier qu’il s’est fait construire en haut de son jardin pour pouvoir travailler sur les vastes formats des panneaux des Nymphéas. »

    Ma première visite à l’Orangerie pour voir les salles des Nymphéas reste une de mes plus grandes émotions esthétiques à ce jour, la plus grande en peinture, peut-être. J’avais dix-sept ans. J’ai appris alors l’histoire de ces grands panneaux, chef-d’œuvre du peintre, histoire qu’on retrouve en filigrane du texte de Jean-Philippe Toussaint, axé sur les perceptions et sur la création artistique.

    « Ce que Proust avait fait avec des mots, en transformant ses sensations et son observation du monde en un corpus immatériel de caractères d’imprimerie, Monet le fera avec des couleurs et des pinceaux. » Monet se met à travailler aux grands formats des Nymphéas pendant la guerre de 1914-1918. Le lendemain de l’armistice, il écrit à son ami Clemenceau pour offrir « deux panneaux décoratifs » à l’Etat par son intermédiaire. On sait ce qu’il en adviendra.

    Les nymphéas du jardin de Monet et ses Nymphéas sont régulièrement mis à l’honneur sur Giverny News, où Ariane, guide à Giverny, partage ses photos et ses chroniques. Si vous ne connaissez pas son blog, voici les liens vers des billets qu’elle a consacrés à l’amitié entre le peintre et Clemenceau, aux Nymphéas de l’Orangerie, à l’atelier.

    En guise de remerciement, Toussaint précise ceci : « C’est mon ami Ange Leccia qui m’a donné l’envie d’écrire sur Monet. » Le musée de l’Orangerie présente jusqu’au 5 septembre son œuvre (D’) Après Monet. Ange Leccia a conçu pour le musée un arrangement vidéo « qui propose de sentir et de lire la polysémie des Nymphéas de Monet à partir de l’histoire de la genèse de cette œuvre magistrale. » (Site de l’Orangerie)

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    Deux captures d’écran de la vidéo d’Ange Leccia, « (D’) Après Monet » (2020), exposée au Musée de l’Orangerie.
    ANGE LECCIA, PARIS, ADAGP, 2022 (Source : Le Monde)

    Sollicité par le musée, raconte Roxana Azimi dans Le Monde, « le vidéaste s’est immergé dans la bulle de verdure de Giverny à la nuit tombée et aux petites heures du jour. » (Le Monde, 4/3/2022) Et c’est ainsi que L’instant précis où Monet entre dans l’atelier de Jean-Philippe Toussaint emmène notre imagination en balade, de Giverny à Paris. « A peine trente pages, qui nous racontent ce qu’on savait déjà et nous montrent ce qu’on avait déjà vu, mais donnent l’illusion d’une révélation. Comme un supplément de grâce. » (Jérôme Garcin, L’Obs, 10 mars 2022)

  • Exaltation

    Yehoshua couverture.jpg« S’il devait mettre en scène un film en Espagne, Mozes estime qu’il y ferait figurer non seulement la concierge de nuit de l’hôtel et le pèlerin, mais aussi cet homme-là pour qu’il exprime tout ce qui lui passe par la tête pendant une demi-minute. Car il paraît doué d’un réel talent de comédien pour mouliner ses propos à un débit trépidant et d’une voix mélodramatique, sans une pause, face à un interlocuteur qui ne comprend pas un traître mot, convaincu, sans doute, que la musique et l’exaltation de sa voix sont capables d’endoctriner une oreille bouchée. A en juger par la paralysie qui a frappé la serveuse figée sur place, cafetière en main, son emphase a l’air de captiver le tout-venant, fût-il ignorant du contexte et du sujet. Mais, lorsque Mozes perçoit à plusieurs reprises les noms de Kafka et de Trigano et voit l’Espagnol évoquer, de ses mains frêles, l’animal et la sinagoga et, de là, passer au servicio militar et au desierto, pour arriver au tren et à l’accidente, il comprend que ce puits de science a pénétré au plus profond de ses œuvres anciennes et tente de les synthétiser en une somme philosophique. »

    Avraham B. Yehoshua, Rétrospective

  • Rétrospectivement

    Hasard des emprunts à la bibliothèque, l’intrigue de Rétrospective, un roman d’Avraham B. Yehoshua (2011, traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche), se déroule dans sa plus grande partie à Saint-Jacques-de-Compostelle. Yaïr Mozes, un réalisateur israélien, y est invité à une rétrospective de trois jours en son honneur. Ruth l’accompagne, l’actrice qui fut sa muse et la compagne du scénariste de ses premiers films, devenue « la compagne de voyage attitrée de Mozes ou, plus précisément, une « figure » qu’il a prise sous son aile. »

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    Mattheus Meyvogel, Charité romaine, Rome, vers 1628

    Juan de Viola, le directeur des archives cinématographiques (un prêtre consacré, découvrira-t-il avec étonnement), lui annonce un programme chargé : deux films au moins par jour, plus les repas et les débats, qui devraient être nourris, vu l’abondance des questions déjà formulées par des professeurs et des étudiants curieux du « cinéma de l’Etat juif », sans compter celles des amateurs.

    Mozes et Ruth logent au luxueux parador en face de la cathédrale où on leur a réservé une grande chambre avec un lit double au lieu de deux chambres – cela leur est déjà arrivé, ils s’en accommodent chastement. Fatiguée, Ruth s’est vite glissée sous l’énorme édredon. Mozes s’inquiète pour elle, qui refuse de faire de nouveaux examens sanguins prescrits par son médecin traitant. Quand il se couche, il remarque au mur un tableau étrange : « un homme chauve au torse dénudé, assis ou agenouillé aux pieds d’une jeune fille à la poitrine découverte ». Puis il ôte ses lunettes et ses appareils auditifs et finit par s’endormir.

    Au réveil, il examine de plus près la « mystérieuse scène mythologique » et découvre son titre, « Caritas romana, Charité romaine ». Mozes se demande si Trigano connaissait ce sujet, si proche de la raison de leur rupture brutale, à la suite d’une scène qu'il avait annulée à la fin d’un film. Une jeune femme (jouée par Ruth), qui venait de quitter la clinique après avoir accouché d’un enfant donné à l’adoption, était censée allaiter un vieillard dans la rue. L’actrice était si mal à l’aise au moment du tournage, malgré le paravent placé pour la soustraire aux regards, qu’elle s’était réfugiée dans le camion de la production. En l’apprenant, Trigano avait voulu la convaincre de reprendre la scène, mais Ruth n’avait pas cédé. Furieux, le jeune scénariste, « jadis le disciple bien-aimé et fidèle de Mozes », avait rompu définitivement avec le réalisateur et avec sa compagne.

    Rétrospective raconte par le menu le déroulement de ces trois journées à Saint-Jacques-de Compostelle. Il y est abondamment question de cinéma, forcément. Yaïr Mozes est étonné du choix des films – uniquement ses premières réalisations, celles dont Trigano avait écrit le scénario –  et du doublage particulièrement soigné des projections en espagnol. Il apprendra par la suite que celui-ci a été supervisé par Trigano lui-même, qui hante véritablement les pensées du cinéaste.

    Saint-Jacques-de-Compostelle constitue un fabuleux décor pour cette histoire, la cathédrale en particulier, qu’ils voient de leur chambre donnant sur la place et qu’ils visitent. Avraham B. Yehoshua explore la mémoire du réalisateur, ses souvenirs des tournages et de ses relations avec Trigano, avec Tolédano, son directeur de la photographie décédé, tombé lui aussi amoureux de Ruth. La Charité romaine (peinte par Mattheus Meyvogel, a-t-il appris) l’obsède jusqu’à son retour en Israël, où tout ce que la rétrospective a réveillé en lui va se prolonger : préoccupations, rencontres, questions intimes.

    Rétrospective aborde également la situation en Israël, évoquée métaphoriquement dans les films du réalisateur, et de façon très concrète lorsque Mozes se déplace dans des zones troublées par le conflit israélo-palestinien. Il veut savoir quel rôle a joué Trigano dans cette rétrospective espagnole et se demande si son scénariste, l’ancien complice, lami devenu son ennemi (il refuse tout contact), connaît les véritables raisons pour lesquelles Ruth a refusé de jouer la scène proche de La Charité romaine, raisons qu’elle a révélées à Mozes durant leur séjour.

    Le titre en hébreu, « חסד ספרדי », signifie « Grâce espagnole » (Wikipedia). Il faut aller au bout des cinq cents pages du roman pour découvrir la scène finale extraordinaire conçue par le romancier. Mozes, malgré son âge, veut continuer son œuvre cinématographique et il retournera à Saint-Jacques. Yehoshua, né à Jérusalem en 1936, met en scène dans Rétrospective (prix Médicis étranger 2012) un trio de personnages particulièrement intéressants. Mozes, en retrouvant les intentions de ses premiers films ; Ruth, encore belle, troublée de se revoir dans sa jeunesse ; Trigano, avec sa rébellion.  Le temps, l’âge les met tous à l’épreuve, sans éteindre en eux la flamme qui les fait souffrir, qui les fait vivre.

  • Rare

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    Christian Bobin, La dame blanche

    *[un pasteur presbytérien rencontré à Philadelphie et devenu son « plus cher ami sur terre »