Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

amitié - Page 11

  • Anna, Molly & co

    Dans les yeux des autres raconte l’histoire d’Anna Jacob et de Molly, sa sœur. Ce roman de Geneviève Brisac commence par une soirée littéraire pénible pour Anna, qui s’efforce de reprendre une vie sociale – « Les exemples de femmes ermites revenant à la société ne l’aident guère : il n’y en a pas. » Cordélia l’y a tout de suite mise mal à l’aise en la présentant dans ces termes : « Anna a vécu avec Marek Meursault ». Et pour ceux qui ne l’ont pas connu, elle ajoute : « Un poète et un combattant. Un destin incroyable. Une histoire tragique, personne n’y peut rien, mais quand même. »

    brisac,geneviève,dans les yeux des autres,roman,littérature française,soeurs,famille,amour,amitié,engagement,écriture,culture

    Dans l’appartement de Molly dont elle occupe une chambre, à Issy-les-Moulineaux, Anna se contente de petits gestes quotidiens comme lire le journal, cuisiner, ouvrir un de ses carnets, feuilleter des livres, les lettres de Kafka à Milena, de Tsvetaïeva à Boris Pasternak. « Qu’est-ce qu’une lettre ? Un petit wagon de chaleur humaine arrêté sur des rails. »

    Les deux sœurs, qui ont aimé militer ensemble, ne sont plus sur la même longueur d’onde. « On nous a bien eues » répète Anna, ce qui hérisse Molly, mais Anna insiste : « Comme nous avons été bêtes, bêtes, bêtes et naïves, et méprisantes souvent. Rien vu venir, la vie comme un songe, rien vécu, la vie comme une virgule. »

    Anna écrit, Molly soigne, elle est médecin. Elle pense à « Boris qui lui manque tellement. » Dans le centre médical où elle exerce à Paris, elle a réalisé son rêve : être avec ses patients, lutter « de leur côté pour repousser les assauts des Maladies et de la Grande Faucheuse qui Pue ». A la fin de la consultation, c’est Boris qui entre ; il a les mains gelées d’avoir voulu amuser des enfants en essayant d’attraper des poissons et des tortues dans un étang gelé.

    Anna a connu le succès sous le nom de Deborax Fox, c’est du passé : « Jamais je n’avais imaginé être pauvre et seule, jamais. Sans amant, ni mari, sans amis, sans argent. Sans toit, désormais. Et c’est ce qui m’est arrivé. Je n’ai rien vu venir, j’étais à ma table et je travaillais, et soudain je me suis retournée et ma vie n’était plus là. A la place, un gouffre d’où montaient des cris et de la poussière. »

    Pour qu’on comprenne leur situation – Anna si triste et défaite, Molly si active avec qui Boris voudrait revenir vivre, mais sans Anna –, Geneviève Brisac va remonter le cours de leur vie. Molly et Boris ont fait un procès à Anna pour son roman A bas la mort, l’accusant d’avoir sali la mémoire de Marek, d’avoir livré ses proches aux lecteurs. Leur plainte a été rejetée, mais « Anna a renoncé à écrire. Et a coulé comme une pierre. »

    La tristesse était déjà présente dans Week-end de chasse à la mère. Qu’est-ce qu’écrire ? Quel est le prix à payer ? C’est un tout autre genre d’écrivain ici que celui de Baricco dans Mr Gwyn. Pour Anna, la vie est devenue « une lutte vaine contre la culpabilité, l’empêchement, la honte, les voix rugissantes et mauvaises qui ricanent et menacent. »

    Les caprices de Mélini, la mère de Molly et d’Anna, surprenante experte en survie, n’arrangent pas les choses« le portrait de la fantasque et toxique génitrice des héroïnes est l'une des belles réussites de ce roman » (Le Monde).  Molly est la bonne fille, Anna non. Peu à peu leur destin a pris forme, après le premier meeting où les deux sœurs s’étaient rendues ensemble, la manifestation étudiante où ils avaient tous été arrêtés, elles deux et Marek, le militant exemplaire, qui voyait la prison comme « la grande école », et Boris aussi, qui occupe à présent une maison vide avec seize familles africaines.

    La première phrase du Carnet d’or de Doris Lessing est la matrice de Dans les yeux des autres : « Les deux femmes étaient seules dans l’appartement. » La romancière en parle sur France Culture. « Dans les yeux des autres est un roman générationnel à la mode anglo-saxonne, qui entremêle l’intime, le social et le politique. La romancière a emprunté à Doris Lessing ses deux personnages féminins, leurs prénoms et le début de l’histoire, la suite est une transposition dans la France post-soixante-huitarde. » (Laurence Houot, Culturebox)

    Vingt ans après, que reste-t-il des années septante, de leur engagement dans la lutte armée au Mexique, de leurs idéaux ? Dans les yeux des autres décrit l’état du monde et la manière dont Anna et Molly, chacune à leur façon, font face à ce qu’était leur vie alors, à ce qu’elles sont devenues. Il y a longtemps que Geneviève Brisac voulait écrire un roman sur l’engagement. Elle l’écrit le plus souvent du point de vue d’Anna, qui relit ses vieux cahiers, parfois de Molly, et sans doute du sien, celui d’une femme en colère et en révolte contre l’injustice, contre l’indifférence. Tout en explorant les relations entre ses personnages, elle sème les allusions littéraires et interroge les enjeux de l’écriture.

  • Une vocation

    Proust Le temps retrouvé Poche.jpg« La perception de ces vérités me causait de la joie ; pourtant il me semblait me rappeler que plus d’une d’entre elles, je l’avais découverte dans la souffrance, d’autres dans de bien médiocres plaisirs. Alors, moins éclatante sans doute que celle qui m’avait fait apercevoir que l’oeuvre d’art était le seul moyen de retrouver le Temps perdu, une nouvelle lumière se fit en moi. Et je compris que tous ces matériaux de l’oeuvre littéraire, c’était ma vie passée ; je compris qu’ils étaient venus à moi, dans les plaisirs frivoles, dans la paresse, dans la tendresse, dans la douleur emmagasinée par moi, sans que je devinasse plus leur destination, leur survivance même, que la graine mettant en réserve tous les aliments qui nourriront la plante. Comme la graine, je pourrais mourir quand la plante se serait développée, et je me trouvais avoir vécu pour elle sans le savoir, sans que jamais ma vie me parût devoir entrer jamais en contact avec ces livres que j’aurais voulu écrire et pour lesquels, quand je me mettais autrefois à ma table, je ne trouvais pas de sujet. Ainsi toute ma vie jusqu’à ce jour aurait pu et n’aurait pas pu être résumée sous ce titre : Une vocation. »

    Marcel Proust, Le temps retrouvé

     

     

     

     

     

     

     

  • Le Temps retrouvé

    Le temps retrouvé ramène le narrateur à Combray. Il a rejoint Gilberte à Tansonville, et ses impressions ne sont plus celles de l’enfance : les faits, les choses prennent un sens nouveau, il avait mal interprété alors le regard de Gilberte derrière la haie qu’il croyait méprisant, alors qu’elle avait envie de le connaître. Saint-Loup ne rend que de brèves visites à son épouse, élancé, rapide, « d’une vivacité fébrile » – une « allure de coup de vent ». 

    proust,a la recherche du temps perdu,le temps retrouvé,roman,littérature française,relire la recherche,charlus,mme verdurin,amitié,amour,art,écriture,vocation littéraire,culture

    Robert de Saint-Loup refuse de parler des invertis avec son ami, se prétend « un soldat qui n’y connaît rien » ; en fait, il cache son amour pour Morel derrière des maîtresses. En parlant de lui et d’Albertine avec Gilberte, le narrateur se convainc davantage encore qu’ « aimer est un mauvais sort comme ceux qu’il y a dans les contes, contre quoi on ne peut rien jusqu’à ce que l’enchantement ait cessé. »

     

    En lisant là le Journal des Goncourt (Proust en cite des extraits, un pastiche !), il prend conscience de sa manière à lui d’observer les gens, très différente : « Goncourt savait écouter, comme il savait voir ; je ne le savais pas. » Quoique la vérité en art ne soit pas celle d’un document, il regrette de n’être pas assez doué pour la littérature. Il y renonce.

     

    A sa sortie d’une maison de santé, en 1916, le narrateur découvre les toilettes à la mode de guerre, la manière nouvelle dont on parle de certaines choses comme l’affaire Dreyfus, les changements mondains. Mme Verdurin, qui a déménagé, invite à présent les « ennuyeux » qui la sollicitent. Le couvre-feu donne l’impression, le soir, de se promener dans le noir à la campagne.

     

    Gilberte lui écrit : elle a été obligée d’héberger des Allemands, Méséglise a été détruit. Saint-Loup montre sa « vraie noblesse » dans la guerre. En permission, il se montre aussi discoureur que Charlus, « aussi affable et charmant de caractère que l’autre était soupçonneux et jaloux ». Rencontré sur les boulevards, celui-ci est de plus en plus isolé et sa brouille avec Mme Verdurin perdure, elle l’accuse même d’être un espion, à cause de sa germanophilie. On meurt à la guerre et ailleurs (le Dr Cottard, M. Verdurin). Le baron de Charlus se moque des discours militaristes, des lieux communs sur la guerre, des expressions de M. de Norpois et se montre odieux d’autosatisfaction. Mais il a laissé s’installer dans son hôtel un hôpital militaire.

     

    L’église de Combray est détruite. A Paris, les raids de gothas, les aéroplanes, les projecteurs font lever les yeux la nuit vers le ciel. Pour étancher sa soif, un soir, le narrateur entre dans le seul hôtel ouvert sur son chemin, d’où il croit voir sortir Saint-Loup, et se retrouve dans une maison de passe. Jupien procure là au baron, qui se fait enchaîner, des plaisirs sado-masochistes – un véritable pandémonium où le narrateur observe les jeux aberrants et la « folie » de Charlus.

     

    Peu après avoir cherché en vain sa croix de guerre (égarée chez Jupien), Saint-Loup meurt au front, en cherchant à protéger ses hommes. Le narrateur écrit à Gilberte, sa veuve, mais pas à la duchesse de Guermantes qu’il croyait indifférente à son neveu, alors qu’elle en tombe malade de chagrin. Malgré tout, se rappelant sa mauvaise volonté envers Robert, il pense « au peu de chose que c’est qu’une grande amitié dans le monde. »

     

    Les péripéties de la guerre font place, lorsque le narrateur est invité à une matinée chez le prince de Guermantes, aux plus belles pages de Proust sur la vocation littéraire. Alors qu’il n’y croyait plus, une sensation « d’une extrême douceur » ressentie en traversant les rues en voiture pour s’y rendre ressuscite un « passé glissant, triste et doux », suivie d’un véritable choc en découvrant Charlus devenu tout blanc comme le roi Lear et s’exprimant avec difficulté.

     

    En butant contre des pavés dans la cour des Guermantes, lui qui se pensait voué aux plaisirs frivoles retrouve ces « joies de l’esprit » déjà ressenties (arbres, clochers, madeleine, sonate) et se rappelle ces dalles inégales à Venise où il avait buté de même. Tous ces signes qui se multiplient, ponts entre présent et passé, entre lieux lointains et actuels, lui rendent « foi dans les lettres », confiance en son instinct : l’impression sera son « critérium de vérité ».

     

    Retrouvant dans la bibliothèque du prince de Guermantes (où il attend la fin du concert pour entrer au salon) François le Champi que lui lisait sa mère à voix haute, il oppose le « pouvoir de résurrection » à l’art réaliste. L’écrivain est un traducteur du réel – « Une heure n’est pas qu’une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. »

     

    « La grandeur de l’art véritable… », cette page fameuse et sublime (reprise dans Lagarde & Michard) exprime la conception proustienne du travail de l’artiste : le narrateur sait maintenant que « l’œuvre d’art était le seul moyen de retrouver le Temps perdu » et que tout ce qu’il n’a su « ni écouter ni voir » est enregistré à une profondeur où il peut retrouver la matière de son livre. Tout ce qu’il a vécu, ses chagrins amoureux, ses échecs, prend une signification nouvelle.

     

    Comme pour ces figures vieillies reconnues avec peine chez le prince de Guermantes, le temps a passé sur lui. En voyant quelqu’un chercher son nom sur son visage, il s’interroge sur « l’apparence d’arbousier ou de kangourou que l’âge (lui) avait sans doute donnée ». Bloch est devenu quelqu’un, Mme Verdurin est à présent princesse de Guermantes par son troisième mariage, le Faubourg Saint-Germain ressemble à une « douairière gâteuse ». Gilberte a grossi.

     

    La vie finit par tout feutrer « de ce beau velours inimitable des années ». Résolu à vivre désormais dans la solitude pour ce « rendez-vous urgent, capital » avec lui-même, pour écrire son livre, le narrateur voit à présent comment la société s’est transformée, « comme toutes choses changent en ce monde. » A lui de retisser les « fils mystérieux » entre les êtres, les événements, de construire son livre « comme une église », s’il en a la force – « Il était grand temps. »

     

     Relire La Recherche (12)

     Relire La Recherche (11)

     Relire La Recherche (10)
    Relire La Recherche (9)
    Relire La Recherche (8)
    Relire La Recherche (7)
    Relire La Recherche (6)
    Relire La Recherche (5)
    Relire La Recherche (4)
     Relire La Recherche (3) 
    Relire La Recherche (2)
     Relire La Recherche (1)  

  • Ne rien dire

    oulitskaïa,ludmila,le chapiteau vert,roman,littérature russe,urss,xxe siècle,moscou,communisme,liberté,dissidence,amitié,littérature,musique,photographie,culture

    « Que fallait-il dire ? Que fallait-il ne pas dire ? Olga n’avait pas appris à mentir. Ilya l’avait prévenue : se conduire intelligemment, c’était ne rien dire. Seulement voilà, c’était aussi ce qu’il y avait de plus compliqué. Et malgré ses intentions, Olga se mit à parler. Une heure, deux heures, trois heures. Les questions étaient toutes insignifiantes : qui sont vos amis ? qui fréquentez-vous ? que lisez-vous ? Ils évoquèrent le professeur émigré, ils savaient, bien sûr, qu’elle avait été renvoyée de l’université en 1965. Ils se montraient même compatissants : quel besoin avez-vous de ce tas de cochonneries antisoviétiques ? Vous êtes une Soviétique, avec qui êtes-vous allée vous fourrer ?

    Olga jouait un peu les idiotes, elle raconta n’importe quoi, parla de ses amies qu’elle ne voyait presque plus, elles étaient toutes mariées, alors vous savez, les enfants, le travail… Par esprit de vengeance, elle ne cita parmi ses amies proches que Galia Poloukhina, et ne donna pas un seul nom en trop, lui sembla-t-il. »

    Ludmila Oulitskaïa, Le chapiteau vert

     

  • Libre Oulitskaïa

    Chercher Ludmila Oulitskaïa sur ce blog, ne pas l’y trouver, sentir le temps qui passe : aucun roman, juste une citation ! Ni Les pauvres parents, ni Sonietchka, qui l’a révélée en France, ni Sincèrement vôtre, Chourik, qui m’avait tant fait rire. Le chapiteau vert (Zeliony Chatior, 2010, traduit du russe par Sophie Benech, 2014) nous embarque pour près de cinq cents pages dans l’histoire de trois amis d’école : Ilya, Sania et Micha. Le roman s’ouvre sur la mort de Staline (1953) et se ferme sur celle du poète Brodsky (1996). 

    oulitskaïa,ludmila,le chapiteau vert,roman,littérature russe,urss,xxe siècle,moscou,communisme,liberté,dissidence,amitié,littérature,musique,photographie,culture

    « Un attachement aussi solide entre des êtres ne peut naître que dans l’adolescence. Le crochet s’enfonce alors en plein cœur, et le fil qui unit des gens liés par une amitié d’enfance dure toute la vie, sans jamais se rompre. » Cela se vérifie pour le trio qui se tient à l’écart des meneurs à l’école primaire, deux brutes. Micha, « le rouquin classique », est un orphelin juif recueilli par sa tante Guénia après la mort de son père à la guerre, il porte des lunettes – une cible idéale. Sania a plus de chance, il a toujours de l’argent pour acheter une glace, sa mère (radiologue) et sa grand-mère (prof de russe) encouragent son rêve de devenir pianiste malgré ses petites mains. Ilya, lui, veut gagner de l’argent pour s’acheter un appareil photo.

     

    Anna Alexandrovna, la grand-mère de Sania Steklov, les emmène dans les musées pendant les vacances d’hiver – « un choc pour Micha, qui était constitué par nature pour moitié de curiosité, de passion et de soif de connaissances scientifiques et autres, et pour moitié d’une ferveur créatrice indéterminée ». Ilya aussi est impressionné, plus que Sania, « familier des lieux ». Micha tombe amoureux de la vieille dame pour la vie et elle le lui rend bien, pressentant en lui un poète.

     

    Le jour de la rentrée, Sania s’interpose lors d’une bagarre pour protéger Micha et se fait méchamment couper à la main – un drame mais aussi un soulagement : il n’a plus à prouver ses capacités pianistiques, il peut passer des journées entières à écouter de la musique, pur plaisir. Sa grand-mère donne des leçons d’allemand à Micha, et un manuel d’anglais. Grâce à l’appareil-photo d’avant-guerre que lui offre son père, Ilya commence sa collection « d’instants de vie ».

     

    L’arrivée d’un nouveau professeur de littérature, Victor Iouliévitch Schengueli, surnommé « La Main » à cause de la moitié de son bras droit perdue à la guerre, va changer leur vie. Courtois et caustique, il récite des vers au début de chaque cours. Micha est fasciné, « presque le seul à avaler la poésie comme une cuillerée de confiture ». Bientôt ils forment le club des Amateurs de Lettres Russes, les Lurs, et suivent leur prof en promenade dans Moscou où il leur parle de Pouchkine, leur montre les endroits où ont vécu les écrivains ou leurs personnages. Apprendre à penser et à sentir aux gamins de treize ans est sa seule passion ; la guerre est à ses yeux « la chose la plus infâme ».

     

    Le jour de l’enterrement de Staline, Ilya se glisse partout pour photographier les rues bloquées par la foule, « un fleuve noir » où il risque de se faire étouffer – il y aura au moins 1500 personnes écrasées. Recueilli chez les Steklov, où Anna Alexandrovna le lave et le soigne, il donne à Sania l’occasion troublante de voir son corps nu et vigoureux.

     

    Passionnés par leurs vagabondages littéraires avec Victor, les garçons prennent conscience de ce qui compte le plus pour eux : pour Sania, la musique ; pour Micha, la littérature, « la seule chose qui aide l’homme à survivre » ; pour Ilya, la documentation photographique de son temps. Leur professeur voudrait écrire sur l’enfance et l’adolescence, temps de métamorphose – montrer comment se fait le passage vers une vraie vie adulte, « dotée de sens moral ».

     

    Quand la mixité amène des filles à l’école, l’une d’elles, Katia, tombe amoureuse de lui. « Quand vous aurez fini vos études » lui répond-il, sans savoir qu’il va l’épouser, après qu’elle lui a prêté le manuscrit du Docteur Jivago qu’elle tient de sa grand-mère, amie de Pasternak – « magnifique post-scriptum à la littérature russe ». Ils se marient, Katia est enceinte, et leur vie paisible avec la petite Xénia contraste avec l’évolution aberrante de leur pays. Le rapport de Kroutchtev dénonçant le culte de Staline circule en samizdat, la dissidence s’organise. La rumeur annonce le licenciement de Victor pour conduite immorale, il démissionne avant.

     

    Micha voulait s’inscrire en Lettres, mais les Juifs n’y étant pas admis, il opte pour l’Institut pédagogique. Ilya s’inscrit à l’Institut des techniques du cinéma à Leningrad, Sania en Langues étrangères. Au Festival de Moscou, ils font la connaissance de Pierre Zand, un Belge d’origine russe en reportage pour un journal de la jeunesse, il considère le communisme comme du fascisme. Ainsi commence leur « relation criminelle avec un ressortissant étranger », en plein triomphe de « l’amitié entre les peuples ».

     

    Au chapitre « Le chapiteau vert » entre en scène Olga qui « plaisait autant aux hommes et aux femmes qu’aux chiens et aux chats ». Fille d’un général et d’une écrivaine, étudiante en Lettres, elle se marie trop tôt avec un étudiant dont elle a un fils, Kostia. Mais elle se fait renvoyer pour avoir défendu un professeur accusé d’antisoviétisme. Son mari repart chez sa mère, ils divorcent. Son père retraité accepte qu’elle s’installe près de lui à la datcha avec son fils et qu’elle y reçoive Ilya Brianski, son nouvel ami qui a quitté son épouse et leur enfant handicapé mental. Il a laissé ses études pour la dissidence et gagne sa vie avec le samizdat. Olga tape des textes de Mandelstam, Brodsky… Ilya les fait relier et circuler. Traduction, petits boulots, officiellement « secrétaires », ils se débrouillent pour vivre, comme la plupart.

     

    Alors qu’ils reparaîtront dans les chapitres suivants, les destinées d’Ilya et d’Olga sont déjà racontées ici jusqu’à leur fin (il émigrera, elle tombera malade). A son amie Tamara, Olga raconte son rêve merveilleux : dans la queue pour entrer sous le chapiteau, elle reconnaît dans la queue plein de visages familiers, des vivants et des morts ensemble, et Ilya qui lui fait signe. Le roman jusqu’alors chronologique passe à une forme plus éclatée avec des retours en arrière, des digressions : on apprend que le général avait une maîtresse cachée, aux funérailles de la mère d’Olga, choses dont elle ne lui avait jamais parlé.

     

    Voici Sania étudiant en musicologie, Micha en professeur pour enfants sourds-muets, Olga entre Tamara, sa meilleure amie, et Galia, ancienne camarades de classe dont le mariage avec un agent du KGB chargé de surveiller Ilya va leur être fatal. Interrogé, harcelé, arrêté, Ilya va-t-il finir par jouer un double jeu pour s’en sortir ?  D’autres personnages attachants apparaissent, comme cette famille de Tatars chassée de Crimée et soutenue par Sakharov.

     

    Biologiste devenue romancière (privée de sa chaire de génétique pour avoir prêté sa machine à écrire à des auteurs de samizdat), Oulitskaïa, née en 1943, défend ici l’honneur des dissidents de l’ère soviétique. Dans la Russie de Poutine, ceux-ci, dit-elle, sont présentés comme des démons : « Les dirigeants actuels font tout leur possible pour rétablir les fondements idéologiques du pouvoir soviétique et discréditer la dissidence. » (Le Monde)

     

    Le chapiteau vert, fresque de la vie en URSS dans la seconde moitié du XXe siècle, montre courage et lâcheté, idéaux et difficultés quotidiennes, à travers des amitiés indestructibles. Un hommage à la liberté de pensée.