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amitié - Page 13

  • Irlandais de coeur

    Publié six ans avant Le quatrième mur, Mon traître (2007) de Sorj Chalandon est déjà un roman hanté par la guerre, ici celle de l’IRA, mais il ne faudrait pas l’y réduire : c’est d’abord une histoire d’amitié, celle d’Antoine, un luthier français, pour des Irlandais dont l’accueil, le combat, les manières d’être, lui font battre le cœur, et d’une trahison. 

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    « Mon traître », d’après Mon traître et Retour à Killybegs de Sorj Chalandon au Théâtre des Bouffes du Nord (2013) 

    « La première fois que j’ai vu mon traître, il m’a appris à pisser. » Son nom est donné d’emblée : Tyrone Meehan, rencontré dans un club de Belfast « réservé aux anciens prisonniers républicains ». Jim, un ami menuisier et chômeur, et sa femme Cathy O’Leary ont amené là leur ami français en avril 1977, au milieu d’une « petite foule qui vivait entre liberté et captivité, qui avait sa place aux tables à bière, et puis ses habitudes derrière les barbelés. »

    En début ou en fin de soirée, on joue Soldier's Song, l’hymne national irlandais, un instant qu’Antoine aime partager : « Et là, au milieu de tous, debout avec tous, avec le même regard blessé, le même visage de craie, les mêmes cheveux de pluie, la même respiration fragile, j’étais comme irlandais. » Cela fait deux ans qu’il laisse régulièrement son petit atelier parisien, « l’odeur du bois et du vernis », pour se rendre chez Jim en Irlande du Nord où errent tant de journalistes, de militants de la cause irlandaise.

    Il est tout de suite séduit par le petit homme élégant, « en veste de tweed marron chiné d’ocre et de vert, avec une chemise à carreaux fins et une cravate de laine sombre » et casquette de laine, qui lui montre comment se tenir devant l’urinoir sans éclabousser ses chaussures. Antoine a trente-deux ans, l’homme beaucoup plus. A l’étonnement de Jim quand il revient à sa table, le Français comprend que Tyrone Meehan « était de ceux que célèbrent les chansons rebelles », un vétéran que tous les Irlandais admirent.

    C’est à Paris en 1974 qu’un Breton venu à son atelier lui a fait rencontrer « la République irlandaise », en lui montrant la photo d’un homme souriant « qui portait une chemise à col rond ». Dans son étui à violon, ce visiteur avait collé une photo de James Connolly, un patriote irlandais fusillé en 1916. Antoine a aimé ce visage.

    Pour ses trente ans, en 1975, il est allé faire la fête à Dublin avec un ami apprenti avec lui à Mirecourt, marié à une Irlandaise. Puis, en se souvenant d’une remarque du Breton – « Vous ne connaissez pas le Nord ? Alors vous ne connaissez pas l’Irlande »  –, il a pris un bus pour Belfast, a marché dans des rues où les blindés britanniques passaient sans cesse, et c’est là que Jim O’Leary a proposé à l’homme au violon, tout simplement, de rentrer boire un thé chez lui, et qu’il a fait connaissance avec ce couple accueillant dont le fils était mort l’année d’avant d’une balle plastique reçue en plein front.

    La vie d’Antoine en est changée. De lui-même, il ne dit pas grand-chose à part l’amour de son métier et quelques lignes sur sa femme qui l’a quitté, sur ses amis d’avant qui ne le reconnaissent plus. Auprès de ces Irlandais il se sent différent, « quelqu’un en plus », avec « un autre monde, une autre vie, d’autres espoirs ». Il lit tout ce qu’il trouve sur l’Irlande, apprend son histoire, sa langue, le goût de la Guinness. Chaque fois qu’il retourne auprès de ses amis, de Tyrone qui le traite comme un fils, il se sent à sa place. Il voudrait épouser leur cause, même si eux préfèrent qu’il reste lui-même, leur ami français.

    Mon traître est l’histoire de cette amitié, de ce compagnonnage avec des militants de l’IRA, et d’une trahison improbable qui va tout chambouler. Sorj Chalandon, journaliste et écrivain, a nourri cette fiction de trente ans d’histoire irlandaise et de lutte armée il a reçu le prix Albert-Londres en 1998 pour ses reportages sur l’IRA. Au plus près des faits mais en changeant certains noms, il décrit cette fraternité qu’il a lui-même vécue tout en s’interrogeant sur son traître, un traître fascinant.

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    1915 - 2015

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    (mise à jour 2/2/2015 15h10)

     

     

     

  • Tapie

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    « Dans les familles de par le monde, en diverses langues, cette phrase finit tôt ou tard par être prononcée : « Je ne te reconnais plus. » Elle était toujours là, tapie dans un coin retirée de la maison, attendant son heure. Empilée avec les tasses ou coincée entre les DVD ou derrière quelque autre appareil électro-ménager : « Je ne te reconnais plus ! »

     

    Zadie Smith, Ceux du Nord-Ouest

  • Celles du Nord-Ouest

    Etonnant roman de Zadie Smith, Ceux du Nord-Ouest (NW, 2012, traduit de l’anglais par Emmanuelle et Philippe Aronson), propose une immersion dans un quartier au NO de Londres, la cité de Caldwell où ont grandi ses personnages, et en particulier dans la vie de deux amies d’enfance, Leah et Keisha, d’où le féminin pour intituler ce billet. 

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    « Apparition », première des cinq parties, montre Leah étendue à l’ombre dans le hamac du jardin de son immeuble, à l’écoute de la radio où une phrase prononcée lui semble valoir la peine d’être notée : « je suis le seul auteur d’un dictionnaire qui me définit ». C’est alors qu’on sonne en insistant à sa porte. Derrière la vitre, quelqu’un hurle : « S’IL VOUS PLAIT, oh mon Dieu, aidez-moi, s’il vous plaît… »

     

    Une fille aux ongles sales s’engouffre dans l’ouverture de la porte malgré la chaîne de sécurité : elle tombe, supplie, elle s’appelle Shar, elle a besoin d’aide, sa mère a été transportée à l’hôpital, elle ne sait comment y aller, n’a pas d’argent... Leah la fait entrer, lui offre du thé, appelle un taxi. L’inconnue la reconnaît, elles ont toutes deux fréquenté le lycée Brayton. Shar s’en va, reconnaissante, avec la promesse de rembourser bientôt.

     

    Michel, d’origine africaine, le mari coiffeur de Leah, la juge très naïve d’avoir ainsi donné trente livres. Leah, trente-cinq ans, ne lui dit pas ce qui pourtant le rendrait heureux, à savoir qu’elle se sait enceinte depuis peu. La première fois que c’est arrivé, avant leur mariage, elle a avorté. Un jour où ils se promènent ensemble avec Olive, leur chienne, Leah aperçoit Shar dans un magasin et Michel la traite de voleuse avant qu’elle ne s’enfuie. Leah a épousé un homme bon, travailleur, « plein d’espoir ». Elle travaille dans l’aide sociale, un emploi où exercer ses facultés d’empathie dans ce que Zadie Smith appelle le « multivers ».

     

    Natalie et Frank, leurs amis les plus proches, ont deux enfants ; tout chez eux respire la réussite, sur tous les plans. Leah se demande comment Natalie, nouveau prénom de son amie Keisha, a fait pour devenir à ce point « adulte ». Elle les trouve embourgeoisés, condescendants vis-à-vis de Michel. Soucieuse d’envoyer ses enfants dans une bonne école, Natalie demande à Leah de l’accompagner à la vieille église que fréquente sa mère pour se renseigner, elles finissent par la découvrir dans un quartier improbable, et aussi une « Vierge en bois de tilleul couleur de jais » avec son bébé emmailloté, qui émeut Leah.

     

    Après un coup de téléphone menaçant, une voix d’homme sous laquelle Leah pense reconnaître la voix de Nathan, un dealer connu, lui intimant de laisser Shar tranquille, Leah et Michel vont apercevoir celui-ci dans une cabine : les deux hommes se bagarrent, la chienne reçoit de violents coups de pied… Leur histoire fait sensation le soir auprès des invités au dîner donné par Natalie, Leah et Michel en sortent accablés par la conversation des « bobos ». Le lendemain matin, leur chienne est morte. Bref, la tension monte, entre eux aussi puisque Leah a de nouveau avorté et cache à Michel qu’elle prend la pilule, tandis que celui-ci envisage de recourir à l’insémination artificielle.

     

    La deuxième partie (« convive ») est axée sur d’autres habitants du quartier : Felix, de passage chez son père qu’il ne voit quasi plus, un voisin blanc « toujours du côté du peuple » prenant des nouvelles de son petit frère (en prison) et de ses sœurs, des souvenirs de défonce aggravée avec les années qui passent, un marchandage autour d’une vieille MG rouge, une visite à une ancienne maîtresse…

     

    185 séquences numérotées composent la troisième partie – « hôte » : la vie de Keisha / Natalie, la meilleure amie de Leah, s’appliquant à étudier, devenant une avocate reconnue, l’épouse de Frank, la mère de Naomi et Spike. Derrière son parcours apparemment parfait, Natalie a soigneusement caché son moi profond, ses désirs, ses frustrations. Mais elle est au bord de l’explosion, comme on le lira dans la partie suivante – « traversée ».

     

    Les gens du Nord-Ouest ont leurs codes, leurs lignes de métro, leurs habitudes, certains vivent dans l’insécurité permanente. Zadie Smith rend compte des croisements entre vies faciles ou précaires, fait entrer dans la danse l’alcool, la drogue et la violence, le tout mêlé à des questions sur le sens à donner à sa vie, sur les rapports avec les autres, sur la famille, le couple, les enfants, la ville, la nature… L’amitié entre Leah, rousse d’origine irlandaise, et Natalie, jamaïquaine et sexy, semble leur vrai point d’ancrage, malgré les non-dits.

     

    La langue originale permet sans doute de mieux apprécier la diversité des tons, des voix, des langages dans ce roman où l’écriture et la structure offrent de multiples variations (le nombre « 37 » y joue un rôle particulier). « Zadie Smith s’infiltre dans les pensées, les souvenirs de ses personnages, pour dresser un portrait impressionniste du quartier de son enfance, à la manière d’une Virginia Woolf du XXIe siècle », peut-on lire en quatrième de couverture. En effet, le monologue intérieur est roi dans Ceux du Nord-Ouest, mais le récit présente aussi un versant plus réaliste, comme le souligne Zenga Longmore, dans The Daily Telegraph, qui la rapproche de Dickens.

  • Salle de cours

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    « Dans sa salle de cours, et celle-ci était toujours bondée, il toussait, bégayait, fumait, braillait, riait. Il faisait lever ses étudiants et débattait avec eux, les provoquait en combat singulier, les examinait et les éreintait. Il ne demandait pas : « Où passerez-vous l’éternité ? », comme le faisaient les vigiles de l’apocalypse, mais plutôt : « Comment, en cette démocratie moderne, allez-vous satisfaire aux nécessités de votre âme ? » » 

    Saul Bellow, Ravelstein

  • Bellow & Ravelstein

    De la littérature américaine encore, au plein sens du terme, avec un écrivain génial que je découvre peu à peu – de vrais bonheurs de lecture. Dernier roman de Saul Bellow (1915-2005), Ravelstein (2000, traduit de l’américain par Rémy Lambrechts) est le portrait d’un homme – et d’une amitié. Les romans de Bellow sont « une commedia dell’arte de la parlerie », peut-on lire dans lEncyclopedia Universalis et celui-ci, centré sur les échanges entre Ravelstein, professeur de philosophie politique à Chicago, et son ami romancier, Chick, est un condensé de vitalité intellectuelle.  

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    Paris, hôtel Crillon : Ravelstein s’extasie devant la vue dont il jouit depuis sa suite, lui qui l’année précédente croulait encore sous les dettes. Avant de « toucher le gros lot », ce dandy aimait déjà le luxe. Devenu très riche grâce à un livre « belliqueux, spirituel et intelligent », il a l’impression d’avoir commis une énorme blague : « ce n’est pas rien de devenir riche et célèbre en disant exactement ce qu’on pense – en le disant dans ses propres termes, sans faire de compromis. »

    Chick, qui est son invité, avec sa femme, à un autre étage, vient lui tenir compagnie pour le petit déjeuner. Nikki, le jeune compagnon d’Abe, dort encore. La conversation porte sur Keynes, Ravelstein l’a poussé à écrire sur l’économiste de Bloomsbury. « Ravelstein, avec sa puissante tête chauve, était à l’aise avec les déclarations tonitruantes, les grandes idées et les hommes célèbres, avec les décennies, les ères, les siècles. » 

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    Par ses anciens élèves qui lui téléphonent fréquemment, il se tient au courant de ce qui se passe à Washington, à Londres ou au Kremlin ; les idées et les faits le passionnent. Ce qu’il attend de son ami Chick à présent, c’est qu’il écrive sur lui une biographie sans complaisance. Chick, quoique plus âgé, pressent que la mort dont ils rient ensemble prendra Ravelstein avant lui.

    Dîners, soirées, lèche-vitrines dans la rue Saint-Honoré qui enchante ce juif américain raffiné, toutes les occasions sont bonnes aux deux amis pour discuter histoire, littérature, idées. La thèse de Ravelstein dans son livre à succès, c’est que « si on pouvait acquérir une excellente formation technique aux USA, la formation générale s’était réduite au point de disparaître. » Il n’a cessé de pousser ses étudiants à la lecture des classiques. 

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    Ravelstein s’est toujours intéressé de près à la vie de Chick, à ses épouses successives, à sa manière de passer l’été à la campagne, loin du « théâtre des hommes. » Le mariage, la politique, la religion, la culture, la société, la judéité, la mort, ce sont les thèmes de prédilection des deux amis, mais quand Ravelstein doit de plus en plus souvent quitter son bel appartement pour des séjours à l’hôpital, la tonalité de leurs conversations change, devient plus grave.

    Jusqu’au bout, Ravelstein reste l’homme « brillant et charmeur » avec qui Chick peut parler de tout. « Quand il est mort, je me suis aperçu que j’avais pris l’habitude de lui raconter tout ce qui s’était passé depuis notre dernière rencontre. » Rosamund, secrétaire de Chick avant de devenir son épouse, l’encourage à écrire son livre sur Ravelstein et veille sur sa santé, également chahutée. Mais Chick n’a qu’une obsession : comment rendre compte de ce personnage hors norme qu’était Abe Ravelstein ?  

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    Avant la publication de son dernier roman, Saul Bellow avait laissé entendre qu’il s’inspirerait du philosophe Allan Bloom, son grand ami, et la révélation dans cette fiction de son homosexualité discrète a déclenché une grosse polémique aux Etats-Unis. « Saul Bellow a-t-il trahi son ami ? » a titré L’Express à son tour. Quoi qu’il en soit, Ravelstein est un formidable hommage à l’intelligence et à la culture. « Il y a des romans d’amour. On devrait aussi parler des romans d’amitié », a écrit très justement Mathieu Bock-Côté.