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amitié - Page 9

  • Buenos Aires - Paris

    C’est entre ces deux capitales que Gérald Tenenbaum situe principalement Les Harmoniques, un roman dont les séquences ne suivent pas l’ordre chronologique : le jour et la date pour repères, un changement de lieu à chacune des rencontres, chacun des moments d’une histoire à cheval sur deux siècles, entre 1993 et 2015. Le récit commence et se termine à Venise – la dernière séquence livrera les noms de l’homme en imperméable, aux cheveux grisonnants, et de la femme qu’il accueille au débarcadère du vaporetto.

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    L'ambassade de France à Buenos Aires (source photo)

    A Buenos Aires, en juillet 1994, trois mathématiciens français en attendent un quatrième pour se rendre à l’ambassade de France ; Pierre Halphen est en retard, ils partent sans lui. A Paris, Samuel Willar vient d’être licencié. Un camarade de l’école de journalisme lui propose des piges pour une revue scientifique. A Buenos-Aires, Keïla, une comédienne, à qui manque à jamais sa jumelle enlevée à l’âge de seize ans et jamais retrouvée, habite rue El Alfabeto – « A l’instar des êtres, contre toute attente, certains lieux savent se faire aimer » – avec une amie, Belen, auteure de livres pour la jeunesse.

    L’intrigue va d’un personnage à l’autre. Certains se rapprochent par l’effet du hasard – une notion dont les philosophes, les matheux et les physiciens ont une conception différente – et parfois une vraie rencontre se produit. « Dans une vie entière, on ne rencontre pas grand-monde. » Des amitiés naissent, masculines ou féminines, et parfois l’amour tel qu’on le rêve sans avoir jamais osé s’y risquer vraiment, à condition qu’on lui donne sa chance, qu’on ne le laisse pas livré aux seuls effets du hasard.

    Gérald Tenenbaum, mathématicien et écrivain, donne à ses personnages l’épaisseur d’une activité, scientifique ou culturelle, qui donne sens à leur vie. L’histoire de l’Argentine contemporaine s’y mêle d’une manière ou d’une autre, surtout à Buenos Aires, la ville des grands-mères de la place de Mai, notamment avec l’attentat de 1994 contre l’Association mutuelle israélite argentine. Dans chaque capitale, le romancier restitue l’atmosphère d’une rue, d’un quartier ; ce peut être aussi Madrid ou Tel-Aviv, pour un colloque, un engagement, un article.

    Comme l’écrit Emmanuelle Caminade, « Les villes tiennent une place importante dans le récit. Lieux d’échange, de vie mais aussi de mémoire, ces espaces pensés et remodelés par l'homme au cours des siècles dont l’architecture – les bâtiments comme la voirie – dit beaucoup d’eux, participent du destin des héros dont elles épousent souvent les états d’âme. » (L’or des livres)

    Peu à peu se tracent des lignes entre les protagonistes, entre les événements, et on se demande si ceux qui se sont un jour rencontrés, puis ont été séparés par les circonstances, pourront un jour se retrouver. Tenenbaum insinue dans cette intrigue en mouvement la possibilité d’une histoire d’amour. Le beau titre musical, Les harmoniques, évoque très bien les vibrations ressenties par ces habitants d’un monde contemporain décloisonné où la distance entre les êtres est quasi devenue un problème intérieur.

  • Qui sait

    ferrante,elena,celle qui fuit et celle qui reste,roman,littérature italienne,saga,l'amie prodigieuse,italie,naples,amitié,émancipation féminine,culture« Qui sait ce que j’aurais pensé de Naples et de moi-même si je m’étais réveillée tous les matins non pas dans mon quartier mais là, dans un immeuble du littoral ? Qu’est-ce que je cherchais ? A changer ma naissance ? A changer les autres aussi, en même temps que moi ? A repeupler cette ville, maintenant vide, avec des habitants qui ne soient pas harcelés par la misère ou l’avidité, des habitants sans haine et sans fureur, capables d’apprécier la splendeur du paysage, à l’instar des dieux qui vivaient ici autrefois ? A encourager mon démon intérieur, lui inventer une belle vie et me sentir heureuse ? Je m’étais servie du pouvoir des Airota, une famille qui se battait depuis des générations pour le socialisme, une famille qui était du côté de gens comme Pasquale ou Lila ; et je ne l’avais pas fait en pensant régler tous les problèmes du monde, mais parce que j’étais en mesure d’aider une personne que j’aimais, et parce que ne pas le faire m’aurait semblé être une faute. Avais-je mal agi ? Devais-je abandonner Lila à ses problèmes ? Ah ça, je ne bougerais plus jamais le petit doigt pour qui que ce soit ! Je partis, j’allai me marier. »

    Elena Ferrante, Celle qui fuit et celle qui reste

  • Fuir ou rester

    Au début de Celle qui fuit et celle qui reste (traduit de l’italien par Elsa Damien), tome III de L’amie prodigieuse – « Epoque intermédiaire » –, Elena Ferrante reprend dans l’index des personnages les événements des tomes précédents. Autour de Lenù et Lila, la narratrice et son amie d’enfance, gravite tout un quartier populaire de Naples.

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    Le nouveau nom (tome II) se terminait sur la publication du premier livre d’Elena Greco. C’est alors, durant l’hiver 2005, qu’elle a vu Lila pour la dernière fois (sa disparition est à l’origine du récit). Lenù essaie de la voir chaque fois qu’elle passe à Naples et l’aime toujours, bien qu’elle lui fasse un peu peur.

    Flash-back. Ses études universitaires achevées, à la fin des années soixante, Elena se sent mieux en dehors de Naples que dans cette ville « pleine à craquer ». Elle va épouser Pietro, le fils de la raffinée Adele Airota. Lila, encore mariée à Stefano bien qu’elle l’ait quitté, vit misérablement avec son enfant chez Enzo ; tous deux travaillent dans une usine de salaisons. Elena pense avoir fait le bon choix, « s’en aller », même si avec le temps, elle réalisera que les maux de son quartier sont aussi ceux de son pays, de l’Europe, de la terre entière.

    Il y a plus de quarante ans, Elena répondait maladroitement à « l’homme aux lunettes épaisses » qui avait attaqué son livre en public dans une librairie milanaise quand quelqu’un s’était levé pour la défendre : Nino Sarratore, celui qui avait séduit et abandonné Lila, celui que Lenù aime depuis toujours en secret. Après, ils parleront de Lila, qu’il juge « incapable d’accepter les autres et de s’accepter elle-même », allant jusqu’à déclarer que « rien ne va chez elle : ni la tête ni rien, pas même le sexe. »

    Voilà qui déconcerte Elena, d’autant plus que Lila a eu un petit garçon, Gennaro, et que sa relation avec Nino l’a détruite. Quand son fiancé arrive par surprise au repas organisé par Adele, elle compare sa silhouette trapue, ses cheveux touffus, sa voix grave, avec celle de Nino, « sec et dégingandé », sa voix « forte et chaleureuse ». Elle aurait aimé parler avec lui toute la nuit. Pietro, poussé par sa mère, annonce qu’il vient d’obtenir un poste de professeur à l’université de Florence.

    Son futur époux est à ses yeux « un homme intelligent, extraordinairement cultivé et bienveillant », mais Elena fantasme encore sur Nino. Ses parents, à qui elle annonce la visite de son fiancé, ne manifestent ni joie ni satisfaction – ils trouvent leur fille de plus en plus étrangère à la famille. Que Pietro ne veuille pas de mariage à l’église les scandalise. Elena arrive à calmer sa mère en promettant de lui installer la télévision et le téléphone.

    Une critique sévère de son roman dans le Corriere la met au désespoir, heureusement compensée par des éloges dans L’Unità. La voilà célèbre, le livre se vend bien. Tout le monde parle des pages « osées » du roman. En tournée de promotion, elle dit « la nécessité de raconter franchement toutes les expériences humaines, même (…) ce qui nous semble indicible et ce que nous nous taisons à nous-mêmes. »

    A l’université de Milan, où règne une grande agitation – affiches, slogans, discussions –, elle observe le comportement des étudiantes, plus à l’aise qu’elle pour s’exprimer et réagir. Avec son « éternel désir de bien faire », n’est-elle pas à présent « trop cultivée, trop ignorante, trop contrôlée » ? Cette analyse de soi, de son comportement trop influençable, est un thème récurrent dans L’amie prodigieuse, en particulier dans ce tome-ci. Elena ne cesse de remettre en question ce qu’elle devient en se comparant aux autres.

    Grâce à sa belle-mère, Elena échappe au taudis où Pietro voulait les installer à Florence. Adele leur trouve un appartement agréable, l’aide à s’habiller, se coiffer – son élégance la subjugue. De son côté, elle s’offre des cours d’auto-école et obtient son permis de conduire, elle veut utiliser la voiture de Pietro quand ils seront mariés.

    Lila, la sachant à Naples, envoie chercher Lenù. Malade, affaiblie, elle lui arrache une promesse : celle d’élever Gennaro s’il lui arrive quelque chose. Elena promet. Leurs vies ont divergé, mais Lila lui manque : « Je voudrais que Lila soit là, et c’est pour ça que j’écris. » On découvre comment vit Lila, grâce à la gentillesse d’Enzo avec qui elle ne couche pas, les dures conditions de travail à l’usine où les femmes subissent en plus les brimades des hommes, son rôle de plus en plus actif dans la contestation, jusqu’à se mettre en danger.

    Entre les révolutionnaires et les fascistes, la tension croît. Aux bagarres de l’enfance succèdent de véritables combats politiques où la violence est prompte à s’inviter. Lila donne des coups, en prend, et quand elle se retrouve au fond du trou, Elena fait tout pour l’en sortir. « Dans le passé, Lila avait ouvert le tiroir miraculeux de l’épicerie et m’avait acheté de tout, en particulier des livres. Aujourd’hui, j’ouvrais mes tiroirs et lui rendais la pareille, espérant lui faire partager le sentiment de sécurité qui était désormais le mien. »

    Celle qui fuit et celle qui reste raconte les parcours divergents des deux femmes. Elena s’embourgeoise, tiraillée entre sa vie d’épouse et de mère et ses ambitions littéraires, Lila rue dans les brancards et rebondit de manière imprévue. Leur vie sentimentale n’est simple ni pour l’une ni pour l’autre. Riche en péripéties, ce roman d’Elena Ferrante décrit des changements de mentalité et de mœurs que nous avons traversés aussi, d’où notre curiosité pour découvrir la fin de cette saga italienne.

  • Bien sûr

    Coe Nr 11.jpg« Rachel se prenait d’amitié pour Livia. Elle était musicienne de formation et jouait dans un quatuor à cordes qui donnait parfois des récitals à Londres, ce qui, bien sûr, ne lui rapportait rien. C’était son activité de promeneuse de chiens qui lui garantissait un maigre revenu. Elle jouait du violoncelle, et sa voix évoquait cet instrument par sa profondeur sonore et sa richesse mélancolique. Elle parlait lentement et avec soin ; son accent roumain très prononcé la rendait parfois difficile à comprendre. »

    Jonathan Coe, Numéro 11

  • La folie des temps

    C’est en avançant dans Numéro 11, le dernier roman de Jonathan Coe (2015, traduit de l’anglais par Josée Kamoun) que l’on prend la mesure de son sous-titre – « Quelques contes sur la folie des temps » – et de l’autocitation en épigraphe, tirée de Testament à l’anglaise, dont j’extrais cette phrase : « il arrive un moment où la rapacité et la folie deviennent impossibles à distinguer ».

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    Rachel et son frère Nicholas sont à la campagne chez leurs grands-parents. Juste avant le crépuscule, en se dirigeant vers la grande église de Beverley qu’ils voudraient visiter, ils aperçoivent deux personnes étranges, l’une en fauteuil roulant, l’autre un faucon sur le bras, et suivent leur jeu avec l’oiseau qui pique et repique vers un leurre, avant d’être chassés par celle qu’ils appelleront « la Folle à l’oiseau », aux impressionnants tatouages bleu vert dans le cou.

    « Tel est le paradoxe : pour ne pas perdre la raison, j’en suis réduite à me dire que je deviens folle. » Ce sont les mots de Rachel, des années plus tard, quand elle se met à écrire pour éviter l’ennui et surtout échapper à ses chimères. Une amie lui a conseillé de commencer par le commencement, et Rachel raconte d’abord le séjour qu’elle a fait à Beverley avec Alison, durant l’été 2003.

    Alison et elle ne se connaissaient pas tellement, c’étaient leurs mères qui étaient amies ; elles s’amusaient à grimper dans un prunier. Rachel avait alors dix ans et ne comprenait pas grand-chose aux commentaires de ses grands-parents sur la mort du Dr David Kelly, ancien inspecteur de l’ONU en Irak. On avait découvert son cadavre dans un bois voisin et conclu à un suicide.

    Quand Alison ramène du bois une drôle de carte à jouer ornée d’une horrible araignée, qu’elle a ramassée près d’un cadavre, prétend-elle, elles décident d’y retourner : aucun cadavre, mais bien une autre carte que quelqu’un attrape avant que Rachel puisse s’en emparer – c’est la Folle, qui leur intime de dégager. La grand-mère de Rachel dit que cette femme a hérité de la maison de la vieille dame. Alison, qui ne manque ni d’audace ni d’imagination, persuade Rachel d’aller y jeter un coup d’œil. Ce sera l’occasion de nouvelles frayeurs et de découvertes inattendues.

    On découvrira plus tard la mère de Rachel, le malentendu qui brise l’amitié entre Rachel et Alison – celle-ci a choisi des cours d’art, Rachel va étudier à Oxford – et comment une émission de téléréalité entre dans leurs vies. C’est à Oxford que Rachel fait la connaissance de Laura, un professeur qui s’intéresse au monstre du Loch Ness et à la commercialisation de la peur.

    « Le jardin de cristal », « Le prix Winshaw », Jonathan Coe ouvre de nouvelles pistes dans les récits qui composent Numéro 11 et attise la curiosité des lecteurs en reliant ce qu’on prend d’abord pour une digression à l’intrigue principale, ou plutôt à sa protagoniste, Rachel Wells, et sa famille, ses amies, sa vie. Il y mêle une enquête policière où l’on s’amuse à suivre un duo bien connu, le chef qui plastronne et le policier discret dont « l’analyse des contextes » porte ses fruits.

    Engagée grâce à Laura par une famille richissime qui cherche une préceptrice pour ses enfants, Rachel va découvrir le confort et les dérives de l’hyperluxe dans un quartier chic où les résidences s’agrandissent par le sous-sol. Un monde où certains prennent l’avion comme d’autres l’autobus. Tandis qu’elle essaie de donner de temps à autre à ses élèves une idée du monde réel en les sortant de leur cocon, c’est elle-même qui glisse peu à peu dans une réalité étrange et menaçante.

    Numéro 11 – au titre polyvalent – est une formidable extrapolation de la société anglaise contemporaine (la nôtre) : clandestins, minorités, esclavage moderne, médecine à deux vitesses, coupes dans les services publics, réseaux sociaux, médiatisation, communication politique, estimation financière des émotions, optimisation fiscale… « C’est l’argent lui-même qui s’est mis à vampiriser cette belle ville. » Même si le recours au fantastique pour régler des comptes m’a semblé frustrant, le roman de Jonathan Coe divertit et passionne, avec beaucoup d’intelligence.