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jonathan

  • L'interview

    Coe Le coeur de l'Angleterre.jpg« L’interview parut quatre jours plus tard. Philip et Benjamin s’étaient donné rendez-vous pour boire un café chez Woodlands, afin d’évaluer les dégâts.
    « Bah… c’aurait pu être pire », dit Philip.
    Le journal était étalé sur la table entre eux. Benjamin ne répondit rien.
    « Elle aurait pu te dézinguer pour de bon. »
    Benjamin ne répondit pas davantage. Il prit le journal et regarda de nouveau le titre. Il avait bien dû le lire quarante ou cinquante fois mais son incrédulité restait entière.
    BENJAMIN TROTTER, L’ILLUSTRE INCONNU QUI CONNAÎT DU BEAU MONDE
    « C’est malhonnête, dit-il. Cette façon de tourner ce que j’ai dit. Quelle mauvaise foi ! »

    [...]

    « Philip prit le journal des mains tremblantes de son ami et lut : « Depuis le confort de sa retraite le long de la Severn, au cœur de la campagne anglaise, Trotter déclare que le "multiculturalisme est un phénomène urbain. J’ai quitté Londres pour échapper à tout ça." » Ce sont tes propres termes ? »
    Benjamin en bredouillait d’indignation : « Mes propres termes plus ou moins, oui, sauf qu’il y en avait des tas d’autres avant, à savoir que je voulais échapper au bruit et à la cohue, au stress.
    – La citation tronquée, c’est tout un art. »

    Jonathan Coe, Le cœur de l’Angleterre

  • L'Angleterre profonde

    Publié en 2018, Le cœur de l’Angleterre de Jonathan Coe (Middle England, traduit de l’anglais par Josée Kamoun, 2019) est une chronique des années 2010 jusqu’au Brexit. Par ses personnages principaux, Benjamin Rotter et Douglas Anderton, elle remonte aux années 1970 ; tous deux sont de la promotion 78 du Collège King William à Birmingham. Vous aurez peut-être reconnu les amis de Bienvenue au Club (The Rotter's Club) et du Cercle fermé (réunis sous le titre Les enfants de Longbridge), mais il n’est pas du tout nécessaire de les connaître pour apprécier ce roman.

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    En avril 2010, Benjamin et son père quittent sans dire au revoir le pub où ils se sont réunis après l’enterrement de sa mère. Comme son père n’a pas envie de se retrouver seul, Benjamin l’emmène chez lui, dans le moulin sur la Severn qu’il a acheté après avoir très bien vendu son trois-pièces londonien. Ils y sont bientôt rejoints par Lois, sa sœur bibliothécaire, et sa fille Sophie, inquiètes qu’il ne réponde pas (il avait éteint son portable), puis son ami Doug. A son frère Paul, revenu de Tokyo, Benjamin n’a pas dit un mot, ils ne se parlent plus depuis six ans.

    A cinquante ans, Benjamin vit seul dans cette grande demeure, où il rêvait de passer ses vieux jours avec Cicely Boyd, l’amour de sa vie. Celle-ci, atteinte de sclérose en plaques, est partie en Australie pour un traitement qui a bien réussi et y est restée – tombée amoureuse d’un médecin. Doug et Benjamin évoquent la situation sociale (Doug est commentateur politique), sa femme (qui ne dort plus avec lui) et leur fille Coriandre. Quand il se retrouve dans sa chambre, Benjamin peut enfin écouter une chanson de Shirley Collins (Adieu to Old England) qu’il écoutait avec sa mère, partie en quelques semaines, et pleurer tout son saoul.

    Avec l’évolution de la société et de la politique anglaises, la vie de couple et la famille, la musique et l’écriture sont les principaux thèmes du roman. Sophie, la nièce de Benjamin, a connu plusieurs déceptions sentimentales ; elle rejoint souvent à Londres son ami gay, Sohan, sa seule relation stable. Décidée à rencontrer un type bien bâti qui la change des universitaires, elle aura le coup de foudre pour Ian qui anime avec Naheed des stages de sensibilisation à la bonne conduite automobile, rencontré après un excès de vitesse (58 en zone 50).

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    De nouvelles nominations à Downing Street amènent Doug à des contacts réguliers avec Nigel Ives, attaché de presse pour David Cameron. Quant à Benjamin, il rencontre Philip Chase, un ami devenu éditeur de sujets historiques, à la grande jardinerie Woodlands (on y trouve de tout et même un restaurant), leur lieu de rendez-vous à mi-distance entre eux. Ils s’y entretiennent avec un auteur qui a écrit un texte refusé partout à propos d’un projet d’Etat paneuropéen où « l’homme à venir serait métissé ». La question de l’immigration est un autre leitmotiv du récit.

    Quand Sophie s’est installée chez Ian, elle l’accompagne voir sa mère qui est veuve, Helena. Ian lui rend visite tous les dimanches. Sophie trouve Helena, grande femme de 71 ans, « redoutable ». Elle se plaint des petits commerces d’antan qui ont disparu, s’étonne du sujet de la thèse de Sophie, une étude des portraits d’écrivains européens noirs au dix-neuvième siècle comme Pouchkine, Dumas.

    Quant à Coriandre, la fille de Doug, elle est bouleversée par la mort d’Amy Winehouse. A quatorze ans, elle est en crise, ne supporte ni son père de gauche ni sa mère qui s’occupe d’œuvres de bienfaisance,  ni l’école privée où l’ils ont inscrite. Quand des émeutes éclatent à la suite du meurtre d’un Noir par la police, elle y prend part, attirée par « le goût vivifiant de la colère ».

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    Une succession d’affrontements liés au racisme ou au refus de la mondialisation révèlent la « ligne de fracture abyssale dans la société britannique ». Au mariage de Sophie et Ian, les seules personnes de couleur sont Sohan et Naheed, assis l’un près de l’autre. Quand sa collègue Naheed aura droit à la promotion que Ian espérait, à part Sophie, tout son entourage mettra cela sur le compte du pouvoir croissant des minorités et du politiquement correct.

    Depuis des années, Benjamin écrit une fresque de l’histoire européenne depuis l’entrée de la Grande-Bretagne dans l’Union en 1973 et compile des fichiers musicaux qui l’accompagnent. Sur les conseils de son ami éditeur, il renonce aux considérations « historico-politiques » et accepte de ne publier que l’histoire de son amour pour Cicely, sous le titre « Rose sans épine ». Benjamin est resté très proche de sa sœur Lois, qui a vécu un drame dans sa jeunesse, et il l’aide à prendre soin de leur père.

    Voilà les principaux ingrédients que fait mijoter Jonathan Coe dans Le cœur de l’Angleterre, un roman savoureux, riche en réflexions, en rencontres des corps, des cœurs et des esprits, avec l’un ou l’autre intermède à Marseille ou en croisière sur la Baltique. A travers l’éloignement entre Londres et l’Angleterre profonde, entre les élites et le peuple, attisé par les médias, on perçoit comment le Brexit s’est imposé au Royaume-Uni et l’a profondément divisé. On y reconnaît notre époque que l’écrivain décrit avec ce qu’il faut d’ironie pour ne pas verser dans trop de mélancolie. (Un seul regret : n’avoir pas pris note de tous les morceaux musicaux cités, comme cet émouvant Envol de l’alouette de Ralph Vaughan Williams.)

  • Bien sûr

    Coe Nr 11.jpg« Rachel se prenait d’amitié pour Livia. Elle était musicienne de formation et jouait dans un quatuor à cordes qui donnait parfois des récitals à Londres, ce qui, bien sûr, ne lui rapportait rien. C’était son activité de promeneuse de chiens qui lui garantissait un maigre revenu. Elle jouait du violoncelle, et sa voix évoquait cet instrument par sa profondeur sonore et sa richesse mélancolique. Elle parlait lentement et avec soin ; son accent roumain très prononcé la rendait parfois difficile à comprendre. »

    Jonathan Coe, Numéro 11

  • La folie des temps

    C’est en avançant dans Numéro 11, le dernier roman de Jonathan Coe (2015, traduit de l’anglais par Josée Kamoun) que l’on prend la mesure de son sous-titre – « Quelques contes sur la folie des temps » – et de l’autocitation en épigraphe, tirée de Testament à l’anglaise, dont j’extrais cette phrase : « il arrive un moment où la rapacité et la folie deviennent impossibles à distinguer ».

    Coe Numéro 11.jpg

    Rachel et son frère Nicholas sont à la campagne chez leurs grands-parents. Juste avant le crépuscule, en se dirigeant vers la grande église de Beverley qu’ils voudraient visiter, ils aperçoivent deux personnes étranges, l’une en fauteuil roulant, l’autre un faucon sur le bras, et suivent leur jeu avec l’oiseau qui pique et repique vers un leurre, avant d’être chassés par celle qu’ils appelleront « la Folle à l’oiseau », aux impressionnants tatouages bleu vert dans le cou.

    « Tel est le paradoxe : pour ne pas perdre la raison, j’en suis réduite à me dire que je deviens folle. » Ce sont les mots de Rachel, des années plus tard, quand elle se met à écrire pour éviter l’ennui et surtout échapper à ses chimères. Une amie lui a conseillé de commencer par le commencement, et Rachel raconte d’abord le séjour qu’elle a fait à Beverley avec Alison, durant l’été 2003.

    Alison et elle ne se connaissaient pas tellement, c’étaient leurs mères qui étaient amies ; elles s’amusaient à grimper dans un prunier. Rachel avait alors dix ans et ne comprenait pas grand-chose aux commentaires de ses grands-parents sur la mort du Dr David Kelly, ancien inspecteur de l’ONU en Irak. On avait découvert son cadavre dans un bois voisin et conclu à un suicide.

    Quand Alison ramène du bois une drôle de carte à jouer ornée d’une horrible araignée, qu’elle a ramassée près d’un cadavre, prétend-elle, elles décident d’y retourner : aucun cadavre, mais bien une autre carte que quelqu’un attrape avant que Rachel puisse s’en emparer – c’est la Folle, qui leur intime de dégager. La grand-mère de Rachel dit que cette femme a hérité de la maison de la vieille dame. Alison, qui ne manque ni d’audace ni d’imagination, persuade Rachel d’aller y jeter un coup d’œil. Ce sera l’occasion de nouvelles frayeurs et de découvertes inattendues.

    On découvrira plus tard la mère de Rachel, le malentendu qui brise l’amitié entre Rachel et Alison – celle-ci a choisi des cours d’art, Rachel va étudier à Oxford – et comment une émission de téléréalité entre dans leurs vies. C’est à Oxford que Rachel fait la connaissance de Laura, un professeur qui s’intéresse au monstre du Loch Ness et à la commercialisation de la peur.

    « Le jardin de cristal », « Le prix Winshaw », Jonathan Coe ouvre de nouvelles pistes dans les récits qui composent Numéro 11 et attise la curiosité des lecteurs en reliant ce qu’on prend d’abord pour une digression à l’intrigue principale, ou plutôt à sa protagoniste, Rachel Wells, et sa famille, ses amies, sa vie. Il y mêle une enquête policière où l’on s’amuse à suivre un duo bien connu, le chef qui plastronne et le policier discret dont « l’analyse des contextes » porte ses fruits.

    Engagée grâce à Laura par une famille richissime qui cherche une préceptrice pour ses enfants, Rachel va découvrir le confort et les dérives de l’hyperluxe dans un quartier chic où les résidences s’agrandissent par le sous-sol. Un monde où certains prennent l’avion comme d’autres l’autobus. Tandis qu’elle essaie de donner de temps à autre à ses élèves une idée du monde réel en les sortant de leur cocon, c’est elle-même qui glisse peu à peu dans une réalité étrange et menaçante.

    Numéro 11 – au titre polyvalent – est une formidable extrapolation de la société anglaise contemporaine (la nôtre) : clandestins, minorités, esclavage moderne, médecine à deux vitesses, coupes dans les services publics, réseaux sociaux, médiatisation, communication politique, estimation financière des émotions, optimisation fiscale… « C’est l’argent lui-même qui s’est mis à vampiriser cette belle ville. » Même si le recours au fantastique pour régler des comptes m’a semblé frustrant, le roman de Jonathan Coe divertit et passionne, avec beaucoup d’intelligence.

  • Illusionnistes

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    « Ce que nous exposons au Pavillon n’est qu’une réplique. N’empêche, expliqua-t-il, il faut quelqu’un pour vérifier qu’elle marche, que les voyants s’allument et s’éteignent au bon moment, etc., etc., histoire d’impressionner le bon peuple. Marrant, quand on y réfléchit. Tu es venu t’occuper d’un pub factice, et moi d’une machine factice. Ca fait de nous des illusionnistes, non ? »

     

    Jonathan Coe, Expo 58