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amitié - Page 16

  • L'artiste

    « Isherwood l’artiste était un ascète austère, retranché du monde, exilé volontaire, reclus. Même ses meilleurs amis ne le comprenaient pas totalement. Il se tenait à l’écart et au-dessus du « Test »… parce que le Test était pour le vulgum pecus, ne s’appliquait qu’au monde de la vie quotidienne. Isherwood refusait le Test, non par faiblesse ni par lâcheté, mais parce qu’il était assujetti chaque jour, chaque heure à son « Test » à lui : celui qu’il s’imposait, le Test de son intégrité d’écrivain. Ce Test était autrement plus dur et angoissant que l’autre, parce qu’il fallait maintenir un secret absolu : en cas de réussite, pas d’applaudissements ; en cas d’échec, personne pour le consoler. »

    Christopher Isherwood, Le lion et son ombre 

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    Isherwood à Cambridge, 1923
    (Photo The New York Times)



  • Isherwood l'apprenti

    Le lion et son ombre – Une éducation dans les années 1920 (Lions and Shadows, 1968, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat) n’est pas une autobiographie ordinaire, Christopher Isherwood (1904-1986) nous invite à la lire « comme un roman ». Les personnages inspirés de ses rencontres réelles y portent d’ailleurs des noms « fictifs et caricaturaux ». 

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    Couverture : C. Isherwood et W. H. Auden, 1938 © Popperfoto / Getty Images

    Le récit commence avec la figure marquante de son apprentissage à la public school : Mr Holmes, petit homme d’âge mûr au « pédantisme plaisant », qui recherchait constamment l’effet pour arracher ses élèves à leur conservatisme et à leurs « préjugés de collégiens ».

    Isherwood vise une bourse d’histoire à Cambridge, comme Chalmers, un an de plus que lui et poète publié dans le magazine de l’école, d’une « beauté frappante ». Ils deviennent amis. « Les étudiants font toujours la paire, comme les oiseaux. » Isherwood admire la façon dont Chalmers rejette toutes les conventions, alors que lui s’adapte à tout.

    Holmes insiste sur l’art de la dissertation : « il n’y avait qu’à étinceler et épater ». Si l’on sait en plus rester calme et distingué à l’oral, le succès sera au rendez-vous. En août 1922, le professeur organise une randonnée dans les Alpes françaises. Chalmers rejoint leur groupe, il est en France depuis un an et à présent subjugué par Baudelaire.

    Pendant le dernier trimestre à l’école préparatoire, Isherwood lit les lettres de Chalmers déjà à Cambridge, qu’il décrit comme un « enfer insidieux ». Grâce à Holmes, Isherwood décroche une bourse de quatre-vingts livres. Invité à déjeuner chez son mentor, il lui confie son désir de devenir écrivain et sa préférence pour l’anglais par rapport à l’histoire.

    Au Collège, on lui attribue une grande pièce froide au-dessus de la chambre douillette de Chalmers. Ensemble ils observent la « Chicocratie », mot de Chalmers pour désigner les cercles mondains où évoluent les types « bons » ou « chic ». Excentrique, il s’en tient à distance, Isherwood au contraire aime « cultiver son côté social ».

    Très vite, il désire changer de voie, mais son directeur d’études s’y oppose et le rappelle à ses devoirs de boursier. Au cours, il préfère observer le décor que prendre des notes. Aussi passe-t-il son temps dans les librairies, les salons de thé, au squash, au cinéma, ou à s’amuser avec Chalmers. « Nous étions l’un pour l’autre le public idéal : rien ne se perdait entre nous, pas même la plus légère des insinuations ni la plus subtile nuance de sens. »

    Les deux amis s’inventent des figures et des lieux imaginaires, partagent une « excitation mentale extrême ». Chalmers l’initie à la poésie, à l’alcool. Isherwood commence « Le lion et son ombre », un roman d’apprentissage « malin, joli, adroit, baroque », bourré de romantisme homosexuel, dont ils se moquent ensemble.

    A l’approche des examens, c’est la panique, mais grâce aux conseils de Holmes, il obtient un « Bien » en dissertation. Isherwood commence à tenir un Journal et compose un nouvel autoportrait d’« Isherwood l’Artiste », son double idéal. Pendant sa deuxième année à Cambridge, Chalmers et lui improvisent à tout bout de champ sur « l’Autre Ville », baptisée « Mortmere », leur monde imaginaire.

    Stimulé par un cours sur la poésie moderne, Isherwood se lance dans un nouveau roman, « Le lion et son ombre » ayant été condamné à mort par une romancière, vieille amie de la famille, à qui il l’a fait lire. Quand les examens approchent, le « Très Bien » est hors de portée et puis il n’a pas envie d’enseigner à son tour : il se fait renvoyer et retrouve son indépendance.

    Le lion et son ombre suit avec humour et sensibilité l’apprenti romancier dans ses tours et détours, ses études, ses rencontres, ses débuts, ses séjours au bord de la mer, ses expériences comme secrétaire particulier de Cheuret, violoniste qui dirige un quatuor à cordes, puis comme précepteur. Comment trouver sa place dans « l’ordre social » et écrire quelque chose qui vaille la peine ?

    Chalmers et Philip lui inspirent les héros de son premier roman publié en 1928, Tous les conspirateurs, mal accueilli par la critique. Chaque fois que l’occasion s’en présente, Isherwood s’évade avec l’un ou l’autre, mais « il faut toujours rentrer ». Réussira-t-il jamais « le Test » ? Arrivera-t-il à prendre sa vie en main, malgré sa frousse des liens trop poussés avec d’autres, du sexe, de l’avenir ? En mars 1929, il part rejoindre un ami à Berlin, « heureux de savoir simplement qu’une nouvelle étape de (son) voyage avait commencé. »

  • Lumineuse et sombre

    La Drôme provençale en mai ? D’abord le plaisir de retrouver une petite maison de charme que des mains amies embellissent d’année en année. Le temps un peu frais pour la saison mais propice aux balades – sans pluie. 

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    Rendez-vous lumineux : le jaune des genêts et des cytises, l’écume rougeoyante des jeunes feuilles sur les abricotiers, et partout des valérianes en fleurs, des iris, des roses. Inattendus, de fascinants orchis pourpres au détour des chemins.

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    Villages perchés, vieilles ruelles, plantes en pots. Apéros en terrasse, restos,  thés, glaces. Brocante, ateliers d’artisans, grand marché hebdomadaire.

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    Et surtout le bonheur de marcher ensemble : s’imprégner du paysage, s’arrêter pour prendre une photo, boire un peu d’eau, identifier une plante, un arbre, s’éloigner, s’attendre, raconter, pique-niquer sur une crête à l’abri du vent.

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    Au village, rassurer de la voix des chats craintifs, flatter de la main les familiers qui ont l’air de n’attendre que vous – une boule de chaton roux ne se laissera pourtant pas approcher. Couper le vieux pain et les croûtes de fromage pour les oiseaux. Porter des feuilles de salade aux poules. Retrouver ses vingt ans dans un fou-rire inextinguible au hasard d’une question de Trivial Pursuit. Faire la vaisselle. Faire la sieste.

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    Puis le voile noir de l’angoisse : l’un d’entre nous fait une très mauvaise chute. Tout change avec une brutalité sans nom. La vie est soudain si fragile, le jour si sombre.

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    Maintenant que le corps et l’esprit, doucement, se réparent, cette semaine en Drôme retrouve peu à peu ses couleurs et sa saveur : le goût de l’amitié.

  • Renfermés

    « Miles Heller est vieux. La pensée a surgi de nulle part en elle, mais une fois qu’elle s’est fixée dans sa tête, Alice sait qu’elle vient de découvrir une vérité essentielle, la chose qui le différencie de Jake Baum, de Bing Nathan et de tous les autres jeunes hommes qu’elle connaît, la génération des parleurs, la logorrhéique classe de 2009 : le señor Heller ne dit presque rien, il est incapable de papoter et refuse de partager ses secrets avec qui que ce soit. Miles a été à la guerre, et lorsqu’ils rentrent à la maison, tous les soldats sont des vieux, des hommes renfermés qui ne parlent jamais des batailles qu’ils ont livrées. »

    Paul Auster, Sunset Park 

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  • Ceux de Sunset Park

    Pourquoi Miles Heller est-il parti de chez lui ? Dans Sunset Park (traduit de l’américain par Pierre Furlan cette fois, et non plus par Christine Le Bœuf qui suivait Paul Auster depuis ses débuts en français), le personnage principal, 28 ans, travaille en Floride pour une entreprise chargée d’enlever les rebuts dans les maisons récupérées par les banques locales, le plus souvent dans un terrible état d’abandon et de saleté. Miles vit de petits boulots depuis qu’il a quitté New-York, ses parents, l’université, il y a sept ans et demi, sans explications. Depuis il s’efforce de vivre sans projet, sans désir, frugalement, au jour le jour.

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    Alors qu’il songe à repartir, il fait connaissance dans un parc, où ils sont tous deux occupés à lire la même édition de Gatsby, avec une jeune femme de dix-sept ans, Pilar Sanchez. Miles lui dit que ses parents sont morts, elle parle de la maison qu’elle partage avec ses trois sœurs. Sa curiosité de lectrice, son vocabulaire, son intelligence, sa beauté, tout lui plaît chez Pilar, mais elle est mineure. Et quand elle s’installe chez lui (il a soudoyé ses sœurs en imitant pour une fois ses collègues qui ne se gênent pas pour dérober des objets de valeur), ils font très attention pour ne pas être remarqués ensemble en public.

    Miles n’a raconté à personne les circonstances exactes de la mort de son jeune demi-frère. Miles est le fils de Morris Heller, des éditions Heller Books (fondées par lui) et de Mary-Lee Swann, actrice, qui les a quittés six mois après sa naissance. Bobby était le fils du premier mariage de Willa, sa belle-mère. Miles et lui se disputaient souvent.  Le premier était brillant dans les études, Bobby le « bad boy ». Le jour de l’accident, ils étaient tombés en panne de voiture dans un endroit isolé, Bobby avait oublié de faire le plein. Furieux de ce n-ième signe de désinvolture, Miles s’était bagarré avec lui, l’avait fait tomber sur la route – geste fatal : une voiture l’avait fauché, écrasant « toute vie en lui, changeant ainsi à jamais leur vie à tous. » Après les funérailles de Bobby, Miles s’est muré dans le silence et le jour où il a entendu ses parents déplorer entre eux sa froideur, sa dérive, il a choisi de partir sans laisser d’adresse. 

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    Avec Pilar, Miles s’amuse à lire l’Encyclopédie du base-ball, son sport préféré et celui de son père, passionné comme lui par les destins chanceux ou malchanceux des joueurs vedettes. Son seul lien avec son ancienne vie, c’est Bing Nathan, ils s’écrivent une fois par mois. Son ami lui annonce avoir trouvé une maison à Sunset Park (Brooklyn) : avec d'autres, il l’a remise en ordre et une chambre du squat est réservée pour lui. Miles a toujours refusé les invitations de Bing à revenir, mais sa situation se complique quand Angela, une sœur de Pilar, exige qu’il lui rapporte à nouveau « de jolies choses ». Miles refuse, elle menace alors de le dénoncer à la police pour relation illicite avec une mineure. Pilar et Miles ont compris qu’il a intérêt à quitter l’Etat au plus vite, elle le rejoindra à New York dès qu’elle sera majeure.

    La suite du roman se déroule à New York. Miles lit dans le journal que sa mère va bientôt y jouer Oh les beaux jours « un hasard extraordinaire dans un monde de hasards extraordinaires et de désordre sans fin. » En 1980, elle l’avait laissé à une nourrice jamaïcaine pour commencer une carrière au cinéma et une nouvelle vie de couple à Los Angeles. Après un second divorce, sa mère s’était remariée. Il lui avait rendu visite de temps en temps.

    Place alors à « Bing Nathan et Compagnie ». Le fidèle ami de Miles a des convictions très fortes contre « l’état actuel des choses », la société du jetable, la dérive technologique. Convaincu de la seule réalité du « tangible », Bing a créé un Hôpital des objets cassés où il répare tout ce qui peut l’être. Grand ours débraillé et barbu, un clou en or à l’oreille, il est le batteur des Mob Rule. A Sunset Park, il a invité d’abord Ellen Brice qui travaille dans une agence immobilière et qui peint, puis Alice Bergstrom, doctorante à Columbia (le studio de son petit ami écrivain est trop petit pour deux).

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    Même si la maison est inconfortable quand il fait froid, cela leur permet à tous des économies appréciables. Alice a été étonnée de l’absence de réaction des voisins, qui ont cru Bing quand il leur a dit l’avoir achetée à bon compte. Sa relation avec Jake bat de l’aile, elle grossit, et elle se raccroche à sa thèse sur les relations et les conflits entre hommes et femmes dans les livres et les films de 1945 à 1947. Elle ne cesse de visionner Les plus belles années de notre vie de Wyler, un film à succès dont elle ne se lasse pas de noter les détails significatifs.

    Ellen a d’abord eu du mal à s’habituer à leur vie en commun, mais s’efforce de ne plus prendre de médicaments contre l’angoisse. Les corps, le sexe l’obsèdent. Huit ans plus tôt, en 2000, elle s’est retrouvée enceinte d’un garçon de seize ans, un des enfants d’un professeur qu’elle gardait pendant les vacances. Après avoir avorté, elle a tenté de se suicider, mais l’amitié d’Alice et la peinture l’ont sauvée. Les critiques d’une ex-petite amie de Bing sur ses « vues urbaines » l’ont persuadée de revenir à la figure humaine, elle aimerait qu’Alice pose pour elle, nue. Voilà ceux de Sunset Park. Bing, qui admire Miles depuis qu’il le connaît (non sans trouble), l’y accueille très chaleureusement.

    Le récit se tourne alors vers Morris Heller, le père, rentré précipitamment de Londres où il tentait de se rapprocher de Willa (elle ne se remet pas de la mort de son fils et en veut à Miles) pour assister aux funérailles de la fille d’un de ses auteurs fidèles, qui vient de se suicider à 23 ans, « une vie disloquée par les trop et les trop peu de ce monde ». Avec son ami Renzo, écrivain toujours entre deux déprimes, parrain de Miles, il va ensuite dans un Delicatessen où ils parlent de sa maison d’édition qui subit la crise mais résiste, du retour de Miles à Brooklyn sans qu’ils se soient revus. Dès qu’il a eu des nouvelles de Floride, Bing a tenu les parents de Miles au courant de la vie que leur fils menait là-bas (Miles l’ignore) et il espère qu’à présent, l’heure des retrouvailles est venue.

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    Son père « sait pourquoi Miles est parti », blessé par leurs paroles. A 62 ans, il fait le bilan de sa vie – les raisons du départ de Mary-Lee, les reproches de Willa qui, à la suite d’une infection sexuelle, a appris un « écart idiot » de son mari et le repousse. Il remonte le cours du temps passé avec son fils, se rappelle une phrase dans un devoir de lecture qui l’avait bouleversé quand il l’avait lue, tant elle montrait de maturité et de clairvoyance littéraire chez son enfant : « Tant qu’on n’est pas blessé, on ne peut pas devenir un homme. »

    Sunset Park est le roman de ces vies blessées, de ces relations toujours problématiques qui font les couples, les familles, les solitudes, dans un monde en crise. Paul Auster éclaire tour à tour les jeunes et les vieux, les femmes et les hommes. Les allusions littéraires sont nombreuses, il y a de belles pages sur l’art, le cinéma, le théâtre.

    Comment ceux qui s’étaient perdus vont-ils se retrouver ? Pilar tiendra-t-elle le choc en découvrant New York et la vérité sur Miles ? Combien de temps reste-t-il aux squatteurs de Sunset Park ? Le roman semble parfois bancal, certaines pages artificielles (anaphores soudaines sur la joie, le corps), mais le romancier américain nous touche quand il se tient au plus près des souffrances et du cœur.