De Zadie Smith (De la beauté, vous vous souvenez de ce roman ?), le titre d’un recueil d’essais – des conférences, des chroniques – a piqué ma curiosité : Changer d’avis (Changing my mind, 2009, traduit de l’anglais par Philippe Aronson). Née en 1975 d’un père anglais et d’une mère jamaïcaine, l’auteure y a mis cette épigraphe en premier : « Je vais vous dire quand on peut porter un jugement définitif sur les gens : jamais ! »
Dès l’avant-propos, Zadie Smith éclaire le titre choisi pour ces « essais ponctuels » où elle voit son opinion évoluer au fil des ans : « Lorsque vous publiez jeune, votre écriture grandit avec vous – et devant témoins. » Douée pour « le doute et l'interrogation » voire « l’incohérence idéologique », elle a rassemblé ses textes en cinq parties : « Lire », « Etre », « Voir », « Sentir » et « Se souvenir ».
Quand elle a eu quatorze ans, sa mère lui a offert le roman de Zora Neale Hurston, Une femme noire (étrange traduction de Their Eyes Were Watching God), convaincue que le livre lui plairait. Mais Zadie résistait : devait-elle l’aimer parce qu’elle était noire ? Plutôt méfiante a priori, elle découvre en lisant ce roman ses qualités, la force de caractère de l’héroïne, et reconnaît à cette écrivaine une vertu à laquelle les blancs ont tendance à s’identifier, « l’universel ».
Zadie Smith écrit sur « E. M. Forster ou la voie médiane » en présentant un recueil de ses chroniques à la BBC. C’est une véritable défense de cet écrivain britannique considéré comme « mineur ». Elle loue sa modestie et son empathie par rapport au grand public auquel il s’adressait à la radio.
Loin des réserves d’Henry James à l’égard de George Eliot, dans « Middlemarch et nous », elle analyse la composition de ce roman « prolixe » écrit à 55 ans, qualifie l’effet éliotien d’équivalent narratif du « son surround ». Le souci qu’a la romancière de rendre à chaque personnage son intégrité est une des raisons qui font de Middlemarch le roman préféré des Anglais. Zadie Smith aborde aussi Barthes, Nabokov, Kafka, entre autres.
La deuxième partie, « Etre », porte d’abord sur sa propre pratique d’écrivain, qu’elle décrit très concrètement et avec une bonne dose d’autodérision dans une conférence donnée en 2008, « Mille fois sur le métier ». Dans « Glossolalie », l’écrivaine métisse reconnaît que son ancienne voix a fini par disparaître sous sa voix actuelle, le ton de Cambridge, et rend hommage à Obama qui a su garder « une double voix ». Entre ces deux textes, « Une semaine au Liberia », pays où elle s’est rendue pour Oxfam en 2006, est une observation sans concession de la situation des habitants dans la désastreuse « république de Firestone ».
Katharine Hepburn dans Indiscrétions (film de George Cukor) ! Zadie Smith admire entre toutes l’actrice « impérieuse, royale et rousse », son caractère et sa ténacité, son amour pour Spencer Tracy. (C’est elle, dans le rôle de Tracy Lord, qui prononce la phrase citée en épigraphe à propos du jugement.) « Hepburn et Garbo » ouvre magnifiquement la troisième série d’essais, « Voir ». Elle y fait également un beau portrait d’Anna Magnani dans Bellissima de Visconti et des observations désopilantes sur un week-end à la cérémonie des Oscars.
Cary Grant et Katharine Hepburn dans Indiscrétions de G. Cukor (Allociné)
Après une évocation de « Noël chez les Smith », fête dont sa mère était la gardienne des rituels incontournables, Zadie Smith consacre deux textes touchants à son père, Harvey Smith, à qui son recueil est dédié : « Héros accidentel » sur son engagement volontaire en 1943 – il a participé à la guerre avec « une bonne étoile au-dessus de sa tête » – et « Le dernier rire » sur son goût pour les comiques, si bien communiqué à ses enfants que Ben, le frère de Zadie, en fera sa profession.
Cet arrière-plan personnel de l’écrivaine, ses remarques sur l’écriture et la lecture, voilà ce qui m’a le plus intéressée dans Changer d’avis, mais lire les fines observations de Zadie Smith même sur des sujets qu’on ne connaît pas, comme Brefs entretiens avec des hommes hideux de David Foster Wallace, à la fin du recueil – elle lui emprunte sa seconde épigraphe : « C’est à vous de décider en quoi vous croyez » –, permet d’apprécier sa voix singulière dans la littérature anglaise contemporaine.
Commentaires
je n'ai lu que le premier roman de cette auteure, je note car j'aime assez les réflexion sur la création littéraire et le cinéma est bien tentant aussi
Sur son premier roman : "Je crains de ne jamais me réconcilier avec "Sourires de loup": je crois que c'est une réaction normale quand on a commencé à écrire un livre à l'âge de vingt et un ans." (Zadie Smith, "Mille fois sur le métier")
j'aime qu'on me donne le droit de changer d'avis :-)
plein de choses tentantes, dans ce que tu nous écris sur ce livre!
Un recueil plutôt hétéroclite et une écrivaine qui a le sens de l'humour, de quoi glaner.
Manque de cohérence dit-elle, doutes et interrogations. C'est rassurant de penser qu'il existe des gens qui, comme nous tous, changent et hésitent ..ET surtout l'écrivent.
Je n'ai rien lu d'elle mais cette présentation me la rend très attirante...à mieux connaître. Merci.
Bonjour Tania, je ne la connais pas du tout... mais le fait d'accepter que l'on peut changer d'avis, est un grand signe d'intelligence et ça me tente bien. D'autant plus, que comme tu le soulignes dans ton billet, si en plus elle a de l'humour, elle est pour moi en ce moment ;o)
à très bientôt
Claude
@ Colo : Oui, j'apprécie aussi cette franchise, si éloignée des essais prétentieux. Bonne soirée, Colo.
@ Claude : Tu réagis comme moi à la lecture de ce titre, je t'en souhaite bonne lecture si tu veux faire connaissance avec Zadie Smith.
Je n'ai lu que son premier roman, qui m'avait déçue au regard des critiques très enthousiastes à l'époque. L'éternel décalage lorsque l'on attend trop d'un livre. Celui-ci a l'air érudit, pas trop ardu pour autant ?
Ardu ? Cela dépend des textes, certains sont plus accessibles que d'autres, le ton varie. Les analyses littéraires sont assez pointues.
Je n'ai pas lu le premier roman de Zadie Smith, mais je te recommande "De la beauté", si tu préfères un roman.
Merci pour la découverte car je n'en avais jamais entendu parler. Bonne semaine Tania.
Avec plaisir. Bonne semaine à toi aussi.
Ouf, je ne suis plus votre rythme de publication...
J'aime beaucoup la dernière phrase de votre article de DF Wallace : à nous de décider en quoi nous voulons croire. Même si je suis plutôt de ceux qui pensent qu'il vaut mieux remettre sans cesse en question les certitudes.
Jamais rien lu de Zadie Smith.
Pas de problème, c'est ce qu'il y a de bien avec les blogs, on peut y revenir quand on veut. Zadie Smith est clairement du côté de ceux qui remettent les certitudes en question. J'ai mis un lien sous le titre pour le feuilleter en ligne, si cela vous tente.
Merci de m'avoir indiqué ce billet vraiment clair et complet! J'y retrouve mon plaisir de lecture, et je le mets en lien chez moi pour mes lecteurs (et moi même)
Merci, Keisha, vive le partage !