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amitié - Page 2

  • Cher instant

    Cher instant je te vois : à son dernier récit publié cette année, Caroline Lamarche a donné un très beau titre, emprunté à un poème de Samuel Beckett cité en épigraphe :
    « cher instant je te vois
    dans ce rideau de brume qui recule
    où je n’aurai plus à fouler ces longs seuils mouvants
    et vivrai le temps d’une porte
    qui s’ouvre et se referme »

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    En vers libres, les phrases s’interrompent le temps d’un passage à la ligne, un blanc sépare les séquences. Caroline Lamarche raconte la maladie, l’amitié, après avoir clairement annoncé son sujet dès le début :
    « Un poème par jour, Margarida, c’est peu
    et c’est beaucoup pour notre tendresse captive
    de ton corps mangé par le crabe sournois. »

    Margarida Guia « s’est éteinte le 19 juillet 2021 à l’âge de 48 ans. Créatrice sonore, compositrice, performeuse à la voix étonnante, elle rayonnait dans de multiples domaines. Artiste merveilleusement singulière, elle fut aussi, pour tous ceux qui l’ont connue, une amie inoubliable. » Caroline Lamarche la présente en ces termes sur son site en lui rendant hommage.

    « Je sais tout de toi par les mots que tu me laisses
    enregistrés sur ton téléphone portable. »
    Le chapeau chic acheté dans la Galerie du Roi, son métier de compositrice avec un micro à bout de bras, ses chiens, sa vie de comédienne, les souvenirs : c’est une sorte de portrait que l’écrivaine dessine au fil des pages, en même temps qu’elle reprend les mots reçus de l’amie, le temps qu’il fait, et les étapes du cancer du sein d’abord sous-estimé, puis aggravé.

    « Le poème est un flacon de larmes
    artificielles et bienfaisantes.
    Je l’ouvre trois fois par jour, verse quelques gouttes sur moi-même,
    stratégie palliative, discipline minuscule,
    un mot après l’autre, mais
    ce sont tes mots, Margarida,
    que l’aube me voit relire
    avec mes larmes de la veille. »

    Un tel récit ne se résume pas. On le lit souvent le cœur serré, on sourit quand les échanges entre les deux amies se font joueurs. Caroline Lamarche raconte le quotidien, les lectures, écritures, rencontres, les saisons. Elle déroule le fil de leur amitié, s’arrête aux instants précieux d’un mot, d’un geste. D’autres vers de Beckett se glissent dans le texte, toujours à la pointe de l’exactitude. Les deux amies savent l’issue fatale, mais entretiennent leur lien autant que possible.

    Lamarche, notre contemporaine, je l’ai découverte comme beaucoup en 1996, quand le prix Rossel lui a été attribué pour Le jour du chien. On peut lire sur Objectif plumes sa biographie et un portrait par Jeannine Paque dans Le Carnet et les Instants sous le titre : « Caroline Lamarche : une subversion sans tapage ». A la Wittockiana, j’avais admiré la manière dont Kikie Crèvecœur avait illustré ses Trognes pour un livre d’artiste. Le très beau Cher instant je te vois incite à pénétrer plus avant dans son œuvre.

  • Devant la vie

    A Eugenio Scalfari – Rome

    calvino,le métier d'écrire,correspondance,1940-1985,littérature italienne,écriture,lecture,culture,amitié« Etudier, bosser, se soumettre à une tâche. Plus on sait, mieux c’est. Le génie ne suffit pas. Moi aussi me voici pris d’une fièvre de culture qui va tous azimuts. Malheureusement, paumé ici dans cette ville inconnue, je n’ai pas le loisir de la satisfaire, mais j’essaie de récupérer lors de mes rares parenthèses à San Remo. Moi aussi, j’ai vu les Six personnages par Ricci. Ici la pièce a eu un grand succès ; seule une bande d’excités l’a sifflée depuis le poulailler. Je faisais partie de ces excités. Sifflé ce bouffon de Ricci, bien sûr, pas Pirandello. Pirandello c’est du solide, je l’avais lu et relu et médité et je ne l’ai pas encore bien digéré mais ils sont peu nombreux ceux qui peuvent dire qu’ils l’ont vraiment digéré. Mais même si je lui découvre toujours une nouvelle qualité, je ne parviens pas à réduire la distance qui nous sépare. Dentone lui aussi m’a écrit qu’il l’a vue et ajoute : la philosophie n’est pas la poésie et elle ne fait pas rêver. Il n’a peut-être pas tort. Mais on part dans tous les sens : ce que j’ai à te dire est tout autre chose, et le savon que tu vas prendre est bien plus grave. Quand donc auras-tu fini de prononcer des phrases comme celles-ci : « tous les moyens sont bons à condition de réussir », « suivre le courant », « se conformer à l’époque » ? C’est ça les idées d’un jeune homme qui devrait se présenter devant la vie avec pureté d’intention et sérénité quant à ses idéaux ? »

    Italo Calvino, Le métier d’écrire (lettre écrite de Turin, 7 mars 1942)

  • Le métier d'écrire

    Correspondance / 1 (1940-1985)  

    La Correspondance d’Italo Calvino publiée sous le titre Le métier d’écrire (traduite de l’italien par Christophe Mileschi et Martin Rueff, 2023), comporte une sélection de plus de trois cents lettres sur le millier disponible aujourd’hui. Martin Rueff : « En somme, Calvino avait de solides idées sur ce qu’est un écrivain : un homme qui écrit. Le sujet importe peu, seul importe l’acte. Et l’acte, c’est l’écriture. » (Préface)

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    1940-1985 : 45 ans de correspondance entre la première lettre (en juillet 1940, il n’a pas encore dix-sept ans) et la dernière (en août 1985, à presque soixante-deux) écrite un peu avant « un ictus » puis sa mort à Sienne. Les lettres peuvent être regroupées en cinq périodes : « L’entrée en guerre et l’entrée en littérature » (les seules que j’aie lues jusqu’à présent) ; « La boutique Einaudi, le Parti et les premiers succès » ; « Une seconde naissance » ; « Ermite à Paris » ; « Rome ».

    Quand il écrit à ses parents, installés à San Remo, Italo Calvino donne des nouvelles factuelles de ses activités, des lettres reçues ou des cartes postales envoyées, puis de ses études d’agronomie à Turin, des livres de cours à acheter, des problèmes de pension... La plupart des lettres de sa jeunesse reprises ici vont à Eugenio Scalfari, qu’il tient au courant de la vie de leur bande d’amis, du Guf (Groupes universitaires fascistes), et en particulier de « cet Italo Calvino qui entendait devenir un écrivain célèbre […] entré dans un très profond sommeil ».

    Il lui décrit avec humour son quotidien, sa chambre, sa métamorphose en spectre ailé qui vole jusqu’à son « cherEugène » [sic] pour lui reprocher ses fréquentations à Rome. Quant à leur obligation de se rendre auprès de la milice universitaire à des rassemblements en uniforme – « cette institution absurde », « une humiliation quadrihebdomadaire » –, ses amis et lui ne s’y présentent pas, même avertis du danger qu’ils courent, puis y vont pour présenter leur démission.

    Cette servitude les dégoûte, mais ils finiront par s’y plier. Calvino rassure ses parents inquiets en fréquentant tout de même « les leçons du cours militaire ». Dans ses lettres à Eugenio, il recourt systématiquement aux périphrases pour désigner « la funeste institution ». Mais il préfère l’entretenir d’art et d’écriture et le presse de choisir : ou bien faire l’artiste et se mettre à écrire ou bien faire l’homme politique. Lui-même a donné deux de ses récits à une vieille écrivaine russe (Olga Resnevic) qui en a trouvé un bon, l’autre moins bon, et conseillé de « raconter des choses, des milieux, des personnages étudiés d’après nature ».

    Calvino soigne ses entrées en matière épistolaires. Un exemple : « aujourd’hui c’est le sept mars [1942] et je me trouve à Turin, façon élégante et originale d’écrire la date / [blanc] / Epître polémique à l’ami Eugénio / [blanc] / C’est beau d’avoir un ami qui est loin et qui vous écrit de longues lettres pleines de foutaises et de pouvoir lui répondre par de longues lettres pleines de foutaises […] ». Idem, de temps en temps, pour la signature : « AGRONOMUS SED FIDENS » ou « Volcani loti » (anagramme).

    Bref, malgré l’époque et ses vicissitudes, la correspondance des premières années 1940 est traversée du souffle de la jeunesse. Lectures, actualité théâtrale, récits écrits ou en cours d’écriture, Calvino le futur agronome s’en soucie beaucoup plus que de la préparation de ses examens. Et quand Eugenio lui parle d’articles publiés dans des revues fascistes, il met les choses au point :

    « A PROPOS DE CERTAINS DILEMMES A LA CON
    Artiste, on l’est ou on ne l’est pas. Si on ne l’est pas, on ne peut pas y prétendre. Si on l’est on peut faire l’artiste, mais aussi le ferblantier ou l’écrivain politique, et rester artiste quand même. Tu crois qu’être écrivain, politique ou artiste sont des professions proches parce que l’une et l’autre requièrent l’usage de la plume, mais entre elles il y a autant de différence qu’entre joueur de saxophone et souffleur de verre. » (Lettre du 11 juin 1942)

    Cette correspondance où l’on trouve aussi des dessins caricaturaux, des vers, révèle le caractère passionné du jeune Italo Calvino et son goût pour l’amitié – « Calvino pratique l’amitié comme une vertu antique » (Norbert Czarny, Ecole des lettres) – et pour la discussion franche : « Nous vivons de gros temps, nous sommes sans aucun doute à un « tournant » et nous brûle l’angoisse de savoir ce qu’il y aura au-delà, l’angoisse de pouvoir le construire de nos mains cet au-delà. Il vaut la peine de vivre. » (Lettre du 16 juin 1943)

    (A suivre)

  • Un skieur

    « Un peintre suisse du monde d’hier, Cunio Amiet, avait représenté, au début du XXe siècle, un skieur dans un paysage de neige : un point dans une nappe blanche, jaune plus exactement, enfin couleur de chair puisque la neige est la peau du ciel équarrie sur la Terre.

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    Cunio Amiet, Paysage de neige, 1904, huile sur toile, 178,5 x 236,2 cm, Paris, Musée d’Orsay.

    Je voulais devenir ce personnage : une présence sans valeur dans un monde sans contours. Le voyage deviendrait un déplacement dépourvu de finalité, suspendu dans le monochrome. Ce serait l’action pure, parfaitement réduite à son seul accomplissement. Il y aurait la sueur, le silence et la trace. Les portes s’ouvriraient. J’entrerais dans le vierge, dilué. »

    Sylvain Tesson, Blanc (Le cinquième jour)

  • De Menton à Trieste

    « A ski, nous poursuivions un rêve d’enfant : l’école buissonnière géante. » « Nous », ce sont Sylvain Tesson, l’auteur, et Daniel du Lac, un grimpeur et un guide sûr en haute montagne. Blanc raconte leur traversée des Alpes en quatre hivers, de 2018 à 2021 (vers mars-avril). Une carte au début du livre retrace leur périple, de Menton à Trieste.

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    Photo Skibylletour

    Départ le 8 mars 2018 : « De Menton à Olivetta par le col du Berceau, 13 kilomètres et 1300 mètres de montée. » En tête du récit de chaque journée (85 au total), le chemin parcouru est ainsi délimité, puis commenté en peu de pages. Le rendez-vous avec la neige a lieu le deuxième jour, à 1600 mètres. Le troisième, Tesson laisse tomber son bâton « dans les rochers, 100 mètres en contrebas » ; du Lac le lui ramène – « quinze ans que nous courions les montagnes ensemble ». Ils pratiquent l’escalade comme « meilleure échappée à l’ennui. » – « Le mouvement résout tout. »

    Le septième jour, le duo de départ rencontre un skieur de haute taille dans un refuge. Philippe Rémoville, parti de Nice une semaine plus tôt, se présente. Il  traverse les Alpes, seul, et ajoute : « J’ai appelé mon voyage « Sur les chemins blancs » en hommage à un type qui a traversé la France à pied et écrit un récit : Sur les chemins noirs.
    – C’est moi, dis-je.
    – C’est drôle, dit du Lac.
    – C’est fou, dit Rémoville. » Ils seront désormais trois « dans le Blanc ».

    Pour Sylvain Tesson, le Blanc est une « substance », leur traversée « le voyage absolu, une flottaison dans une idée de paysage. » Cela demande des ressources intérieures : réciter des poèmes, se rappeler des visages, des peintures, chanter… Et de l’humilité mêlée à la persévérance : il connaît ses limites physiques et ses douleurs. Depuis son accident à Chamonix, il ne boit plus d’alcool, il a moins d’équilibre. « Le Blanc unifiait le monde, désagrégeait le moi, anesthésiait l’angoisse, augmentait l’espace, évanouissait les heures. » Au refuge, prendre le soleil, se réchauffer de thé noir, fumer un cigare Toscano, ouvrir un livre dont quelqu’un s’est délesté, se reconstituer après l’effort – ce sera leur rituel.

    « Les skis coupaient la soie. » En général, c’est du Lac qui « trace », d’instinct, tandis que Rémoville, ingénieur, « calcule ». Ils se complètent. Montées, descentes, le rythme exerce une sorte d’hypnose. Quand ils apprennent la mort du Dr Cauchy, urgentiste emporté par une avalanche, ils s’octroient un jour de repos, vu l’accumulation de neige trop dangereuse. Il leur faudrait composer davantage avec les aléas de la météo – le vent, le brouillard, le froid, la tempête même –, mais ce sont des obstinés et rares sont les renoncements, quitte à faire demi-tour.

    Repartis de Val d’Isère en 2019, ils retrouvent les épreuves et les beautés de la piste, « par les pentes et par les crêtes ». Dans son carnet, Tesson s’invente un blason en quatre mots : « substance, patience, tempérance, alternance. » A Chamonix, ils s’équipent de couteaux, de crampons pour la glace. Un jour, il leur faut descendre 200 mètres en rappel, avec une corde de 60 mètres. Sentiment de gratitude ensuite : « La montagne nous avait laissés vivre. »

    Certaines rencontres sont fortes : l’humilité du chanoine Raphaël qui sert la soupe à l’hospice du Grand-Saint-Bernard interpelle Tesson. Au refuge Nacamuli, quelqu’un se mêle à leur conversation sur la montagne dans la peinture : Pierre Starobinski, fils de Jean Starobinski, guide de haute montagne et galeriste, publie aussi des livres d’art. « Ainsi réalisait-il ce mariage auquel j’aspirais tant entre le muscle et l’âme, la vie sauvage et les raffinements de l’esprit. »

    A maintes reprises, Sylvain Tesson décrit comment « la neige sert de réflecteur à l’Imaginaire », véritable « réservoir hypnotique ». Il « voit », par exemple, le visage d’une fille « blanche blonde et bleue » (celle à qui il dédie le livre). Le jour où, au dernier col, il aperçoit le Cervin, il admire sa perfection avant de descendre à Zermatt. Là ils vont s’incliner sur la tombe de Whymper, « le plus grand alpiniste du XIXe siècle » puis, à l’auberge, chercher des réponses à la grande question qui les habite : « Pourquoi grimper sur les montagnes ? »

    En 2020 et 2021, les revoilà – « les mêmes, au même endroit, un peu plus tard », une didascalie de Feydeau – avec la pandémie en trouble-fête. Lutte quotidienne contre la douleur, l’angoisse, la fatigue. Joie de les surmonter, de découvrir les Alpes d’en haut, par-dessus les frontières, et enfin, d’arriver au but, à Trieste (la ville de Paolo Rumiz, qui a traversé l’Europe à la verticale et, en zigzag, les Alpes et les Apennins).

    Les familiers de la haute montagne se régaleront des aléas sportifs de l’entreprise. De jour en jour, même si le paysage change, Blanc suit un schéma forcément répétitif, dans l’action comme dans la réflexion. Tout en me sentant très éloignée de ce goût de l’effort à tout prix et de jugements de Sylvain Tesson parfois aussi raides que certaines pentes, j’ai lu ce récit, moins inspiré dans l’ensemble, avec curiosité et goûté ses observations et ses digressions.