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Culture - Page 114

  • Chez les Demoiselles

    Sans rien savoir d’Anne-Gaëlle Huon, j’ai mis la main sur Les Demoiselles à la bibliothèque. D’une lecture à l’autre, surtout en cette période peut-être, j’aime changer d’univers, alterner profondeur et légèreté, réflexion et divertissement. Les premiers titres de cette romancière (°1984) misent sur la sympathie : Le bonheur n’a pas de rides, Même les méchants rêvent d’amour. Elle vient de prolonger Les Demoiselles dans Ce que les étoiles doivent à la nuit.

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    L’espadrille Don Quichosse © Marie Montibert (source : Guide du pays basque)

    Ici Rosa, la narratrice, vit à Mauléon (Mauléon-Licharre, capitale de l’espadrille en pays basque) et s’adresse à celle dont elle vient de découvrir la photo dans le journal : « Liz Clairemont, la chef préférée des Français ! » : « La dernière fois que je t’avais vue, c’était devant la maison des Demoiselles. Tu avais quatre ans et un ours en peluche dans les bras. »

    Flash-back. A quinze ans, Rosa, un peu boiteuse, et sa sœur Alma, seize ans, quittent Fago, le village espagnol des Pyrénées où elles vivent pauvrement chez leur grand-mère, Abuela. Elles ne sont pas les premières, en octobre 1923, à cheminer dans la montagne pour tenter leur chance en France où on appelle ces jeunes filles aux cheveux nattés et habillées de noir les « hirondelles ». Il fait froid, la route est dangereuse, il faut éviter les gendarmes.

    Pascual, qui leur montre par où aller, ne compte pas s’arrêter en France, il veut aller en Argentine. Quand un orage les surprend, ils tâchent de se mettre à l’abri, mais une roche se détache et emporte Alma dans le vide – Rosa hurle et ne peut plus avancer. C’est Pascual qui la porte sur son dos jusqu’à Mauléon, où elle loge chez Carmen, qui a fait ce voyage pour la troisième fois.

    Elle lui a bien indiqué de dire qu’elle a dix-huit ans pour être engagée à l’atelier Guerrero où travaillent des dizaines d’ouvrières. Sancho, le contremaître, petit et bedonnant, l’accepte en grognant, pourvu que Carmen lui montre comment faire. Rosa sera monteuse, comme elle. Les Espagnoles sont payées à la pièce : « huit sous le paquet de cinq douzaines d’espadrilles ».

    A la boulangerie, une vieille dame, l’institutrice, remarque le coup d’œil de Rosa au livre qu’elle tient à la main. Mlle Thérèse lui rappelle Abuela. Elle va lui prêter un abécédaire illustré d’aquarelles, où Rosa apprendra ses premiers mots de français. Au chaton noir qu’elle décide de prendre avec elle, malgré qu’il lui manque une oreille, elle donne le nom de Don Quichotte.

    Mais à l’atelier, le travail est éreintant, sa première paie insuffisante, sous prétexte qu’elle est nouvelle. Difficile de tenir tête à Sancho, toujours à hurler, à harceler Carmen. Rosa la suit un soir dans la nuit et découvre qu’elle se rend chez une avorteuse, Sancho l’a mise enceinte.

    Une jolie Française s’installe un jour à la fabrique près de Rosa, alors qu’en général, Espagnoles et Mauléonaises ne se mélangent pas. Colette, vingt ans, très douée, lui montre comment travailler mieux pour être mieux payée. Elle habite le village voisin, chez Mlle Thérèse. Elle ose répondre au contremaître qui veut leur imposer le silence : « Nous sommes payées à la pièce, monsieur. Mais certainement pas pour nous taire. »

    La belle et joyeuse Colette va devenir la grande amie de Rosa. Quand Carmen, dont la grossesse a continué, l’accuse de lui avoir porté malheur avec son chat du diable et la chasse de la maison, Rosa marche jusqu’à Chéraute, chez l’institutrice, et découvre derrière sa porte une maison comme elle n’en a jamais vu : rideaux de velours, potiches chinoises, lustre à pampilles… Les Demoiselles vivent là dans un décor raffiné : Mlle Thérèse, Colette en peignoir satiné, Véra, grande et brune, plus âgée – une allure de reine – y sont servies par un noir élégant, Lupin. Pour la première fois, Rosa dort seule dans un lit.

    Si vous avez déjà suivi à la télévision un épisode de « Miss Fisher enquête », vous visualisez sans doute les délicieuses tenues rétro de la détective qui sait user de ses charmes. J’ai pensé à cela quand Anne-Gaëlle Huon décrit la garde-robe et le mode de vie des Demoiselles à l’intérieur de leur maison ou quand elles organisent des sorties mondaines. Colette relie ces deux mondes : celui des Demoiselles soupçonnées de mœurs légères et celui des hirondelles qu’elle côtoie à l’atelier.

    En même temps que se déroule la vie de Rosa, qui a un bon coup de crayon et imagine des modèles d’espadrilles bien plus affriolants que le modèle basique, Les Demoiselles dévoilent peu à peu les personnalités de ces femmes sans mari qui connaissent très bien la vie et savent dissimuler leurs blessures. A leur contact, Rosa va prendre de l’assurance. Une histoire où le romanesque se mêle aux réalités sociales, celles du travail et de la condition des femmes au début du vingtième siècle, dans un contexte méconnu et bien rendu.

  • Légende d'amour

    parc josaphat,schaerbeek,la fontaine d'amour,source,sculpture,mon de rijck,marbre,légende,cultureParmi les sculptures du parc Josaphat, en voici une jamais montrée sur ce blog : La Fontaine d’amour. Non loin de La Laiterie, cette œuvre en marbre de Carrare et marbre gris illustre la légende d’une source du parc ainsi nommée. On y voit la jeune Herlinde, désespérée d’attendre là, jour après jour, son beau chevalier Théobald, malgré ses promesses d’y revenir, se jeter dans la fontaine et s’y noyer.

    Une restauration vient de rendre son éclat à cette sculpture contemporaine, une œuvre de Mon De Rijck (°1943) – l’artiste qui a remporté le concours en vue de concrétiser le don d’un négociant : François De Roy avait légué une somme d’argent à Schaerbeek pour l’érection d’un monument figurant cette légende. La Fontaine d’amour a été inaugurée en 1988.

    Mon De Rijck, La Fontaine d’amour, marbre, 1988, parc Josaphat, Schaerbeek,
    13/1/2022 (Balades de janvier)

  • Balades de janvier

    Pourquoi pas une poignée de porte pour ouvrir ce premier billet balade de 2022 ? Je m’étonne, je me réjouis chaque fois que je me promène dans mon quartier et que j’y vois soudain, alors que je suis passée là mille et une fois, un détail jamais remarqué et pourtant remarquable. Cette fois, c’était peut-être à cause du soleil, si bas à cette saison, qui en ce premier jour de l’an faisait briller une poignée jaunie par le frottement des mains, joliment sculptée en forme de poisson.

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    La lumière est magicienne, j’en suis persuadée. Elle cache, elle montre, elle révèle. Voyez cette belle maison art nouveau que nous ne manquons jamais d’admirer au passage. Du côté ombre de l’avenue à cet instant, l’harmonie de sa façade était particulièrement mise en valeur. Quel accord en douceur entre ses briques claires et les bandeaux de pierre bleue, les reliefs des contours de porte et de fenêtres (des jolis nœuds du haut aux volutes du bas) éclairés juste comme il le fallait.

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    Un autre jour, le soleil allait bientôt se coucher sur la campagne quand au bord de la route – nous avions évité les chemins détrempés après une série de jours pluvieux –, ces deux autruches se sont tournées vers nous. Dans ce coin du Brabant flamand, les chevaux ont souvent remplacé les vaches d’autrefois. Verrons-nous se multiplier ces drôles de volatiles ? Impressionnant, leur regard noir.

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    Vous aurez deviné, si vous avez l’habitude de visiter ce blog, quel est le parc schaerbeekois que voici par un beau jour de janvier. Les jardiniers communaux ont bien travaillé cet hiver, le parc Josaphat a belle allure après la taille, le ramassage des feuilles, le nettoyage autour des étangs. Par un jour sans vent, ceux-ci offrent de jolis jeux de miroirs.

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    Et qu’apercevons-nous sur ces nouveaux abris flottants destinés aux canards, avec deux maisonnettes ? Des oiseaux que nous n’avions jamais vus ici : on dirait bien un couple de cormorans. Un coup d’œil à la belle galerie du photographe Philippe Massart permet d’apprécier la variété des oiseaux à observer au parc et dans les parages.

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    En revenant sur nos pas, nous n’avons plus trouvé les cormorans au même endroit, mais sur un autre étang. A peine ressortis de l’eau où ils allaient chercher leur pitance, ils replongeaient si vite qu’il était fort difficile de prendre une bonne photo. La lumière, magicienne et malicieuse, nous jouait des tours.

  • Peindre l'âme russe

    L’exposition Ilya Répine va bientôt s’achever à Paris. Elle aura mieux fait connaître en France l’œuvre du grand peintre russe. Pour Stéphanie Cantarutti, conservatrice en chef du Petit Palais et commissaire de l’exposition interrogée dans le hors-série de Beaux Arts Magazine, celle-ci ne peut que passionner « ceux qui aiment Tolstoï ou Tourgueniev ou les Ambulants, incarnation d’une certaine idée de l’âme russe ».

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    A l'entrée de la maison-musée de Repino (en 2005),
    copie de l'autoportrait de Répine peint en Italie, à 43 ans (1887, Galerie Tretiakov) 

    En 2005, j’ai eu le plaisir de visiter la belle maison-musée du peintre, à une cinquantaine de kilomètres au nord de Saint-Pétersbourg : Ilya Répine (né dans l’actuelle Ukraine en 1844) a vécu là jusqu’à sa mort en 1930. La ville de Kuokkala, finlandaise jusqu’à la seconde guerre mondiale, ensuite soviétique, a été rebaptisée Repino en 1948 en l’honneur de ce grand artiste.

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    La maison-musée de Répine, Les Pénates (Repino, 2005)

    La maison en bois que le peintre a fait construire au début du XXe siècle, « Les Pénates », est surmontée de toits de verre étonnamment pointus, à la fois pour la lumière et pour empêcher que la neige s’y accumule. Dans cette toiture complexe, on remarque même une fenêtre en forme de fer à cheval. C’est une demeure chaleureuse, pleine des objets familiers, de photos et de toiles, entourée d’un parc paysager. Dans chaque pièce, on avait posé des bouquets de fleurs des champs.

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    La table de la salle à manger où l'on ne servait que des plats végétariens,
    sous l'influence de Tolstoï (Repino, 2005)

    Les fenêtres de l’atelier donnent sur des arbres, j’en garde le souvenir d’une pièce inspirante. L’autre clou de la visite est la salle à manger où Répine et sa femme recevaient leurs invités autour d’une grande table ronde. Pas de domestiques, par principe. Les assiettes étaient disposées autour d’un plateau central surélevé et tournant, ainsi chacun pouvait respecter la règle de n’être servi par personne d’autre que soi-même. Pour celui qui y dérogeait, la sanction consistait à monter sur une petite tribune d’où il devait prononcer un discours !

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    Ilya Répine, Les Haleurs de la Volga, 1870-1873, huile sur toile, Saint-Pétersbourg, Musée russe

    A propos des Haleurs de la Volga, son premier tableau célèbre, on peut lire sur Russia beyond : « Ce n’était pas une masse grise insignifiante : chaque personnage avait son attitude, son caractère, son existence propre. Les hommes, dans leur effort commun, formaient un groupe qui marchait vers le spectateur comme pour briser les frontières de l’espace. Le tableau, envoyé en 1873 à l’Exposition universelle de Vienne, y a décroché une médaille d’or. »

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    Ilya Répine, Quelle liberté !, 1903, Saint-Pétersbourg, Musée russe

    L’art d’Ilya Répine est réaliste, sans académisme. Au Musée russe de Saint-Pétersbourg, j’ai admiré ses fameux Haleurs (anciennement Les Bateliers de la Volga). Et aussi Quelle liberté ! (1903, intitulé « Quel espace ! » dans le catalogue du musée), un joyeux couple d’étudiants dansant dans les vagues, une scène à laquelle un critique avait reproché alors son manque de réalisme, le jugeant plutôt allégorique.

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    Ilya Répine, 17 octobre 1905, 183 x 2323 cm, Saint-Pétersbourg, Musée russe
    (manifestation populaire qui fête la promulgation d'une nouvelle Constitution démocratique)

    En plus des sujets historiques et religieux, Répine a peint le peuple russe dans sa vie quotidienne, dans la pauvreté comme dans la fierté, d’où son surnom de peintre de « l’âme russe ». Né à l’époque romantique, ce concept a été « porté par le grand élan universaliste et spiritualiste qui souleva alors toute l’Europe » (Alain Vircondelet, Peindre l’âme russe). Ecrivains, musiciens et peintres cherchent alors à exprimer l’identité et la spécificité de la  Russie.

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    Ilya Répine, Libellule (sa fille Vera à 12 ans), 1884, Galerie Tretiakov, Moscou
    Ilya Répine, Nadia Repina, 1881, Musée Raditchev, Saratov
    Ilya Répine, Youri enfant, 1882, Galerie Tretiakov, Moscou

    Ilya Répine est un remarquable portraitiste, un « stakhanoviste du portrait », écrit même Rafael Pic dans le hors série : il a renouvelé le genre en Russie. S’il a représenté ses proches dans des poses libres – ses filles Véra (Libellule, 1884) et Nadia (en rose et blanc, 1881), son fils Youri assis dans les plis d’un tapis (l’affiche de l’expo parisienne, 1882) –, il a peint des gens de tous les milieux, de nombreux compositeurs, dont Moussorgski juste avant sa mort, des écrivains, des grands personnages de son temps.

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    Ilya Répine, Léon Tolstoï labourant, 1887, Moscou, galerie Trétiakov

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    Ilya Répine, Léon Tolstoï au repos dans la forêt, 1891, Moscou, galerie Trétiakov

    Son amitié de trente ans avec Tolstoï, que Répine a rencontré en 1880 (il avait 36 ans, Tolstoï 52), nous vaut les nombreux et magnifiques portraits de l’écrivain de Iasnaïa Poliana. Il rend la puissance de son regard, la fougue de ce prophète à longue barbe qui porte secours aux affamés, marche pieds nus dans la forêt, laboure lui-même avec deux chevaux… « Répine a contribué, plus que tout autre peintre, à fixer la légende tolstoïenne. » (Rafael Pic)

  • Comme des îles

    michel serres,yeux,essai,littérature française,vision,émerveillement,caverne,verne,nature,culture« Aussi profondément qu’aient plongé mes pensées ou les idées d’autrui que j’ai pu partager, quelque ivresse que m’aient prodiguée certaines découvertes ou les grandes inventions que j’ai pu comprendre, aussi musicales que mes phrases aient sonné ou les beautés créées que j’ai pu contempler, aussi parfaits qu’aient pu se présenter des bonheurs, j’ai toujours su, d’intuition souveraine,  que ces événements advenaient comme des îles pour qui navigue et que, sous cette rareté qui pouvait manquer, existait une table, un socle, un appui continu, comme une sûreté paisible et douce où la beauté toujours présente est l’autre nom de la lumière intelligente et de la joie. »

    Michel Serres, Yeux

    Photo de Michel Serres © Manuel Cohen/AFP (Sciences et Avenir)