Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

écologie - Page 2

  • Un chien à sa table

    En apprenant le prix Femina attribué à Claudie Hunzinger pour Un chien à ma table, j’ai pensé à Bambois, la vie verte, lu dans les années septante, première lecture « écolo ». Une dizaine de livres ont été publiés depuis lors chez Grasset, parmi lesquels La Survivance (2012) paraît proche de ce roman-ci. Je m’attendais à y trouver une bonne dose de radicalité, mais pas autant de désespoir ou, disons, de divorce avec la société. Comme la perception du monde a changé en un demi-siècle !

    claudie hunzinger,un chien à ma table,roman,littérature française,écologie,montagne,nature,culture,couple,vieillesse
    Hunzinger vue par Françoise Saur (2 juin 2012) © Claudie Hunzinger, Françoise Saur

    Dès le début, chaque mot est posé au plus juste : une femme « assise au seuil de la maison face à la montagne de plus en plus violette », ressent la présence des végétaux, des roches, de l’air annonçant la pluie, tandis qu’une ombre approche au crépuscule. « Il y a un chien, ai-je crié à Grieg qui se trouvait dans son studio situé à côté du mien, à l’étage. Chacun son lit, sa bibliothèque, ses rêves ; chacun son écosystème. Le mien, fenêtres ouvertes sur la prairie. Le sien, rideaux tirés jour et nuit sur cette sorte de réserve, de resserre, de repaire, de boîte crânienne, mais on aurait pu dire aussi de silo à livres qu’était sa chambre. »

    Ils sont deux à se tenir compagnie depuis près de soixante ans, deux à observer le chien haletant et tremblant qui s’est réfugié à ses pieds, roulant sur le dos, le ventre « piqueté de tétons ». Un nom lui vient « en un éclair » : « Yes ». La chienne, une race de berger selon Grieg, a été salement maltraitée. Pas de tatouage, des tiques, un bout de chaîne métallique cassée autour du cou. Elle vide une assiette, une gamelle d’eau, en vitesse, puis file au dehors.

    Claudie Hunzinger décrit peu à peu l’endroit où Grieg et Sophie se sont installées trois ans plus tôt, aux Bois-Bannis : une ancienne bâtisse sur un replat, là où la moraine s’est immobilisée « des millénaires auparavant ». Forêts, lisières, clairières offrent « des réservoirs de baies, de moelles, de sèves et de sucs puissants ». Pour le reste, le supermarché de temps en temps.

    Et les voilà à se raconter les chiens de leur vie, de Perlou, la première, jusqu’à Babou, morte trois ans plus tôt. Grieg avait aimé les chiens « à responsabilité, nobles, dressés à la conduite des troupeaux », devenus ensuite « des amis désœuvrés qui logeaient à la maison ». – « Alors, comme ça, tu aurais voulu un chien à toi, a repris Grieg, un secrétaire pour écrire la biographie de Sophie Huizinga ? »

    Il adore l’appeler « écri-vaine », avec un « tiret subliminal », pour la titiller, ou « ma Biche » dans les bons jours. Son affaire à lui, c’est la lecture – « habitant dans les livres, survivant grâce à la littérature ». Elle, elle écrit, et surtout elle sort : « je voulais le dehors, sans cesse aller dehors, pleuvoir, neiger, pousser, tourbillonner à gauche, à droite. »

    Son sac, sa parka, ses Buffalo aux pieds pour la première fois, elle se rend à Lyon où on l’a invitée à parler de son dernier livre, Les Animaux. Passé, présent, le récit ne s’encombre pas de transitions, le puzzle d’une vie se dessine, de la découverte de la maison et de la prairie en fleurs – « fragment d’holocène négligé par le capitalisme » – au TGV où elle se prépare à parler pour les arbres et pour les bêtes, de son « histoire vue par une femme qui déplace le centre vers les marges et les caches profondes sur le point de s’effondrer elles aussi ».

    Pas d’altérité, pour elle, face au monde animal, une « connexion immédiate et totale » : « née comme ça », Sophie s’est ressentie longtemps « comme une anomalie, pas née dans la bonne espèce ». Consciente, à la fin de la rencontre littéraire, d’avoir brouillé les frontières en portant ces « grolles monstrueuses » (les mêmes que celles de Brigitte Fontaine), elle se sent au début d’un processus de réveil, après quelques mois à traîner, et se réjouit d’explorer encore la montagne, malgré les limites de l’âge. Au retour, Grieg l’attend devant la maison, la petite chienne hirsute à ses pieds : Yes est revenue, joyeuse, joueuse.

    Un chien à ma table est le roman d’un compagnonnage entre elles deux, entre eux trois, sans compter l’ânesse, de jour et de nuit, puisque Grieg qui jusqu’alors dormait dans sa chambre lui a proposé de dormir ensemble. Elle leur a fabriqué en bas un sommier avec des paquets de journaux (Le Monde) empilés entre quatre planches, énorme lit conjugal où Yes, très vite, trouve sa place.

    Leur maison est un abri où affronter le chaos du monde et aussi leur vieillesse. Un centre autour duquel explorer tout ce que vivent la flore et la faune, en ces temps où « la sixième extinction animale de masse est en cours ». Observer la terre et le ciel, épier voire accueillir les rares passants. Un mode de vie ramené à l’essentiel, à l’écart, dans une grande méfiance de la société. Ecrire pour dire ce que signifie « être au monde intensément ». Les livres comptent énormément pour eux deux.

    Nourri de vécu, de lectures, d’immersion dans le monde vivant, Un chien à ma table (titre inspiré par Un ange à ma table de Janet Frame) est un roman déroutant, provocateur, magnifique. La vie s’y réinvente au contact d’une chienne attachante, en liberté.

  • Un faux erratum

    Jean-Marc Jancovici est un des fondateurs de l’association « The Shift Project » (le projet de changement), un mouvement citoyen « à la fois lobby et groupe de réflexion » (La Libre Belgique). Sous la rubrique « Planète », Valentine Van Vyve y signait lundi un reportage sur les Shifters, qui ont pour objectif de « bâtir le plus rapidement possible une économie décarbonée », une association née en France et aussi active en Belgique, à l’occasion d’un rassemblement sur le campus du Solbosch (Université Libre de Bruxelles).

    Jancovici Blain mere-nature.jpeg

    Libération vient de consacrer un dossier de quatre pages au succès du Monde sans fin (14 & 15/1/2023), un succès qui dérange. On y apprend que cette bédé a été victime d’une attaque inédite juste avant les fêtes : « de faux représentants de la maison d’édition Dargaud ont démarché des librairies pour faire insérer dans l’ouvrage un texte contestant les thèses défendues par l’auteur. »

    Pour se forger une opinion sur Jancovici, « le mieux est encore de se plonger dans l’un de ses nombreux ouvrages » (Gilles Toussaint, Dans l’ombre de « Janco », LLB, 16/1/2023). Ou de suivre ses conférences

    P.-S. Voici, pour alimenter le débat, le lien vers le dossier Jancovici publié par Reporterre. (22/1/2023)

  • Le monde sans fin

    Le monde sans fin (2021), bande dessinée où Jean-Marc Jancovici, ingénieur polytechnicien, répond aux questions du dessinateur Christophe Blain (dans le rôle de Candide), propose une analyse globale de l’état du monde et des grands motifs d’inquiétude pour l’avenir. Comment agir efficacement contre le réchauffement climatique ? Où mène le développement économique prédateur de ressources non renouvelables ? Sommes-nous irrésistiblement piégés dans la spirale désastreuse de la fuite en avant et de la croissance à tout prix ? L’intérêt du grand public se lit dans le succès de ce livre, « le plus vendu de l'année 2022 en France » selon Wikipédia.

    jancovici,blain,le monde sans fin,bande dessinée,vulgarisation,énergie,économie,climat,société,changement,science,écologie

    J’ai parlé ici de La décroissance heureuse de Maurizio Pallante, du plaidoyer pour la localisation d’Helena Norberg-Hodge, du défi de la surpopulation sur notre planète ou encore d’Ethique de la considération de Corinne Pelluchon. Dans Le Monde sans fin, une bédé de vulgarisation accessible à tous, cette problématique est abordée à partir d’observations simples et des questions que nous nous posons tous sur le climat, l’énergie, le mode de vie.

    Sur un mode à la fois sérieux et humoristique, « Janco » résume à travers les dessins de Blain comment le développement des transports et de l’industrie a fait passer l’humanité des énergies renouvelables aux énergies fossiles, comment « on a pris l’habitude, avec ce siècle de progrès techniques et de diffusion abondante de l’énergie, de tout contrôler, de repousser les limites. » Il démonte le concept d’énergie dite « verte » : toute énergie devient sale si on l’utilise à grande échelle, de façon massive : « choisir une énergie, c’est arbitrer entre les inconvénients que tu acceptes et ceux dont tu n’as pas envie ».

    Les explications, images et chiffres, sont très claires. Le contenu dense réclame de l’attention, du temps pour digérer l’information. Un exemple simple (p. 29) : 4000 m de dénivelé à vélo en 10 heures demande aux jambes du cycliste une puissance moyenne de 100 W ; l’emploi d’un mixeur à soupe, « 4 cyclistes » ; d’un aspirateur, « 10 cyclistes » ; d’un ascenseur, « 50 cyclistes ». On comprend qu’avec l’emploi des machines, l’homme contemporain « ne peut rien faire d’autre que d’extraire une source d’énergie dans son environnement ».

    Surprise : j’imaginais que le charbon était une source d’énergie devenue secondaire, or son utilisation « n’a jamais baissé depuis qu’on a commencé à se servir de ce combustible ». Bois, charbon, pétrole se superposent sur les graphiques historiques, avant que s’y ajoutent – sans les remplacer – le gaz, l’hydroélectrique, le nucléaire et enfin l’éolien, le solaire et autres renouvelables. Pire : aujourd’hui, « 40 % de l’électricité mondiale provient du charbon », 40 % !

    Les petits gestes comme éteindre la lumière n’ont « rien à voir avec des économies d’énergie significatives », vu tout ce qu’on achète et la façon dont on se déplace. Blain représente « Mère Nature » en femme rousse plantureuse qui nous alerte sur les dangers en cours et à venir. « La pression de l’humain sur la planète augmente aussi vite que la quantité d’énergie disponible », or depuis le début de la révolution industrielle, nous sommes passés de 0,5 milliard d’humains à huit milliards sur terre.

    On découvre que depuis la première convention climat (COP), ce sont les énergies fossiles qui ont le plus augmenté, et le charbon en tête. Agriculture, industrie, transports, alimentation, productions et consommations révèlent une spirale énergivore. L’avion est « le plus gros consommateur d’énergie par personne et par déplacement » : un aller-retour Paris-New York équivaut à « une grande baignoire de pétrole » (300 à 400 l par voyageur), « à peu près la consommation annuelle de quelqu’un qui se sert de sa voiture tous les jours » ! Et cela, faut-il le rappeler, sans taxes sur le carburant.

    La civilisation des villes et des loisirs (dans les pays industrialisés) repose sur un modèle de « société de l’énergie infinie » et de « croissance » mis à mal aujourd’hui. Ce n’est plus une « crise », comme lors des chocs pétroliers ; les ressources de Mère Nature ont bel et bien (si l’on peut dire) commencé à s’épuiser pour de bon. Le réchauffement climatique nous accule à de grands changements globaux – dont l’auteur souligne l’urgence absolue.

    Jancovici dénonce l’obsession aveugle des dirigeants pour la croissance quel qu’en soit le prix, les dérives de la consommation à outrance. Partisan de la décroissance, il défend le recours à l’énergie nucléaire pour atténuer pendant quelque temps l’impact des changements nécessaires et dédramatise la peur qu’elle engendre depuis Tchernobyl et Fukushima : c’est le reproche principal qui lui est fait, ainsi qu’une approche biaisée du renouvelable. Certains écologistes partagent son analyse, d’autres la contestent.

    En ce qui me concerne, il me semble que Le monde sans fin est un livre à lire et à discuter : il a le mérite de montrer et de chiffrer sur quoi repose notre mode de vie d’une manière globale et de nous rendre plus conscients de nos choix. Les dernières pages sur le striatum – en écho aux études de Sébastien Bohler (Le bug humain. Pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l’en empêcher, 2019) – m’ont semblé plus faibles, quoiqu’elles éclairent un peu les raisons de notre envie individualiste (et mortifère ?) de « toujours plus ».

  • L'indicible

    olga tokarczuk,sur les ossements des morts,roman,littérature polonaise,écologie,astrologie,meurtres,william blake,humour,culture« D’une certaine façon, les gens comme elle [l’Ecrivaine], ceux qui manient la plume, j’entends, peuvent être dangereux. On les suspecte tout de suite de mentir, de ne pas être eux-mêmes, de n’être qu’un œil qui ne cesse d’observer, transformant en phrases tout ce qu’il voit ; tant et si bien qu’un écrivain dépouille la réalité de tout ce qu’elle contient de plus important : l’indicible. »

    Olga Tokarczuk, Sur les ossements des morts

  • La gardienne et eux

    Le titre du roman d’Olga Tokarczuk Sur les ossements des morts, publié en 2010 (traduit du polonais par Margot Carlier), est tiré du livre de William Blake, Le Mariage du Ciel et de l’Enfer (1793) – « Conduis ta charrue par-dessus les ossements des morts » – et les épigraphes des chapitres, de ses Proverbes de l’Enfer.

    olga tokarczuk,sur les ossements des morts,roman,littérature polonaise,écologie,astrologie,meurtres,william blake,humour,culture

    « Je suis à présent à un âge et dans un état de santé tels que je devrais penser à me laver soigneusement les pieds avant d’aller me coucher, au cas où une ambulance viendrait me chercher en pleine nuit. » L’autodérision rassure à l’entrée du récit. Je ne m’attendais pas à tant d’humour dans cette histoire qui commence avec des coups frappés à la porte au milieu de la nuit. Son voisin, Matoga, demande à la narratrice de s’habiller : « Grand Pied est mort. »

    « Comment ça, « il est mort » ? » ai-je fini par demander, la gorge serrée, en rouvrant la porte. Mais Matoga ne m’a pas répondu.
    En général, il est très peu loquace. Selon moi, il doit avoir Mercure en Capricorne, un signe de silence, ou bien en conjonction, en carré ou peut-être en opposition avec Saturne. Cela pourrait être aussi un Mercure rétrograde – ce qui est typique pour un introverti. »

    Mme Doucheyko (Janina, qui déteste son prénom et donne un surnom de son choix à chaque personne qu’elle rencontre) est une astrologue passionnée et la gardienne du hameau : elle veille sur les maisons vides durant l’hiver. Grand Pied, Matoga et elle sont les seuls à y vivre toute l’année. Matoga a entendu la chienne de Grand Pied aboyer, vu de la lumière dans la cuisine et il la prévient : « Ça n’est pas beau à voir. » Se frayant un chemin dans la neige derrière lui et sa lampe torche, elle remarque les yeux brillants de deux biches qui les suivent, des « Demoiselles » comme elle les appelle.

    Ils n’arrivent pas à joindre la police par téléphone, juste à capter « la voix tchèque d’un répondeur automatique » (Luftzug n’est pas loin de la frontière). Matoga la convainc de déplacer le cadavre sur le divan et de l’habiller plus dignement, même si elle lui rappelle qu’ils devraient attendre l’arrivée de la police. Apparemment l’homme s’est étouffé avec un os coincé dans la gorge – il reste une tête de biche tranchée et des restes de repas dans sa cuisine.

    L’hiver est difficile sur le plateau avec la neige, le vent, le grand froid, et la route est mauvaise, qui mène jusqu’à Wroclaw ou en Tchéquie. Bien que voisins, Matoga et Mme D. ne sont pas très proches : il est aussi ordonné qu’elle ne l’est pas. Elle n’aimait pas Grand Pied et avait même déposé plainte contre lui pour braconnage ; la police n’y avait pas donné suite, excédée par cette « folle à lier » qui prend la défense des animaux et tient tête aux chasseurs. La gardienne et eux ne sont pas en bons termes.

    Passionnée par la chaîne météo et ses annonces qui divisent la population en « skieurs, allergiques et conducteurs », la narratrice observe les étoiles, enterre les animaux morts, surveille les maisons des Professeurs, de l’Ecrivaine, des Dupuits. Quand elle fait sa ronde dans le paysage noir et blanc, son œil est chaque fois blessé de se poser sur les « ambons », huit tribunes érigées par les chasseurs pour appâter le gibier. 

    Le jour, elle fait ce qu’elle a à faire, malgré ses maux douloureux. Le soir, elle s’occupe de thèmes astrologiques à l’aide d’éphémérides et de livres pour étudier « les ordres de la mort » selon les planètes. Son ancien élève Dyzio, informaticien de la police, lui a offert un ordinateur et vient chaque vendredi lui raconter son travail en cours : il traduit William Blake.

    Une nuit au temps particulièrement exécrable, elle le reconduit en voiture (son « Samouraï ») et ils remarquent une lumière inhabituelle près du col ; ils y découvrent la voiture du chef de la police et son cadavre dans un vieux puits, entouré d’empreintes de sabots. « Dyzio, ce sont les animaux qui se vengent des hommes. » – « Tu es sous le choc. Tu racontes n’importe quoi. »

    Sur les ossements des morts n’est pas un roman policier, mais il s’y produit une série de meurtres mystérieux sur lesquels Mme Doucheyko a sa propre idée. Très observatrice de la nature, du ciel, des animaux et des humains, elle commente tout sous un angle original, inattendu, attentive aux subtiles « corrélations » entre les choses. Matoga lui conseille de ne pas trop ébruiter ses théories, qui pourraient lui causer du tort, elle s’en fiche. Elle ne s’est jamais remise de la disparition de ses deux chiennes, ses « Petites Filles ».

    Olga Tokarczuk campe ici un personnage de vieille excentrique très attachant, malgré ses lubies, voire à cause d’elles. Ingénieure des ponts et chaussées puis institutrice, elle donne encore des cours d’anglais une fois par semaine en ville. Ce roman nous apprend des noms d’oiseaux et d’insectes, des proverbes de Blake et décrit la vie quotidienne d’une retraitée dans ce coin perdu de Pologne où la Tchéquie toute proche semble le pays idéal. S’il y est question essentiellement de la vie et de la mort, c’est à travers une succession de péripéties désolantes et de remarques désopilantes que je me garderai bien de vous dévoiler.

    (Un roman apprécié aussi par Dominique, Claudialucia, Keisha, Marilyne - entre autres.)