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Société - Page 38

  • Le jour du fracas

    Dans Crions, c’est le jour du fracas !, Héloïse Guay de Bellissen, qui sait écrire hors des sentiers battus (Dans le ventre du loup (à présent en Pocket), Le dernier inventeur), raconte avec force ce que peut l’esprit de rébellion à travers deux histoires vraies : celle de la bande dont elle a fait partie dans les années 90 et celle des adolescents du drame de 1866 dans un pénitencier pour mineurs de l’île du Levant, en face d’Hyères.

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    Les ruines du pénitencier sur l'île du Levant (Photo Var Matin)

    La « meute de mômes » d’Héloïse, c’étaient « ceux de la Table » à La Seyne sur mer : fringues fluo, roller, joggings, pulls à capuche, Palladium aux pieds – « On avait une vie colorée et déjà des esprits contrôlés par les marques, la société de consommation nous ouvrait les bras. » Leurs parents avaient connu une société en pleine mutation après la Seconde Guerre mondiale, puis « les vagues de divorces » ont laissé de nombreuses mères au foyer « vraiment seules ».

    « Alors pour nous, les adolescents, ce monde en mouvement qui ressemblait à un ouroboros signifiait clairement qu’il n’y avait pas de futur, même le mot n’existait pas à la Table. » La Table, c’est un banc de pierre circulaire où ils se retrouvaient, Rahan, Don, Seb’s, John et Yoko, Lisa, Romane, Rom’s et Grand Mika, au milieu d’un lotissement. « On détestait le monde entier et en même temps on voulait l’être, l’incarner et lui mettre le feu. »

    Don et Seb’s les y rejoignent un jour après le cours d’histoire que les autres ont séché : « Eh bien, vous avez loupé un putain de cours ! » Les autres ne le croient pas, jusqu’à ce qu’ils leur rappellent leur visite à l’île du Levant l’année précédente : « Ces gamins-là, c’est nous ! Je vous jure ! Mais vous êtes trop cons pour le comprendre ! » Grand Mika récolte en retour une insulte qu’ils ne comprennent pas : « T’es qu’un Boule-de-neige, GROS Mika ! »

    Boule-de-neige était le surnom du petit Léon Cazale à la colonie pénitentiaire. Avec sa sœur, ce gavroche amusait les passants sur les trottoirs toute la journée, pendant que leur mère « recevait » dans l’unique pièce de leur logement ; il volait des fruits, des fleurs à l’occasion et finit par se faire arrêter. Peu avant ses douze ans, il est envoyé en maison de correction sur l’île du Levant. Ce sera lui le narrateur de la vie au pénitencier, où on rééduque les gamins par le travail agricole et une discipline de fer.

    Héloïse Guay de Bellissen reconstitue la vie de ces mineurs sur l’île du Levant et l’incendie de 1866 où treize d’entre eux ont péri, lors d’une révolte fomentée par Condurcer, seize ans, le chef des incendiaires. On découvre comment celui-ci a pris Boule-de-neige en grippe, le considérant par erreur comme un traître à sa cause. C’est Condurcer qui, le jour du drame, emmène les rebelles dans la réserve des cuisines et pousse le cri qui donne son titre au roman : « Enfants ! Crions ! C’est le jour du fracas ! »

    L’alternance des deux récits est très réussie. La romancière raconte les années 1990 dans un langage argotique qui colle parfaitement à ces drôles d’oiseaux bien décidés à ne pas filer droit et à inventer leurs propres codes. Pour l’histoire du pénitencier, elle a opté pour un style classique et cite des extraits du dossier judiciaire. A nous de découvrir les points communs et les différences entre ces deux histoires qui se sont déroulées à plus d’un siècle de distance. Certains s’en sortent, d’autres pas.

    Après le premier confinement, Héloïse Guay de Bellissen a eu envie d’écrire sur la période de sa vie où elle s’est sentie la plus libre. Crions, C’est le jour du fracas ! excelle à rendre la passion de la liberté et l’intransigeance de la jeunesse – on se souvient qu’elle a lu et relu Antigone – tout en montrant les impasses, souvent dramatiques, auxquelles peut mener la rébellion quand on n’arrive pas à trouver une voie possible pour exister.

  • Imagine

    mcdaniel-tiffany-betty.jpg« – Imagine les saisons ici, ma Petite Indienne, m’a-t-il dit en souriant. Tout le reste du printemps, tu vas t’amuser à grimper dans cet arbre, là-bas. (Il a fait un geste en direction du grand chêne des marais tortueux dans la cour.) Ensuite, quand l’été arrivera, tu passeras la journée à manger des tomates dans le premier potager, qui sera là, à cet endroit. (Du doigt, il m’a montré un carré d’herbes hautes sur le côté de la maison.) A l’automne, tu resteras assise sur la véranda à regarder les feuilles tomber. L’hiver venu, tu taquineras les arbres nus en leur disant qu’ils ressemblent tous à des araignées sur le dos. »

    Tiffany McDaniel, Betty

  • Petite Indienne

    Dès sa parution l’an dernier, Betty (traduit de l’américain par François Happe), le roman de Tiffany McDaniel dédié à sa mère, Betty Carpenter, a récolté un succès international. Le poème de Betty au début ne laisse pas de doute sur les malheurs qui ont accablé son enfance.

    MA MAISON DETRUITE

    Donne-moi un mur,
    Je te donnerai un trou.
    Donne-moi une fenêtre,
    Je te donnerai une vitre brisée.
    Donne-moi de l’eau,
    Je te donnerai du sang.

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    © Tiffany McDaniel, Three Sisters, squash, corn, and beans, original painting by Tiffany

    Betty est la sixième des huit enfants d’un père cherokee aux cheveux noirs, Landon Carpenter, et d’une mère plus jeune que lui de onze ans, Alka Lark, aux cheveux blonds. De tous ses frères et sœurs, c’est elle qui ressemble le plus à son père. Elle est sa « Petite Indienne », sa favorite, bien que cet homme « fait pour être père » soit attentif et attaché à chacun de ses enfants.

    L’histoire dramatique de ce couple qui s’est marié en 1938 dans la désapprobation générale est racontée avec force par la romancière américaine : rejet de la famille Lark, difficultés rencontrées par Landon à son travail, quand il en trouve, déménagements nécessaires pour fuir la violence. Mais ce qui éclaire le récit du début à la fin, malgré toutes les horreurs qui s’y succèdent, c’est leur façon de vivre quotidienne en relation avec la nature.

    Les arbres et les plantes, le soleil et les orages, les étoiles, tout ce qui vit autour d’eux vit avec eux. Le père de Betty lui rappelle comment, chez ses ancêtres, les Aniwodi, un clan de créateurs « réputé pour ses guérisseurs et ses sorciers », les femmes possédaient et cultivaient la terre, les hommes chassaient. Les colons blancs ont mis fin à leur société matriarcale et matrilinéaire, renvoyé les femmes des champs à la cuisine.

    « L’âme de mon père était d’une autre époque. D’une époque où le pays était peuplé de tribus qui écoutaient la terre et qui la respectaient. Lui-même s’est tellement imprégné de ce respect qu’il est devenu le plus grand homme que j’aie connu. » Cette omniprésence du monde vivant – animal, végétal, minéral – autour des personnages, mêlée à tout ce qui leur arrive, donne au roman une atmosphère originale, voire magique.

    En épigraphe, une citation tirée de la Bible donne sa tonalité à chaque chapitre. La romancière a magnifiquement doté les enfants Carpenter d’une aura particulière. Betty, la narratrice, a une relation privilégiée avec son père. Ses frères et sœurs le savent, sans rien perdre pour autant de l’amour paternel qui les porte du début jusqu’à la fin. Et c’est lui qui les soutient, quelles que soient les circonstances. La mère de Betty a eu trop à porter elle-même pour venir en aide à ses enfants, même si elle s’y efforce.

    Tiffany McDaniel, la fille de Betty, a mis dix-sept ans à écrire cette histoire de sa famille sur plusieurs générations, qui se déroule dans le sud de l’Ohio où sa mère a grandi, dans les contreforts des Appalaches. Contrairement aux habitants de leur petite ville où ils se heurtent au racisme ordinaire, les Carpenter ne craignent pas trop la malédiction attachée à la maison délabrée où ils ont emménagé. Le père a suffisamment d’histoires à leur raconter pour que la famille y vive avec ses propres mythes.

    Le plus étonnant pour moi, à la lecture de Betty, best-seller abondamment primé où la question du destin des femmes est si présente, c’est qu’à travers une telle succession de souffrances en tous genres, cette romancière américaine née en 1985 parvienne à faire triompher deux thèmes très forts, ici inséparables : le bonheur de cohabiter avec la nature, l’initiation à la bonté.

  • Frankie

    penda diouf,pistes,sutures,théâtre,littérature française,récit de vie,namibie,histoire,culture,colonisation allemande,afrique,frank fredericks,hendrik witbooi« Est-ce à ce moment que mon voyage a commencé ? Lorsque Frankie, sur la ligne de départ, réagissant à l’appel de son nom, lève la main et salue la foule d’un air humble, digne, sans cette assurance toute américaine de celui qui sait qu’il va pouvoir ralentir avant la ligne d’arrivée tellement il domine la discipline. Il ne fait pas le show, non. Il est là pour se battre. Il est là pour allonger ses jambes, happer la piste, grignoter petit à petit l’espace qui le distancie de l’Américain Carl Lewis, du Barbadien Ato Boldon ou du Canadien Donovan Bailey. C’est gagner centimètre après centimètre son droit à monter sur le podium, même en deuxième position. C’est courir, le plus vite possible. »

    Penda Diouf, Pistes…

  • Penda Diouf, Pistes...

    « Te souviens-tu des dunes ? Te souviens-tu des dunes de Namibie ? Te souviens-tu des dunes de Namibie et du roulis du sable sur leur flanc ? De la mélodie de leur flanc ? De l’aine des dunes de Namibie d’où s’écoulent des grains de sable, égrainés un à un, roulant sur eux-mêmes. Précipités dans la chute de reins vertigineuse de la dune, ils brûlent d’impatience de rouler sur le sol, loin de leur point d’origine. » Ainsi commence le prologue de Pistes… (2017) suivi de Sutures, de Penda Diouf.

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    Penda Diouf, écrivaine et directrice d’une médiathèque en banlieue parisienne.
    © Damien Grenon pour Jeune Afrique

    Ce texte fort m’a fait découvrir une autrice de théâtre française, née à Dijon en 1981, sénégalaise par naturalisation. Elle l’a écrit pour la SACD dans le cadre du projet Les Intrépides sur le thème du courage. « You are a brave woman » lui disait-on souvent dix ans plus tôt en Namibie où elle voyageait seule : le « je » du texte est issu de cette expérience.

    Dès le prologue apparaît le thème de la colonisation allemande en Namibie (1884-1915) : « Et quand tu viens, touriste, dévaler Crazy Dune, batifoler sur les flancs rouges de Big Mama, surfer sur sa croupe rebondie, n’oublie pas le chant du grain de sable. N’oublie pas ce cri muet de l’abandon, de la tristesse et de l’oubli. Ce chant du siècle dernier qui résonne encore aujourd’hui. »

    Les textes de Pistes… sont reliés par des gestes de couture et de chirurgie : « Rassembler les tissus d’histoire épars, patchwork cousu d’intime. » Le fil du récit commence à la maternelle, quand la petite Penda, « différente », apprend à rester en marge, à ne pas briller surtout. Elle a cinq ans quand on choisit l’Afrique comme thème du carnaval et qu’on lui refuse coiffure et maquillage, seule privée de déguisement. « Mon corps ne sait pas ce que c’est être à l’aise. »

    Elle lit Jane Eyre : « Certains cœurs ne sont pas faits pour le bonheur. » A l’adolescence, fan d’athlétisme, elle se muscle, s’entraîne, suit les compétitions à la télévision. Lorsqu’elle voit Frankie Fredericks sur le podium du 200 mètres et pour la première fois le drapeau de la Namibie, quelque chose commence, un rêve de voyage. Bien que bonne élève en français, elle manque le bac à l’oral où on l’interroge sur sa naissance, ses tresses, perdant ses moyens pour commenter Baudelaire, son poète préféré.

    Et la voilà seule « personne noire de l’avion » au milieu de retraités allemands partant dans l’ancienne colonie qu’elle parcourt en voiture, à pied, seule. Elle y rencontre des Namibiens, parle anglais, visite le parc d’Etosha : près du point d’eau où viennent s’abreuver les animaux, un guide lui conseille en français d’attendre l’arrivée des lions. Là, elle se sent à sa place, sur la droite ligne de son « chemin de vie ».

    Penda Diouf rappelle la conférence de Berlin, « le découpage officialisé de l’Afrique ». Le billet namibien de dix dollars porte le visage d’Hendrik Witbooi (1825-1905), devenu chef Nama (du nord) après l’assassinat de son père. Il lit et écrit en plusieurs langues. Il se donne pour mission « de réunifier la tribu Nama et de combattre l’ennemi allemand présent sur le territoire namibien ». Quand il apprend la défaite des Hereros (du sud) qui ont fini par prendre les armes, Witbooi s’engage dans une guérilla de cinq ans.

    Il y perd la vie avant le génocide : hommes, femmes, enfants deviennent prisonniers des Allemands sur leur propre terre, tatoués, enfermés sur l’île de Shark Island. Ce « haut spot de plongée sous-marine ou de scooter des mers » a été « l’un des premiers camps de concentration de l’humanité ». On y mourait de faim, des coups, on y profanait les crânes des morts. Voyage en Namibie. Voyage dans l’histoire. Voyage pour se mettre debout et marcher…

    Sutures, un texte d’une dizaine de pages, complète le récit de vie de Penda Diouf. Elle y revient sur un voyage en Côte d’Ivoire qui lui a permis de mieux comprendre ses origines et de renouer avec une partie de sa famille. Comme l’écrit Myriam Saduis, qui a entendu Penda Diouf lors de la création de Pistes… à Avignon en 2017, « par la voix d’une seule, un chœur entier se lève, dévale les dunes, et déroule, sous nos yeux, une carte du monde oubliée, au tracé sensible et implacable. »