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Société

  • Lettre à Grisélidis

    Dans Reine du réel. Lettre à Grisélidis Réal (2022), Nancy Huston rend un hommage très personnel à une « écrivaine, artiste peintre et prostituée suisse » (Wikipedia). Grisélidis (son vrai prénom) est née à Lausanne en 1929 – « Tu as l’âge de mes parents » – et décédée en 2005. Elle l’appelle « Gri », ce qui la distingue de l’héroïne de Perrault, patiente et soumise. Nancy Huston a longtemps reproché à Grisélidis Réal d’incarner « la pute au grand cœur », notamment dans son unique roman, Le noir est une couleur. Mais elle admire l’écriture de cette autodidacte, « l’envergure et la complexité » de son existence.

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    Très vite, elle compare leurs vies : « Filles aînées toutes deux, nous étions très amoureuses de notre papa. » Sans l’avoir jamais croisée « en personne », elle s’est rapprochée de Grisélidis Réal à travers ses traces, « œuvres peintes, livres, lettres, archives, interviews ». Elle a reconnu ces circonstances qui poussent à bout : « agressions sexuelles dans l’enfance, fragilité psychique et économique, colère contre la mère, désir de choquer » et même « envie de mourir ».

    Nancy Huston a écrit sur la prostitution, sur la pornographie, et milité pour le respect à l’égard des « travailleuses du sexe ». Ici, elle raconte la vie de cette fille de professeurs, Walter Réal et Gisèle Bourgeois, d’abord installés à Alexandrie, puis à Athènes où son père meurt à trente-trois ans (staphylocoque doré). Grisélidis et ses sœurs sont alors livrées à leur mère, détestée. A treize ans et demi (âge noté par sa mère), elle écrit le poème Le cycle de la vie – « A peine pubère, Gri, tu écris déjà comme la reine du réel que tu vas devenir. »

    Atteinte de tuberculose, Grisélidis Réal doit quitter l’école pour un sanatorium : « Par instinct de survie spirituelle, tu te désolidarises de ton corps. Lui est malade, d’accord, mais le vrai toi, c’est l’esprit léger qui gambade, rime, rythme, crée et danse dans les prés. Tu te mets à lire et à écrire, à peindre et à dessiner, à rêvasser. » Après le lycée, elle suit les cours de l’école d’arts appliqués de Zurich, pose nue pour des artistes, veut se débrouiller seule. A vingt-deux ans, enceinte d’un artiste, elle l’épouse. Il ne veut pas être père, elle ne veut pas avorter. Ses beaux-parents obtiennent la garde légale du petit Igor, qu’elle ne rencontrera que dix-sept ans plus tard.

    Onze grossesses, sept interrompues. A vingt-neuf ans, « tu te retrouves donc divorcée et mère de quatre enfants de trois pères différents : pas facile de faire mieux comme preuve de non-conformisme au modèle maternel. » Nouvelle hospitalisation pour tuberculose. Nancy Huston partage avec « Gri » le goût de la vie « casse-cou ». Quand celle-ci demande de l’argent à un homme, qui veut coucher avec elle en échange, elle accepte. Argent facile et l’esprit qui décide que « ce qui arrive au corps n’a aucune importance ». Nancy Huston revient souvent sur cette faculté de dissociation (qui me laisse perplexe).

    Grisélidis rencontre Bill, un Africain-Américain étudiant en médecine à Munich, schizophrène, et va s’installer avec lui en Allemagne. Ils sont fauchés, les enfants ont faim. Les petits boulots ne suffisent pas. Bill devient violent, l’envoie au trottoir. Grâce à un amoureux, elle rencontre une famille tzigane qui leur offre un abri, à elle et aux enfants. Un autre homme fait d’elle une dealeuse, elle se retrouve dans une prison pour femmes à Munich.

    Ce sera « la deuxième forge d’où sortiront tes armes de survie : armes d’artiste, cette fois. » Grisélidis tient un journal en prison, dont le titre sera Suis-je morte ? Suis-je encore vivante ? Elle écrit, elle peint. Expulsée d’Allemagne, elle retourne en Suisse et à la prostitution. A la lecture du Deuxième Sexe, elle trouve Simone de Beauvoir trop « cérébrale », ignorant qu’à cette époque, celle-ci écrivait des lettres d’amour passionnées à Nelson Algren.

    Printemps 1968, une bourse pour écrire, des amants, des cystites, des ruptures… Huston raconte les hauts et les bas, les actions de Grisélidis pour défendre les travailleuses du sexe, elle, « la prostituée libre, souveraine et généreuse » qui exerce un métier « non seulement nécessaire mais secourable » sans être une victime, selon elles. Sans doute est-ce « le goût de l’excès » (titre d’un chapitre) qui les rapproche : « Dans le fond des fonds, je suis comme toi une provocatrice, car provoquer c’est aussi bousculer, c’est essayer de réveiller un monde que, par moments, nous trouvons coupablement apathique et veule. » 

    Reine du réel fait découvrir la vie de Grisélidis Réal, résumée par ailleurs dans la préface de Chair vive, recueil de ses poèmes. Ce qui m’a surprise et gênée, c’est la façon dont Nancy Huston y mêle constamment sa propre expérience. Elle s’insurge tout de même contre les phrases « affligeantes » de Grisélidis sur sa compréhension ou son acceptation des violences masculines. Mais sa biographe, « enragée, engagée », revendique comme elle le choix de l’anticonformisme voire de l’outrance, le goût de tout vivre avec passion.

  • Quatre femmes

    claire huynen,les femmes de louxor,roman,littérature française,prix rossel,egypte,mariage,tourisme amoureux,polygamie,amour,culture,choix,extrait« Quatre femmes. Il m’a dit j’ai droit à quatre femmes. Puis il a ri. C’est toi que j’aime, tu le sais, je ne veux pas de quatre femmes, mais c’est comme ça ici, un homme peut avoir quatre femmes. Je ne savais rien de cela. Je me suis sentie idiote, bête de ne pas savoir, de n’avoir pas pensé à ça, de ne pas m’être renseignée, d’avoir épousé un homme qui pouvait avoir quatre femmes. Enfin trois autres. Je ne savais que mon amour, l’élan comme un impératif, le manque comme une charge lourde et ses promesses comme un appel. Un appel auquel je ne pouvais résister. »

    Claire Huynen, Les femmes de Louxor

  • Mariées à Louxor

    Un bref roman de Claire Huynen, Les femme de Louxor (2025), raconte de manière à la fois simple et saisissante le « tourisme amoureux » en Egypte : « Elles sont des centaines à Louxor. Des Occidentales qui se sont installées sur la rive ouest, après avoir tout quitté pour épouser un Egyptien qui les a séduites lors d’une croisière sur le Nil. » (4e de couverture) Pas du tout à la manière d’un reportage, mais de l’intérieur, à travers l’histoire d’une Française (la narratrice), mariée à Sayyed, et de la jeune Egyptienne, Hamsa, installée par celui-ci dans l’appartement au rez-de-chaussée de leur maison.

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    Quand trois mois plus tard, la jeune femme (moins de vingt ans) vient frapper pour la première fois à sa porte, avec un plat de légumes mijotés, « le regard dur déjà, au sol », elle repense à Sayyed, lui disant « dans son français chaotique auquel [elle avait] trouvé tant de charme » que « ça n’avait pas d’importance. Que cela ne voulait rien dire. Que le sexe avec elle était juste une obligation. Qu’elle ne savait pas y faire de toute façon. Que l’amour, le plaisir, c’était avec moi. Avec moi au premier étage. Que c’était là sa vraie maison. Et qu’il n’avait pas eu le choix. Que c’était comme ça. Et puis que j’avais accepté. » Elle l’avait accepté pour ne pas le perdre, et parce qu’il se disait sous la pression de ses parents voulant des petits-enfants.

    Elle se rappelait comme elle avait ri la première fois que Sayyed lui avait dit l’aimer, trois jours à peine après avoir fait connaissance. Trois ans plus tôt, un peu perdue dans Louxor où elle était venue chercher le dépaysement et le soleil, après un an sans vacances, elle s’était laissé approcher par cet homme qui lui avait adressé la parole dans sa langue et troubler par son regard, son sourire.

    Ce qui rend cette histoire intéressante, c’est le biais choisi par la romancière : la relation entre les deux femmes de Sayyed. Quand elle a vu Hamsa, le ventre rond, étendre son linge au jardin, elle l’a rejointe pour l’aider, puis l’a suivie pour prendre un thé au rez-de-chaussée où elle n’avait plus mis les pieds depuis son arrivée. Elle l’observe, voit pour la première fois ses cheveux, répète quelques mots d’arabe qu’Hamsa lui dit en désignant les objets. Elle avait voulu apprendre l’arabe avec Sayyed, mais très vite il repassait au français pour l’interroger sur sa vie en France. « Il me gardait pour lui. Pour lui seul. Privée de langage. »

    Parmi les « méthodes bien rodées » que les séducteurs de ce genre s’échangent comme des recettes pour rendre leur proie dépendante – elle en prendra conscience après coup –, outre les compliments, il y a « la disparition » : d’abord des coups de téléphone, des lettres, puis un long silence. Et enfin un message, le soulagement pour celle qui se pensait oubliée. Malgré les avertissements de son entourage, elle y a cru, à son amour, à la boutique qu’ils auraient près du Nil… Ses phrases toutes faites, bien apprises, l’ont persuadée de sauter le pas. « Je n’ai fait que deux voyages avant de venir m’installer, de tout larguer. Deux voyages d’amour, deux séjours de promesses. »

    Au début, c’est elle qui tenait l’épicerie, puis il lui avait dit de se reposer, de profiter de la maison qu’elle avait achetée pour eux après avoir vendu son appartement en France – « les touristes préféraient avoir affaire aux Egyptiens ». « C’est toujours chez elle qu’il rentre le soir. C’est par elle qu’il commence. C’est chez elle qu’il mange. Plus tard, après, il monte chez moi. » Elle s’est habituée à ce qu’il s’en aille pendant la nuit, à ne plus pleurer.

    Le récit va et vient entre la cour que lui a faite Sayyed et la situation présente : un mari de plus en plus brutal qui réussit toujours à se faire pardonner ; le rapprochement avec Hamsa qui va peu à peu lui faire confiance. Elle se souvient du bonheur d’être aimée, préférée, et de son refus obstiné de croire aux histoires qu’on raconte de « femmes dépouillées, battues parfois, des amours de papier, des mariages en toc, l’arnaque grimée en bel amour » – « Mais toutes, nous étions convaincues, certaines, d’être l’exception. Que cela ne nous concernait pas. Que pour nous c’était différent. »

    Ses phrases souvent simples et courtes, un rythme syncopé, des chapitres de quelques pages, Claire Huynen réussit dans Les femmes de Louxor à donner une grande intensité aux situations décrites, au ressenti de la narratrice. Je découvre la romancière belge (°1970) qui vit à Paris avec ce septième roman qui a remporté le prix Victor Rossel cette année, le prix littéraire le plus important en Belgique francophone, et aussi le Rossel des lecteurs. Je vous recommande l’entretien publié dans Le Carnet et les Instants, où elle répond aux questions de Michel Zumkir, et dans la revue de presse sur le site de l’éditeur, la critique du Soir où elle évoque son propre séjour de six mois en Egypte.

  • La part du fils

    Quelques années avant sa nuit au musée Guimet, Jean-Luc Coatalem a écrit La part du fils. A la lecture du compte rendu de Manou, j’ai pressenti que ce roman me parlerait davantage. Il s’ouvre sur un été en Bretagne, son pays d’enfance, sur une presqu’île qu’ils appellent Kergat : un père et ses fils, leur grande sœur Lucie, la maman. « Paol est né en 1894, à Brest » C’est son grand-père, un militaire qui a fait la Première Guerre. Son épouse, Jeanne, a eu trois enfants : « Lucie, Ronan et Pierre, mon père. »

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    Illustration de couverture : Fabienne Verdier

    L’auteur cite José Saramago en épigraphe : « Nous ne sommes que la mémoire que nous avons. » Son grand-père, Coatalem ne l’a pas connu. Sous Vichy, quelqu’un l’a dénoncé ; le premier septembre 1943, la Gestapo l’a arrêté. Incarcéré à Brest, il a fini sa vie dans les camps. « Des années après, en dépit du temps passé, j’irais à la recherche de mon grand-père. Comme à sa rencontre. »

    Il imagine la scène, l’impuissance de son père, Pierre, qui avait douze ans, l’angoisse de Jeanne, sa grand-mère, et dans la Citroën qui traversait le bourg, son grand-père dans la douleur des coups reçus et la volonté d’oublier « le réseau » de résistance dont il faisait partie. Le silence familial sur « la disparition de Paol », sur « ses états de service, ses garnisons, jusqu’à ses adresses à Saïgon, à Brest et à Kergat », ne lui a laissé que des « bribes ».

    Même l’album photo leur était soustrait : « pas le moment, pas la peine, une autre fois. » Aussi lui faut-il fouiller dans les archives et imaginer. « A Kergat, le nom de Paol est inscrit sur la liste des victimes de la guerre dans la nef de l’église. Au cimetière, il est gravé en lettres dorées sur le caveau familial qui ne le contient pas. Dans les allées ratissées, ce cône de granit, posé au-dessus d’un vide, est notre amer. »

    « Comment évoquer à table ou au salon, au moment du café et des cigarettes, la sinistre villa Ti-Lann de Plomodiern, Brest où nous n’allions plus guère, et les camps de concentration, que j’allais découvrir un à un, Buchenwald, Dora et Bergen-Belsen ? Paol était l’œil du cyclone. » Et pourtant ce passé travaille son petit-fils, que le mutisme de son père va pousser à mener ses recherches partout où une réponse pourrait surgir, à arpenter les lieux : arsenal, prisons, gares, camps de l’Allemagne nazie.

    Jean-Luc Coatalem a dédié La part du fils à son père, « devenu cet homme fiable, taciturne, mesuré en tout. » Après la disparition de Paol, Pierre avait perdu sa sœur Lucie, « emportée par une pneumonie ». Son frère Ronan avait rejoint Londres en 1943, trois semaines avant l’arrestation, puis avait « coupé les ponts » : contre-espionnage, Indochine, Légion…

    L’auteur a peu connu sa grand-mère brestoise, chez qui il a vu des clichés « indochinois » de Paol, « muté aux colonies ». De là sa « fascination pour le grand Est » : Vietnam, Cambodge, Laos, qu’il a visités en « archéologue » des traces familiales. Son grand-père, né en 1894, a été hospitalisé à Saïgon en 1928 pour un virus tropical, réincorporé en 1939 puis démobilisé. En 1943, à près de cinquante ans, c’était un homme mûr.

    La part du fils est le récit passionnant d’une quête, celle de Coatalem pour aller à la rencontre du grand-père qu’il n’a pas connu, actif dans les deux guerres mondiales. Il lui faut retrouver qui il était, quelle fut sa vie, et aussi savoir pourquoi il est mort : que faisait-il dans la Résistance ? Qui l’a trahi ? (Comment ne pas penser à Pa ? Il avait cet âge quand la Gestapo l’a emmené, à la mi-juillet 1944, parce qu’on ne parvenait pas à arrêter son fils résistant, malgré les recherches et le contrat sur la tête d’Hilaire.)

    Soixante-dix ans plus tard, les réponses sont difficiles à obtenir, ce sera parfois le hasard qui s’en mêlera. « Paradoxalement, ce manque originel de récit familial, ce trou généalogique, aura fait de moi un écrivain », écrit Jean-Luc Coatalem. Faute de témoins, il a recomposé certaines scènes, a mêlé l’imagination à la reconstitution, mais toujours avec la volonté de rester « au plus près d’un homme disparu dans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale. » Son roman nous émeut par sa persévérance à faire revivre son grand-père, pour lui-même et aussi pour son père, au-delà du silence.

  • La petite danseuse

    Chaque fois que je l’ai regardée au musée d’Orsay, cette jeune ballerine, j’ai souri devant son menton bien relevé. Camille Laurens, dans La petite danseuse de quatorze ans, rappelle que la sculpture « habillée » de Degas qui a scandalisé au Salon des Indépendants de 1881 était en cire, présentée dans un parallélépipède en verre. Certains se demandaient alors si c’était de l’art, on la trouvait grotesque, voire simiesque.

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    Edgar Degas, Petite danseuse de quatorze ans, entre 1921 et 1931,
    bronze patiné, tutu en tulle, ruban de satin, socle en bois, H. 98 ; L. 35,2 cm
    © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

    Degas ne l’a plus exposée par la suite. Après sa mort en 1917, on l’a retrouvée chez lui parmi plus de cent cinquante statuettes en cire. Ses proches ont décidé de la confier à une fonderie avec l’aide du peintre Paul-Albert Bartholomé, ami de l’artiste : « vingt-deux moulages en bronze seront donc fondus par Hébrard d’après un premier moulage en plâtre, puis patinés pour imiter au mieux la cire, et enfin dispersés dans des musées ou des collections privées. »

    Cette petite danseuse, Camille Laurens l’a toujours aimée : « elle m’intrigue et me touche ». Son essai porte avant tout sur son modèle : Marie Geneviève Van Goethem. Ses parents étaient belges, une blanchisseuse et un tailleur ayant fui la misère en s’installant « au pied de Montmartre, dans l’un des quartiers les plus pauvres de la capitale ». Marie y est née en 1865. Sa sœur aînée avait déjà posé pour Degas, « avant de se prostituer et, quand la faim était intenable, de commettre des vols, seule ou avec sa mère. »

    Edgar Degas, « bourgeois nanti, plutôt conservateur », habitait aussi dans le neuvième arrondissement autour de Pigalle, dans un appartement au cinquième d’un immeuble « nouvellement bâti », son atelier était dans la cour. Fasciné par les danseuses, il employait souvent des modèles qui venaient poser chez lui ; en 1880, il n’avait pas encore l’autorisation de circuler librement dans les coulisses du nouvel Opéra, le palais Garnier.

    C’est la mère de Marie qui a imposé à ses trois filles d’entrer à l’Opéra : les petits « rats » étaient de petites filles pauvres, non scolarisées, qui gagnaient ainsi, au début, deux francs par jour, « tout de même le double du salaire d’un mineur ou d’un ouvrier du textile ». Les plus douées montaient en grade, très peu devenaient célèbres. La majorité sexuelle étant fixée à treize ans, on tolérait que les filles aient des « admirateurs », leurs mères servant d’entremetteuses.

    Pour trouver de l’argent, certaines manquaient les cours de danse et posaient comme modèles. L’engouement pour les danseuses dans la deuxième moitié du XIXe siècle, écrit Camille Laurens, peut être comparé « à l’insatiable curiosité de nos contemporains envers les stars, les people », « objets à la fois d’admiration et de dénigrement ». A l’époque, les femmes ne montraient ni leurs jambes ni leurs chevilles.

    Une fois le cadre posé, l’autrice suit d’une part le travail de Degas, que ses problèmes de vue poussent de la peinture vers la sculpture, mais aussi des raisons esthétiques – obtenir « plus d’expression, plus d’ardeur et plus de vie » – et d’autre part les relations entre Marie Van Goethem et l’artiste.

    Avec cette statue, Degas n’a respecté ni les bienséances, ni les règles académiques de l’art. « Degas saisit la réalité sans filtre et suscite des sensations qui n’apaisent pas. Il interroge la société. En ce sens, il est beaucoup plus réaliste qu’impressionniste. » Camille Laurens veut aller plus loin que l’histoire, l’époque, les conditions négociées avec la mère. Son sujet, c’est principalement le sort de la petite Marie, la manière dont elle a été considérée.

    L’autrice a poussé très loin ses recherches documentaires pour en donner une vision la plus juste possible. Elle cite les commentaires d’autres artistes, se base sur de nombreux livres, thèses, articles référencés dans une bibliographie. La dernière partie décrit son exploration des sources – « Car ce n’était pas la vie d’un petit rat ou d’un jeune modèle à la fin du XIXe siècle que je voulais connaître, c’était la sienne, en un temps dont j’ignorais la durée. »

    Aidée par Martine Kahane, conservateur général de l’Opéra national de Paris, qui a enquêté sur la Petite Danseuse de quatorze ans de Degas, elle a consulté le site des Archives de Paris, a trouvé la date de naissance de Marie Van Goethem (7 juin 1865) après celle d’une autre Marie, une sœur née en février 1864, qui n’a vécu que quelques jours. Et ce n’est que le début : « L’archive est un gouffre, c’est une spirale à l’attraction de laquelle il est impossible de résister. Chaque détail prend une place démesurée dans l’esprit, tout fait signe comme dans une histoire d’amour, tout est matière à interprétation, à obsession. »

    La petite danseuse de quatorze ans de Camille Laurens est une étude passionnante qui change à jamais notre regard sur la sculpture de Degas : sous le bronze et le tutu de danse, nous voyons le petit modèle, une inconnue à laquelle nous ne pensions pas, désormais présente à jamais.