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Culture - Page 52

  • Pas si bête que ça

    guéorgui gospodinov,l'alphabet des femmes,récits,nouvelles,littérature bulgare,culture« On se rappelait aussi sa causerie sur la rose : ce n’était pas un hasard si elle poussait moins haut que l’être humain ; de cette façon, si l’homme voulait la sentir, il devait se baisser, c’est-à-dire s’incliner devant elle. Et il  demandait : « Savez-vous devant qui l’homme s’incline lorsqu’il se penche au-dessus d’une rose ? » Si quelqu’un s’empressait de répondre « Quelle question ! Devant la rose, bien sûr ! », il demandait derechef : « S’incline-t-il seulement devant cette rose ou devant toutes celles du jardin ? Ou peut-être devant une rose idéale existant quelque part ? » Une fois qu’il vous aura bien entortillé, il vous avouera qu’il n’a lui-même pas de réponse exacte à cette question et qu’il faut chercher longtemps. Ainsi, il pouvait s’avérer que lorsque vous vous penchiez au-dessus d’une rose, vous vous incliniez devant le jardinier qui l’avait cultivée mais également devant Le Jardinier qui s’était occupé aussi bien de la rose que de son jardinier.
    Voilà comment il parlait et à partir d’une petite fleur de rien du tout, il pouvait vous conduire là où il le voulait. Les gens ne se donnaient guère la peine de l’écouter, ils ne comprenaient d’ailleurs pas totalement ce qu’il disait mais sentaient que ce n’était pas si bête que ça. »

    Guéorgui Gospodinov, L’homme qui avait plusieurs noms in L’alphabet des femmes

  • Récits de Gospodinov

    Il y a des années que j’ai lu pour la première fois le nom de Guéorgui Gospodinov, sur le blog De Bloomsbury en passant par Court green... L’alphabet des femmes (I drougui istorii, Et d’autres histoires) rassemble une vingtaine de récits, traduits du bulgare par Marie Vrinat. Cette année, Gospodinov a remporté l’International Booker Prize pour Le Pays du Passé (Time Shelter). C’est l’écrivain bulgare le plus traduit en français.

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    Георги Господинов, И други истории

    Le recueil s’ouvre sur la nouvelle éponyme : à la suite du coup de téléphone pressant d’un ancien ami qu’il n’a plus vu depuis vingt ans, un écrivain, en panne d’inspiration, accepte de le recevoir immédiatement « pour une heure, pas plus ». Wilhelm, qu’on appelait « Double V » à l’école, a besoin de son aide. En fait, l’écrivain est un excellent raconteur d’histoires et W. en a une à lui proposer, lui qui, toute sa vie, n’a eu « qu’une passion : les lettres et les femmes ».

    D’après lui, ce sont les sablés que sa mère préparait pour Pâques, chacun en forme de lettre, qui seraient à l’origine de cette obsession, ainsi que son premier amour, à treize ans, pour une certaine Anna, la prof de biologie – « l’aleph » de son alphabet de séducteur. A présent, le voilà bloqué à la lettre « W », c’est pourquoi il a besoin de l’aide de l’écrivain. Je ne vous dirai pas comment.

    Les histoires de Gospodinov sont drôles : des rencontres, des faits de la vie ordinaire qui prennent une tournure inattendue. La surdité est le thème de La huitième nuit, l’histoire d’un homme dont l’arrière-grand-père était devenu sourd et muet une nuit où il s’était endormi en faisant paître ses moutons. Quand l’homme eut l’impression de devenir sourd à son tour, il s’est rappelé qu’enfant, il avait pensé qu’entre la cécité et la surdité – s’il fallait choisir – il opterait pour la seconde. Et le voilà confronté à la réalité.

    S’ensuit, lors d’une huitième conférence nocturne, l’histoire de sa maladie, du diagnostic, des divers remèdes testés, de la vie qui change quand le téléphone et la radio « deviennent hors d’usage » et que la seule consolation réside dans ce que l’œil observe : « ce que l’on voit sur les lèvres, les mimiques, les gestes » et que « l’œil devient l’oreille véritable »« Un œil-oreille, orœil ou œille. » On aura droit à la « Liste des choses qui doivent être entendues » et même au chat qu’il regarde dresser l’oreille au moindre bruit – « Il aimait dire que le chat était son chien. »

    Gospodinov sait raconter des histoires, des histoires d’histoires racontées – formidable Histoire d’une histoire – ou des histoires de noms, de rêves ou de cauchemars. Vous pouvez vous en faire une idée en lisant la plus courte, « Une mouche dans les pissotières », reprise ici et suivie de la table des matières, assez indicative des sujets abordés.

    L’humour n’est pas son seul talent. Cet observateur de la vie quotidienne écrit aussi des récits très émouvants, notamment sur des vieilles gens – « Il ne reste plus une âme », « Offrande tardive », par exemple. Ici et là, c’est la vie vécue ou subie en Bulgarie qui est rendue, comme dans une histoire de voisins burlesque – « Les caleçons blancs de l’histoire ». Nous sommes tous pris entre le passé et le futur, mais quel terrible don est celui de Vaïcha (Vaïcha l’aveugle), une belle femme aux yeux vairons : « Avec l’œil gauche, elle ne pouvait voir qu’en arrière, dans le passé, avec le droit – uniquement ce qui devait avoir lieu dans l’avenir. »

    Pour en savoir plus sur la littérature bulgare et sur Gospodinov, également poète, je vous recommande le site http://litbg.eu/ animé par Marie Vrinat-Nikolov, professeur des universités en langue et littérature bulgares à Paris et traductrice littéraire du bulgare vers le français, sa langue maternelle. Amateurs de bonnes histoires, de nouvelles, de livres courts, ou de littérature tout court, laissez-vous tenter par L’alphabet des femmes.

  • Accro-chat-ge

    Août n’est pas la grande saison des expositions parisiennes, mais l’affiche de celle-ci, au musée d’Orsay, m’avait accrochée (forcément) : « Accro-chat-ge ». Ce grand dessin d’un chat noir dans un canapé pourrait être un portrait de notre Mina !

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    Théophile Alexandre Steinlen, Chat noir couché en boule sur un divan, 1920, Collection Musée d'Orsay -
    Département des Arts Graphiques du musée du Louvre, Paris, Don Colette Desormière, 1962 © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / DR

    J’espérais voir des peintures aussi, mais seuls des dessins de Steinlen et de petites sculptures sont exposés dans ce cabinet d’arts graphiques – un legs de sa fille au musée. Amusante, cette feuille où il a dessiné à l’encre différents projets pour une enseigne surmontée d’un chat noir.

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    Théophile Alexandre Steinlen, Divers projets d'enseignes surmontées de chats noirs,
    Mine de plomb et lavis d'encre de Chine, 35,5 x 27,6 cm, Musée d'Orsay

    Les amoureux des chats sont sensibles à ces études de leurs postures familières, de leur démarche ou encore de ces têtes de chats siamois, si bien rendues.

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    Théophile Alexandre Steinlen, Deux têtes de chats, de face et tournée vers la droite,
    Craie sanguine brune sur papier vélin ivoire, Musée d'Orsay

    Steinlen : ce nom m’était inconnu à l’époque où, dans une salle de ventes bruxelloise, j’avais remarqué une cire perdue d’un chat endormi. L’estimation était à la portée de ma jeune bourse, c’était sans compter sur la présence de connaisseurs mieux nantis – elle fut vendue dix fois plus. Aussi ai-je regardé cette petite sculpture de Chat couché sur le sol, d’un format semblable, avec un soupir de nostalgie.

  • Au musée d'Orsay

    Parmi les acquisitions des dernières années présentées sur le site du musée d’Orsay, j’avais repéré quelques œuvres à découvrir au niveau supérieur. En traversant une passerelle, j’ai le regard attiré par cette plaquette de Charles René de Paul de Saint-Marceaux, sculpteur et médailleur : Vieillesse (ou Hiver). J’admire ses lignes, je frissonne en observant les oiseaux qui s’approchent de ce beau nu féminin dont les mains et les pieds sont si bien rendus. (Le musée possède un pendant, Le Printemps, non exposé.)

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    Charles René de Saint-Marceaux, Hiver, 1897
    Plaquette uniface en cuivre argenté ou étamé, H. 19,3 ; L. 24 ; EP. 1 cm, Musée d’Orsay

    Une foule se presse au café Campana sous l’horloge à travers laquelle on aperçoit le Sacré-Cœur sur sa butte – il faisait plus calme au restaurant, heureusement. Les « cloches » et le décor des frères Campana, designers brésiliens, sont censés créer une ambiance « onirico-aquatique » inspirée des dessins d’animaux marins d’Emile Gallé.

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    Georges Morren, A l'Harmonie (Jardin public), 1891, huile sur toile,
    49,8 x 100,1 cm (achat en 2019), Musée d’Orsay

    Dans la galerie des Impressionnistes, le pas ralentit : tant de chefs-d’œuvre ! Arrêt devant A l’Harmonie, une peinture de George Morren qui représente une journée ensoleillée dans un parc d’Anvers, un impressionniste belge à rapprocher de Seurat (Un dimanche à La Grande-Jatte) : il y a quelque chose d’étrange dans cette « vision d’un monde idéalisé où des femmes et des enfants sages prennent soin les uns des autres dans un décor bien ordonné » (communiqué de presse). La fillette à l’ombrelle rouge n’a pas un regard pour celle qui s’est arrêtée en face d’elle.

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    Edgar Degas, Le Tub, Entre 1921 et 1931, Statuette en bronze patiné,
    H. 22,5 ; L. 43,8 ; P. 45,8 cm, Musée d'Orsay.

    Voilà Le Tub en bronze de Degas dont je ne me souvenais pas, plus grand que je ne l’imaginais (plus de quarante centimètres de côté) : que c’est beau ! Nous admirons la statuette sous tous les angles en pensant au fameux pastel homonyme. Degas a souvent montré les femmes à leur toilette. Celle-ci lave son pied gauche et appuie l’autre sur le bord de la bassine en zinc. On voit bien le socle fait de « linges trempés » comme il le décrivait à un ami dans une lettre.

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    Gustave Caillebotte, Les Soleils, jardin du Petit GennevilliersVers 1885, Huile sur toile
    Sans cadre H. 130,5 ; L. 105,8 cm / avec cadre H. 158,8 ; L. 133,5 ; EP. 4 cm, Musée d'Orsay

    On a donné une place centrale à l’œuvre de Caillebotte récemment acquise par dation : Les Soleils, jardin du Petit Gennevilliers, une vue de son jardin. Comme Monet, il se voulait « peintre-jardinier » et s’enthousiasmait pour les grands tournesols, une culture exclusivement ornementale à l’époque. « Le choix d’un étonnant format vertical, et l’écrasement des plans provoqué par la juxtaposition du proche et du lointain, sont peut-être inspirés par l’exemple de l’estampe japonaise et par la photographie. » 

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    Meijer De Haan, Nature morte au lilas1890, Huile sur toile,
    H. 39,8 ; L. 32,2 cm. Musée d'Orsay

    Meijer de Haan : connaissez-vous ce peintre néerlandais ? Une exposition a été consacrée ici en 2010 à cet artiste qui peignait aux côtés de Gauguin au Pouldu et à Pont-Aven. Ils ont décoré ensemble la salle à manger de l’auberge de Marie Henry (dont de Haan fut l’amant). Le musée d’Orsay a acheté cette charmante Nature morte au lilas en 2016 (vente publique), elle complète quelques natures mortes de ce peintre déjà dans ses collections.

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    Maurice Denis, Le Christ vert, 1890
    Huile sur carton H. 21 ; L. 15 cm, Musée d'Orsay

    Autre nouveauté, ce Christ vert de Maurice Denis acquis en 2020, « à la fois une scène religieuse et une expérience picturale radicale » (cartel). Une peinture plus petite que je ne pensais, mais d’une grande présence. « Je crois que l’art doit sanctifier la nature ; je crois que la vision sans l’Esprit est vaine ; et c’est la mission de l’esthète d’ériger les choses belles en immarcescibles icônes » (Maurice Denis, cité dans le commentaire du musée).

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    Odilon Redon, deux Figures, 1901, 
    Huile, détrempe, fusain et pastel sur toile, Musée d'Orsay

    Un gros coup de cœur m’a retenue dans la galerie Françoise Cachin : le décor d’Odilon Redon pour le baron Robert de Domecy, quinze panneaux destinés à son château. « Je couvre les murs d’une salle à manger de fleurs, fleurs de rêve, de la faune imaginaire » écrivit-il pendant la réalisation de ce décor. Dans Figure, fleur jaune, la fleur tient lieu de soleil au-dessus du paysage derrière une silhouette vêtue d’un voile rouge fleuri, qui fait face à une autre Figure dans son pendant du même format longiligne.

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    Odilon Redon, Décoration Domecy : frise de fleur, marguerite rose
    et frise de fleur et baies, 1901, Musée d'Orsay

    Des panneaux et des frises sont accrochés aux quatre murs de la salle, dominée par trois grandes peintures de près de deux mètres et demi de hauteur, d’un peu plus d’un mètre soixante de largeur – immersion assurée : Arbre sur un fond jaune, La branche fleurie jaune, Arbres sur un fond jaune. Pour moi qui ai manqué l’exposition Odilon Redon. Prince du rêve au Grand Palais en 2011, il reste beaucoup à découvrir de cet artiste dont tant d’œuvres m’ont déjà touchée.

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    Odilon Redon, La Branche fleurie jaune, 1901,
    Huile, détrempe, fusain et pastel sur toile, H. 247,5 ; L. 163,5 cm. Musée d'Orsay

    Sur le site de Narthex, un article montre d’autres fresques décoratives réalisées par le peintre pour la bibliothèque (ancien dortoir) de l’abbaye de Fontfroide. J’y trouve, pour terminer, cette citation d’un article bien plus ancien : « Redon se lassa bientôt de cette sorte d’enfer spiralant et noir où il s’était enfermé ;  il éprouva le besoin de la lumière et monta vers la couleur comme vers un paradis » (in « Odilon Redon, le merveilleux de la peinture » de Marius-Ary paru en 1907 dans la Revue illustrée).

  • Nikita

    Tolstoï Maitre_et_Serviteur GF.jpg« Vassili Andréitch avait bien chaud dans ses deux pelisses, surtout depuis qu’il s’était battu avec la congère ; mais il eut froid dans le dos quand il comprit qu’il fallait réellement passer la nuit là où ils étaient. Pour se calmer, il s’assit dans le traîneau et tira de sa poche cigarettes et allumettes.
    Nikita pendant ce temps dételait le cheval. Il défit la sous-ventrière, la dossière, les guides, les mancelles, enleva la douga, et, sans cesser de parler au cheval, s’efforçait de le réconforter.
    –  Allez, sors de là, sors, – disait-il en le tirant hors des timons. – Voilà, on va t’attacher là. Je vais te donner de la paille et te retirer ta bride, – dit-il en faisant ce qu’il disait. – Tu vas manger, ça ira bien mieux après.
    Mais Bai-Brun, visiblement, n’était pas apaisé par les discours de Nikita et restait inquiet ; il dansait d’un pied sur l’autre, se pressait contre le traîneau, tournait le dos au vent et se frottait la tête aux manches de Nikita.
    Comme si son unique souci eût été de ne pas offenser Nikita en refusant la paille qu’il lui fourrait sous le nez, Bai-Brun en attrapa brusquement un peu dans le traîneau, mais décida que ce n’était pas le moment, la jeta au vent qui l’éparpilla aussitôt et la saupoudra de neige. »

    Tolstoï, Maître et serviteur