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Culture - Page 112

  • Congrégation d'âmes

    Troisième volet de la trilogie signée Jon Kalman Stefansson, après Entre ciel et terre puis La tristesse des anges, Le cœur de l’homme est peut-être le plus attachant des trois romans (traduits de l’islandais par Eric Boury). Comme dans les précédents, les histoires racontées par des défunts errants naviguent entre vie et mort, lumière et ténèbres.

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    Le gamin islandais a donc survécu au long et périlleux voyage raconté dans La tristesse des anges. Quand il émerge d’une zone floue entre rêve et réel, sans parvenir à ouvrir les yeux, une jeune fille rousse est à son chevet et l’embrasse pour voir s’il est vivant ou mort – « Où est la vie, si ce n’est dans un baiser ? » Jens et lui sont donc bien arrivés à destination, le médecin de Sléttuery les a recueillis après leur chute accidentelle. Alfheidur (les cheveux roux) lui sert à manger. Le gamin doit reprendre des forces et raconter leur fameux voyage.

    Jens, plus mal en point, est décidé à démissionner. Le gamin se souvient qu’il a des livres à acheter – « Où résident le bonheur et la plénitude si ce n’est dans les livres, la poésie et la connaissance ? ». L’Espoir le ramènera chez lui, dans la maison de Geirbrudur, où il recevra l’éducation qu’elle lui a promise. Au mois de mai, hanté par le souvenir des cheveux roux, il court dix kilomètres tous les jours, souvent le soir avant la lecture au salon.

    A cette saison, presque tous sont à la besogne avec le poisson. Mais quelque chose d’inattendu s’est produit en leur absence : Andréa l’attend, elle a quitté Pétur, comme le gamin le lui avait conseillé par écrit. Une lettre a donc ce pouvoir ! « Je m’appartiens », a-t-elle répliqué quand son mari lui a interdit de partir. Elle travaille à la buvette de Geirbrudur, qui l’a prise sous sa protection.

    Gisli, le directeur d’école, enseigne le gamin, comme prévu, et l’interroge. Les réponses de son élève font souvent mouche. Quand il lui demande ce que signifie « se trahir soi-même », le gamin répond : « Ne pas oser. » D’autres questions lui arrivent dans une lettre écrite par Ragnheidur, la fille de Fridrik : « Ton cœur bat-il encore ? Et si oui, comment ? » Elle pense parfois à lui !

    Alors que le riche Fridrik surveille tout et tous (cinq cents personnes travaillent pour lui), Geirbrudur reçoit un capitaine étranger très amoureux d’elle, tout en veillant à ce que le gamin traduise Shakespeare au mieux pour Kolbeinn, le vieux capitaine aveugle qui vit chez elle. « Il y a beaucoup de force dans ce texte » déclare-t-elle quand il leur lit les cinq pages traduites. Le gamin est tout heureux de ce compliment, il a le sentiment d’avoir enfin « accompli quelque chose ».

    Des drames ne manqueront pas de survenir. En outre, les calomnies vont bon train à l’égard de Geirbrudur. Elle monte à présent son cheval à califourchon, on l’accuse de forniquer avec le diable, avec ses longs cheveux noirs comme des ailes de corbeau. Cette maîtresse femme est trop libre pour la plupart des villageois et surtout pour Fridrik, qui veut acquérir son bateau et exige qu’elle se range.

    Le gamin est du côté de sa protectrice et pense avec elle que « nous avons le devoir de vivre debout, on ne saurait vivre autrement ». Fridrik l’a pris en grippe depuis que sa fille a prononcé son nom, il lui interdit d’approcher Ragnheidur avant qu’elle s’en aille à Copenhague. Arrivera-t-il à leur imposer sa loi, comme il le fait avec tous ? Vers laquelle des deux jeunes filles qui le troublent ira ce gamin islandais passionné des mots, d’écriture et de littérature ?

    A rebours du personnage de femme fatale, Geirbrudur est bien la figure phare de la trilogie, « une femme dans un univers d’hommes ». Comme l’écrit Stefansson, c’est elle, cette femme indépendante et généreuse, « qui conduit ces âmes, cette étrange congrégation d’âmes ». A la différence de ceux pour qui « la vie n’est que malheur », elle considère que la vie est difficile, mais qu’il existe des personnes courageuses qui résistent.

    Entre ciel et terre – La tristesse des anges – Le cœur de l’homme : Jon Kalman Stefansson nous fait découvrir l’Islande, son climat, des villages où tout tourne autour de la pêche et du commerce, à travers des personnages bien campés et bien plus nombreux que ceux cités ici. Les hommes y ont plus de pouvoir que les femmes, les enfants y apprennent trop tôt la proximité entre vie et mort. Le cœur bat là aussi pour ce qui dépasse les humains et donne du sens à leur passage sur terre : l’amour de l’autre, le pouvoir des mots, des histoires qui relient les êtres, la beauté qui peut surgir même là où on ne l’attendait pas.

  • Traductions

    Pour Colo   

    Stefansson Le coeur de l'homme.jpg« Les traductions, lui a confié Gisli, il est difficile de dire à quel point elles sont importantes. Elles enrichissent et grandissent l’homme, l’aident à mieux comprendre le monde, à mieux se comprendre lui-même. Une nation qui traduit peu et ne puise sa richesse que dans ses propres pensées a l’esprit étroit, et si elle est nombreuse, elle devient de plus en plus un danger pour les autres car tant de choses lui demeurent étrangères en dehors de ses propres valeurs et coutumes. Les traductions élargissent l’horizon de l’homme et, en même temps, le monde. Elles t’aident à comprendre les peuples lointains. L’homme est moins enclin à la haine, ou à la peur, lorsqu’il comprend l’autre. La compréhension a le pouvoir de sauver l’être humain de lui-même. »

    Jón Kalman Stefánsson, Le cœur de l’homme

    (Une traduction dont je vous parlerai bientôt.)

  • Vieux pommier

    marie gillet,aussitôt que la vie,listes de la colline et au-delà,journal,provence,marche,promenade,nature,observation,réflexion,mémoire,résilience,culture,littérature française,récit« J’avais devant moi une image parfaite du printemps : un magnifique vieux pommier en fleurs au milieu d’un pré d’un vert éclatant. J’étais heureuse de pouvoir éprouver cette joie de le voir et de n’en être point blasée. Cette beauté était là avant que j’arrive et si je n’étais pas venue, elle aurait quand même existé parce qu’elle est une vie en elle-même : les fleurs qui deviendront des fruits, les abeilles butinant pour nourrir leur reine féconde, emportant du pollen ailleurs et tout ce qui va avec, les saisons qui s’écoulent, la pluie, le vent, le soleil, les oiseaux, cette vie à laquelle je n’ai pas d’autre part que la contemplation. J’ai repris la marche mais sans me presser pour l’aller voir de près. Je me suis arrêtée à quelques pas pour le saluer encore, de loin encore, comme on le faisait à la Cour pour le Roi. »

    Marie Gillet, Aussitôt que la vie

  • Aussitôt que la vie

    « Marcher, c’est écouter, suivre une trace, sentir la douceur de la terre ou l’arête des pierres, boucler une boucle, aller en ligne droite ou faire un détour, chercher le chemin, trouver le chemin, revenir en arrière, repartir en avant… […] » Ainsi commence Aussitôt que la vie de Marie Gillet, qui vient de paraître.

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    Entre ciel et terre (source)

    Ce journal d’une marcheuse « entre Maures et Garlaban » en Provence, tenu durant le mois de février, est écrit « sur le tracé des mots », ceux qu’elle note dans son carnet « promeneur » – écrire et marcher sont inséparables pour la narratrice. Cette amoureuse des carnets précise qu’ils « ne servent pas pour la nostalgie seulement mais pour l’action d’écrire », ce sont « des herbiers de mots, des dictionnaires personnels, des bibliothèques de traces ».

    Des listes de mots à propos des fleurs, des arbres, des couleurs, aident à raconter le chemin, les imprévus, les paysages. Marie Gillet se promène « sur la colline et au-delà », comme indiqué en sous-titre : des phrases naissent ensuite de ses pas, où réapparaissent les mots des listes, balises pour rendre ce qu’elle a ressenti tout du long.

    Ce sont les observations d’une visuelle qui aime nommer les choses du monde vivant avec justesse (le blog Bonheur du jour en témoigne à sa façon). La promeneuse ne se limite pas à décrire. En avançant, elle marche avec ceux envers qui elle se sent redevable, par-delà les souffrances de son enfance. Le mistral ravive des souvenirs : « Dès que j’ai habité chez Mètou, j’ai appris à vivre comme on vit ici : avec le vent. »

    « Pendant longtemps, j’ai aimé sans me poser trop de questions cette nature que j’ai beaucoup fréquentée plus pour moi-même que pour elle. » A présent, la marcheuse regarde la nature autrement, attentive à la palpitation des choses, se refusant à cueillir quoi que ce soit, à prendre des photos, tout entière disponible pour les rencontres et les éblouissements du jour.

    Enfant, elle a beaucoup appris en accompagnant « le Chef ». Quand elle a pu se promener sans lui, elle lui rapportait des « butins » dans l’espoir d’un « satisfecit ». Elle ne connaissait pas encore la joie de marcher tranquillement, « gratuitement, pour le plaisir, pour la beauté du monde ». Le bonheur de répondre librement à l’appel du dehors, du champ, de la colline, des arbres.

    Le chêne occupe une place maîtresse dans la mémoire de celle qui a grandi en Ile de France. Après son installation dans le Var, près de Toulon, elle a découvert le chêne kermès, le chêne-liège et surtout le chêne vert au doux nom de « yeuse ». Là où elle vit, la couleur bleue, la préférée, offre tant de nuances qu’elle cherche toujours comment nommer exactement « le bleu du ciel et le bleu de la mer ». Le mot « azur » ne suffit pas.

    « L’air était pur et calme. Il allait faire très beau. Rien ne s’opposerait à la lumière. ». Dans le sac à dos de la marcheuse, en plus du carnet, il y a toujours un livre, pour accompagner les pauses, les moments de contemplation. Le texte s’interrompt parfois pour de courtes citations, comme cette troisième strophe des Arbres d’Yves Bonnefoy (dans Ce qui fut sans lumière) où bat le cœur du récit.

    Aussitôt que la vie doit son titre à un passage de l’Odyssée dont Marie Gillet s’est souvenue devant « une immense prairie d’asphodèles » sur une terre brûlée par un  incendie deux ans auparavant. Là aussi – dans le texte et devant les fleurs – les mots vibrent, indiquent une direction : laisser derrière soi ses propres enfers pour aller vers la lumière.

    Voici une œuvre d’une profonde sérénité, d’un grand calme intérieur, en contraste avec la tension dramatique de Nous, long roman d’un conflit familial. Tout en mouvement, regard, mémoire, accueil de ce qui se présente et méditation, Aussitôt que la vie est aussi, d’une autre manière, le journal d’une résiliente. En quelque deux cents pages, Marie Gillet nous invite à regarder la beauté où qu’elle soit et à retrouver dans la nature un chemin de vie.

  • Credo

    tesson,la panthère des neiges,récit,littérature française,tibet,munier,photographie animalière,nature,culture,spiritualité,vie sauvage« Nous étions nombreux, dans les grottes et dans les villes, à ne pas désirer un monde augmenté, mais un monde célébré dans son juste partage, patrie de sa seule gloire. Une montagne, un ciel affolé de lumière, des chasses de nuages et un yack sur l’arête : tout était disposé, suffisant. Ce qui ne se voyait pas était susceptible de surgir. Ce qui ne surgissait pas avait su se cacher.
    C’était là le consentement païen, chanson antique.
    – Léo, je te résume le Credo, dis-je.
    – J’écoute, dit-il poliment.
    – Vénérer ce qui se tient devant nous. Ne rien attendre. Se souvenir beaucoup. Se garder des espérances, fumées au-dessus des ruines. Jouir de ce qui s’offre. Chercher les symboles et croire la poésie plus solide que la foi. Se contenter du monde. Lutter pour qu’il demeure. 
    Léo fouillait la montagne au télescope. Il était trop concentré pour m’écouter vraiment, ce qui me donnait l’avantage de pouvoir continuer mes démonstrations.
    – Les champions de l’espérance appellent « résignation » notre consentement. Ils se trompent. C’est l’amour. »

    Sylvain Tesson, La panthère des neiges