Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

vie de femme

  • De petits cailloux

    zoë lucider,la voisine,roman,littérature française,vie de femme,mystère,rencontres,culture,extrait« Lire n’est pas une occupation défendable. Quand vous jardinez, cuisinez, musclez vos cuisses et vos pectoraux, vous agissez sur la matière, les plantes, les ingrédients, votre propre corps. On admirera vos plates-bandes, vos brouets, votre silhouette. Mais que pouvez-vous exhiber, si ce n’est en glissant des citations avec à-propos, de ce malaxage dont vous êtes le seul bénéficiaire ? La littérature transforme les vies en destins, en dessin et dessein d’un fatum. Toutes les péripéties sont des petits cailloux, dans une forêt plus ou moins vaste, qui conduisent l’égaré sur le chemin que lui prescrit le romancier. »

    Zoë Lucider, La voisine

  • La voisine, Zoë L.

    La couverture du premier roman de Zoë Lucider, La voisine, entre en résonance avec la citation d’Eric Chevillard en épigraphe : « Rares sont les belles femmes qui vivent comme si elles ne l’étaient pas, dans l’insouciance parfaite de cette beauté, exerçant des professions et se livrant à des activités où cette beauté n’est nullement engagée. » Tel est le cas de Suzanne, au centre de l’histoire qui aurait pu s’intituler « Recherche Suzanne désespérément » (ce titre, déjà pris, servira pour un chapitre).

    zoë lucider,la voisine,roman,littérature française,vie de femme,mystère,rencontres,culture
    Illustration de couverture : Olivia Combes

    La narratrice, une photographe lassée de sa vie nomade dans des pays en guerre, a acheté à Paris un appartement sous les toits « vendu en l’état », dont elle est tombée amoureuse à la première visite : « Ce lieu m’attendait. » Simple, confortable, « élégant de simplicité, luxuriant de sobriété ». C’est en y posant des provisions dans un placard qu’elle y a trouvé « un carton bourré d’aquarelles » et un cahier. Soucieuse de les restituer, elle se renseigne chez le notaire : il a réalisé la transaction avec un confrère qui s’est engagé à ne pas donner le nom du précédent occupant, excepté « une question de vie ou de mort ».

    D’abord, elle s’est gardée de lire le cahier, un journal. Quand elle a fini par l’ouvrir et le feuilleter grossièrement, elle est tombée sur une date « superlative » pour elle-même, celle du jour où elle a « jeté l’éponge » : après avoir rompu avec Harry, un reporter de guerre, elle a pris l’avion pour Paris, loué une mansarde et exploré le quartier avec son appareil photo, photographiant des gens joyeux, en train de rire. Elle repère en triant ses photos des « entractes » entre ses clichés de guerre, des images paisibles prises sans doute pour se réconforter. Quand elle en parle à Magda, son amie galeriste, celle-ci a tout de suite une idée d’expo : « Guerre et paix ».

    Le chapitre suivant, le plus long du roman, une cinquantaine de pages, reprend « Le Journal de Suzanne » qui va du 2 novembre au 21 décembre. Le premier jour, Suzanne y a noté une parole inattendue de son patron, Bertrand, qui s’en tient d’habitude au ton strictement neutre, courtois, adopté entre sa secrétaire et lui. Le même jour, elle a loué le petit studio à côté de son deux-pièces à une jeune femme qui partagera son palier au sixième sans ascenseur.

    Quelques jours plus tard, Bertrand s’absente et la laisse libre de ses journées. Suzanne en profite pour faire du ménage, trie ses affaires, va se faire couper les cheveux chez Marine, très bavarde, qui refuse de couper davantage que cinq centimètres de sa chevelure « somptueuse ». Elle repeint le studio en blanc et envisage d’y installer son atelier si sa locataire ne réapparaît pas. Quand elle la retrouve sur le palier en train d’explorer le sac de vêtements qu’elle comptait mettre sur le trottoir, intéressée, elles font connaissance autour d’une pizza réchauffée. Suzanne parle peu d’elle-même et ne se formalise pas quand Carole lui demande que son nom n’apparaisse pas : « Pour tout le monde, le studio n’est pas loué, il est occupé de temps en temps par une amie. »

    Suzanne évite les attaches. A part sa complicité facile avec Marine, elle fréquente le café d’Edgar, à quelques pas de l’immeuble. Carole l’invite à pendre la crémaillère en tête à tête. Quant à Bertrand, son patron qui l’a mise au chômage technique, sans perte de salaire, elle le tient à distance : il voulait son numéro de téléphone pour la contacter mais elle a répondu qu’il était sur liste rouge, qu’elle préférait un courrier. Quand elle le revoit, il n’a pas l’air bien – sa fille a disparu. Marjorie est majeure et lui a laissé un message où elle parle de « disparitions utiles », de sa peur du suicide. Il a perdu le contact avec sa mère, il se reproche d’avoir mis trop de pression sur sa fille. Suzanne fuit ces confidences et s’en débarrasse en les écrivant. Bertrand finira par cesser ses activités, en lui versant une indemnité très généreuse.

    La lecture du Journal de Suzanne a rendu la narratrice curieuse de cette femme qui comme elle s’est « retirée d’une vie antérieure » et a occupé « cette tanière où [elle] avait [elle]-même trouvé refuge. »  Quand elle pousse la porte du bar près de chez elle, on n’y connaît pas d’Edgar. La coiffeuse qui ne s’appelle pas Marine lui dit que le patron du bar s’appelle André et qu’elle n’a pas connu de Suzanne. Celle qui occupait son appartement, c’était Jeanne, sans doute un faux prénom, une femme à l’histoire compliquée dont elle ne lui racontera rien. André lui donne le vrai prénom de la coiffeuse, Amélie ; il n’a pas la nouvelle adresse de Jeanne qu’elle lui a demandée pour « une question de vie ou de mort ».

    En annonçant la publication de son premier roman sur son blog, L’arbre à palabres, Zoë Lucider notait que « La voisine n’est pas très activiste à rebours de son autrice, elle serait plutôt en retrait du monde, au point de disparaître après avoir changé d’identité. » J’ai repensé en lisant son roman à la question posée dans La carte des regrets de Nathalie Skowronek : « Que savons-nous de l’existence de ceux qui nous entourent ? » Zoë Lucider la pose à sa façon.

    Tour à tour, le récit sera porté par André/Edgar, par Amélie/Marine, par d’autres qui ont été mêlés un temps à la vie de Suzanne. Pour la narratrice, celle-ci est devenue « une sorte de sœur », l’objet d’une quête obsessionnelle : « Je n’aurais pas eu plus d’acharnement à rechercher ma mère naturelle si j’étais une enfant adoptée. » Tandis qu’elle la cherche, attirée par son choix du retrait qui rejoint son propre besoin de solitude, celle qui raconte devient elle-même une voisine, dont les autres observent l’apparence, les habitudes. Entrecroisant  les témoignages, l’autrice nous rend jusqu’au bout curieux de démêler le mystère de la disparue. Au fil du récit et des dialogues, La Voisine raconte aussi les péripéties d’une vie de femme en solo, la vie quotidienne et les rencontres. A découvrir.

  • Besoin d'exister

    nathalie skowronek,karen et moi,roman,biographie,autobiographie,littérature française,belgique,écrivain belge,karen blixen,vie de femme,écriture,culture« Je le porte en moi, ce livre que je voudrais écrire. Je voudrais raconter la vie de Karen Blixen. Cette femme me parle. Karen est ma sœur, son chemin est le mien. Je voudrais dire ses désirs, ses épreuves, son besoin d’exister. Tracer les contours de ce qui l’amène à créer. J’ai l’impression qu’en parlant d’elle j’arriverai à parler de moi. Je suis lasse, lasse de mentir. Et, comme Karen, j’ai l’espoir que l’écriture pourra me sauver. »

    Nathalie Skowronek, Karen et moi

    © Jan Goedhart, Portrait de femme écrivant, 1930

  • Karen et elle

    Karen et moi (2011) est le premier roman de Nathalie Skowronek, vous êtes plusieurs à l’avoir recommandé sur vos blogs. Avec raison. Ce roman né de l’intention d’écrire la vie de Karen Blixen comporte une double trame : l’existence de la baronne Blixen (jusqu’à son retour au Danemark) alterne avec un parcours personnel en écho, celui de la future romancière (qui sera reçue samedi à l’Académie).

    nathalie skowronek,karen et moi,roman,biographie,autobiographie,littérature française,écrivaine belge,karen blixen,vie de femme,écriture,culture
    "Jeune femme au livre" d'A. A. Deneika a remplacé
    le portrait de Karen Blixen sur la couverture

    « Cela fait longtemps que Karen est entrée dans ma vie. » Nathalie Skowronek avait onze ans quand elle a lu La ferme africaine, en voyage au Kenya avec son frère et ses parents – « et elle c’était moi et moi j’étais elle. Karen, my sister. Comme elle, je venais d’un monde qui m’étouffait, petite fille choyée de la bonne société, pélican noir au milieu de demoiselles bien peignées, comme elle j’étais la moins préparée à faire face à cette force que je sentais rugir et qui me poussait vers l’ailleurs, loin, très loin de ce pour quoi j’avais été programmée (enfance sans histoire, études honorables, beau mariage.) »

    Elle écrit la vie de Karen Blixen pour sortir de la solitude et du sentiment « de regarder passer sa vie ». La suit du Danemark jusqu’au pied des montagnes du Ngong, puis dix-sept ans plus tard de l’Afrique vers l’Europe, « retour à la case départ », jusqu’à Skagen, « un bout de femme face à l’océan, à l’extrême nord de son pays natal. »

    Avant de se marier, son père Wilhelm Dinesen a vécu deux ans en Amérique du Nord dans une cabane au milieu des Indiens qui l’appellent « Boganis » (noisette) – c’est ainsi qu’il signera ses Lettres de chasse et ses articles. Ses parents appelaient Nathalie Skowronek « Epinglette » à cause de sa taille fine et de ses « attitudes piquantes ». Dans sa bulle d’enfant, « il y avait des rêves et des mots », elle passait son temps à lire.

    Wilhelm et Ingeborg (d’une famille bourgeoise « richissime », polyglotte cultivée et intelligente) ont eu trois filles et deux fils. Progressiste, le père de Karen prend la défense des Indiens, de la vie sauvage. Une vie « normale » ne l’intéresse pas. Sa mère note : « Exactement comme notre petite Tanne. » Karen-Tanne se promène avec son père dans les bois, il lui transmet son amour de la nature, de la liberté. Peu avant ses dix ans, il se suicide et sa fille préférée en ressent un chagrin immense, puis veut être à la hauteur : « On ne peut se contenter d’une vie ordinaire après avoir été reine. »

    Quand vient l’âge de se marier, Karen s’ennuie, Nathalie aussi. Complice de son père qui cache ses soucis, celle-ci observe « les trop longues siestes » de sa mère déprimée. Elle envie à Karen le « soutien indéfectible » de sa mère Ingeborg. Nathalie ignorait que les angoisses de sa mère remontaient à sa propre enfance : elle venait d’avoir quatre ans lorsque son père, « rescapé d’Auschwitz », était parti.

    Karen était amoureuse de Hans, qui ne voulait pas d’elle. Bror Blixen, son frère jumeau, lui a proposé de s’associer en devenant sa femme. Ils s’installeraient au Kenya pour faire fortune. Elle accepte. Nathalie Skowronek se marie juste après ses études de lettres avec un homme qu’elle connaît depuis des années – « J’ai cru qu’en me mariant j’arriverais à me mettre à l’abri de moi-même. »

    A dix-huit ans, elle rêvait de partir vers le sud, mais sa famille l’en a dissuadée : sa mère avait besoin d’elle, il valait mieux ne pas s’éloigner. Les débuts de sa vie de couple la rassuraient, elle devenait plus sociable, « experte dans l’art du faire semblant ». Quand Karen arrive à la ferme – Mbogani, ça ressemblait au nom indien de son père – tout vêtu de blanc, Farah l’y attend et lui offre un lévrier d’Ecosse en cadeau de bienvenue. Karen l’appelle « Dusk », crépuscule, en souvenir de leur première rencontre.

    Le « temps béni » de la découverte de la nature africaine, de la vie sauvage, Nathalie l’a vécu lors d’un second voyage au Kenya avec ses filles. « Mentalement » elle leur disait : « Ne faites pas comme moi, n’ayez pas peur, ouvrez les yeux, désirez plus, écoutez ce que la savane nous dit. » En suivant leurs vies en parallèle, Nathalie Skowronek dévoile peu à peu sa propre personnalité, son milieu, son premier travail dans les magasins de vêtements de la famille. « Mon patronyme, une alouette en français, n’est pas un nom juif mais polonais. » Un nom probablement « acheté » par un ancêtre pour éviter à ses fils « un enrôlement forcé dans l’armée russe ».

    Comme Karen tombée amoureuse en Afrique de Denys Finch-Hatton, Nathalie Skowronek a rencontré quelqu’un lorsqu’elle travaillait pour une maison d’édition, et senti immédiatement que cet homme, un écrivain, était fait pour elle. Vivre entre deux hommes, rappelez-vous, c’était le thème de La carte des regrets, qu’on retrouve ici dans les deux destins racontés.

    Plusieurs livres « compagnons de route » irriguent Karen et moi, comme L’appel de la forêt, Les Mémoires d’Hadrien, Aurélien et d’autres. Nathalie Skowronek a mis plus de temps que Karen Blixen à oser choisir sa vie, mais comme elle, un jour, elle s’est reconstruite par l’écriture. Elle signe ici un très beau roman, dans son style apparemment simple où les mots sont d’une justesse admirable.

  • Annie Ernaux Nobel !

    Prix Nobel de littérature 2022 ! En apprenant la magnifique distinction obtenue par l’écrivaine des Années, mes pensées vont à P. V. , une collègue depuis trop longtemps disparue qui me l’a fait lire en premier. Et à l’amie Colo, si enthousiaste de l’avoir écoutée récemment à Majorque, qui m’a mis entre les mains le dernier récit que j’aie lu d’Annie Ernaux, La femme gelée, où j’ai choisi ce passage.

    Ernaux prix Nobel.jpg
    « pour le courage et l’acuité clinique avec laquelle elle découvre les racines,
    les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle ».

    « Ce que je deviendrai ? Quelqu’un. Il le faut. Ma mère le dit. Et ça commence par un bon carnet scolaire. Le samedi elle fait le compte des dix en dictée et en calcul mais ne moufte pas devant l’inévitable quatre en couture et le passable en conduite. »

    Annie Ernaux, La femme gelée