Avec Christophe Boltanski, j’en étais restée à La Cache, son fameux premier roman, autobiographique. Dans Les vies de Jacob (2021), il mène l’enquête à partir de l’étonnant album photo trouvé aux puces par une productrice de cinéma ; elle voudrait qu’il en tire un synopsis. Dans les premières pages, et puis régulièrement, il s’adresse à Jacob B’chiri, cet inconnu qui soulevait régulièrement le rideau d’une cabine de photomaton pour se faire tirer le portrait : il y a 369 « selfies » dans l’album à couverture verte.
Christian Boltanski, Chance (détail), 2014, Carriageworks, Sydney. Image: Zan Wimberley
« Vous ne choisissez pas une histoire. Elle s’impose à vous. Elle déboule sans prévenir, l’air de rien. Vous la chassez. Elle revient. A priori, elle ne vous concerne pas. Elle semble même assez éloignée de vos préoccupations, et pourtant elle vous touche. Vous essayez de comprendre pourquoi sans y parvenir. Vous ne savez pas par quel bout la prendre, jusqu’au moment où vous percevez une note familière, comme un écho assourdi de votre musique intérieure, et, doucement, vous vous laissez gagner. Elle vous trotte dans la tête, pareille à une rengaine. Vous êtes fatigué de la ressasser, mais impossible de s’en défaire. Elle finit par vous obséder. Il n’existe alors plus qu’un seul moyen pour s’en débarrasser : l’écrire. »
Le narrateur recueille des indices, comme cette note finale sur une étiquette, demandant de contacter le consulat d’Israël en cas d’accident. L’homme des photos est-il mort ou vivant ? Comment son album a-t-il échoué entre les mains d’un brocanteur ? Les étiquettes à son nom, « B’chiri Jacob », indiquent différentes adresses. Du papier adhésif au logo d’El-Al. En trois ans et demi, dans les années ’70, vingt-quatre étapes entre Israël, l’Italie, la Suisse, la France – Jacob était-il un espion ?
Peu à peu, le lecteur découvre des pistes avec l’enquêteur. Aux adresses mentionnées, celui-ci espère trouver quelqu’un qui l’aurait connu, qui pourrait lui en dire davantage. Quand il découvre des notes et des dates au dos des photos, c’est un grand pas vers des réponses à ses questions, bien que ce ne soit pas évident. « Face, tu te tais et te surexposes. Pile, tu te livres et te dissimules. »
A l’ambassade d’Israël à Paris, d’abord il n’apprend rien, ni en appelant un cinéaste qui s’intéresse à un homonyme, Jacob B’chiri, un chanteur tunisien. Les vies de Jacob est un récit à suspens, plein de questions, de fausses pistes, et même quand sa famille sera identifiée, les mystères, les secrets, les non-dits ne manqueront pas. L’acharnement du narrateur, obsessionnel, aboutira-t-il au synopsis commandé ? La productrice s’impatiente.
Christophe Boltanski réussit à nous intéresser à son enquête sur l’homme aux 369 visages dont il devine, touche après touche, la personnalité – une sorte de Juif errant auquel il s’est tellement attaché qu’il lui restitue non pas une mais des histoires, un « drôle de fantôme » (Le Monde). Il y a quelque chose de Perec dans l’allure de ce récit, l’inventaire d’un album photos devenant comme l’inventaire d’une vie.
En nous emmenant à la rencontre de Jacob, en tutoyant celui qu’il n’a pas connu, voilà qu’il réalise cette conviction exprimée au début de son récit, composé durant une période de confinement : « Je me méfie des images, des écrans, de tout ce qui fait obstacle entre moi et les autres. […] Sans même attendre cette virtualisation forcée du monde, j’ai toujours été convaincu que rien ne remplace une rencontre. »
Neveu de l’artiste plasticien Christian Boltanski, qui a si souvent utilisé des photographies anonymes dans son travail, décédé il y a un an, Christophe Boltanski s’est éloigné ici du thème familial de ses premiers récits (La cache, Le guetteur). D’une certaine manière, tout de même, comme l’écrit Sophie Joubert en tête d’un entretien avec l’auteur dans l’Humanité, « Entre enquête et fiction, Les Vies de Jacob fait écho aux précédents livres de l’écrivain et journaliste. »
Commentaires
J'en suis moi aussi restée à "la cache". "le guetteur" m'attend, acheté lors d'une rencontre avec l'auteur. Je verrai après pour "l'album de Jacob". C'est une famille assez étonnante.
Je n'ai pas lu ce roman-là. Une famille peu ordinaire, en effet, il y a plein de scènes si marquantes dans "La cache" qu'on ne peut les oublier.
J'aime beaucoup l'extrait où il explique comment un sujet rode dans la tête de l'écrivain, le harcèle en quelque sorte et l'oblige à écrire pour s'en débarrasser.
Moi aussi, j'ai tout de suite eu envie de le partager.
Comme Zoë, intéressant extrait que j'ai relu l'extrait 2 fois et oui, se délivrer d'une obsession en l'écrivant!
J'ai parfois pensé à Modiano en lisant le récit de cette obsession, vu la manière dont le narrateur suit son sujet de trace en trace. Bonne journée, Colo.
jamais lu l'auteur, je suis ensevelie sous ma PAL
Chez qui d'entre nous la liste peut-elle cesser de s'allonger ? Ce titre-ci est venu à ma rencontre sur une table de la bibliothèque.
Très tentant. J'ai vu des Installations de Boltanski , elles m'avaient émue, remuée. Je note un titre de plus!!!
Je lis en ce moment une sorte d'enquête également, sur Yeats.
Si tu ne l'as pas fait, je t'invite à agrandir celle que j'ai choisie comme illustration pour y trouver le lien avec le roman de son neveu.
Yeats : je pense deviner de quel livre il s'agit. Bonne lecture et bon week-end, Anne.