Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

les vies de jacob

  • Annotations

    christophe boltanski,les vies de jacob,récit,littérature française,photos,enquête,photomaton,culture« Je ne me souviens plus si la photo est tombée d’elle-même ou si je l’ai décollée par mégarde en soulevant le papier transparent qui la protégeait. C’était la première de la série. Celle qu’il avait choisie pour inaugurer son album. Celle où il posait en costume-cravate et étalait ses dents blanches. Au verso, je vis des annotations rédigées à la main en hébreu, précédées d’une date. Par curiosité, je retournai le portrait suivant et découvris au dos la même écriture carrée qui emplissait l’espace. J’en détachai trois autres, délicatement, avec le pouce, en prenant soin de ne pas déchirer la page, sans rien trouver, puis j’exultai : encore un message derrière la photo du bas. Il avait disséminé ses petits mots un peu partout. »

    Christophe Boltanski, Les vies de Jacob

  • L'album de Jacob

    Avec Christophe Boltanski, j’en étais restée à La Cache, son fameux premier roman, autobiographique. Dans Les vies de Jacob (2021), il mène l’enquête à partir de l’étonnant album photo trouvé aux puces par une productrice de cinéma ; elle voudrait qu’il en tire un synopsis. Dans les premières pages, et puis régulièrement, il s’adresse à Jacob B’chiri, cet inconnu qui soulevait régulièrement le rideau d’une cabine de photomaton pour se faire tirer le portrait : il y a 369 « selfies » dans l’album à couverture verte.

    Boltanski Christian Chance.jpg
    Christian Boltanski, Chance (détail), 2014, Carriageworks, Sydney. Image: Zan Wimberley

    « Vous ne choisissez pas une histoire. Elle s’impose à vous. Elle déboule sans prévenir, l’air de rien. Vous la chassez. Elle revient. A priori, elle ne vous concerne pas. Elle semble même assez éloignée de vos préoccupations, et pourtant elle vous touche. Vous essayez de comprendre pourquoi sans y parvenir. Vous ne savez pas par quel bout la prendre, jusqu’au moment où vous percevez une note familière, comme un écho assourdi de votre musique intérieure, et, doucement, vous vous laissez gagner. Elle vous trotte dans la tête, pareille à une rengaine. Vous êtes fatigué de la ressasser, mais impossible de s’en défaire. Elle finit par vous obséder. Il n’existe alors plus qu’un seul moyen pour s’en débarrasser : l’écrire. »

    Le narrateur recueille des indices, comme cette note finale sur une étiquette, demandant de contacter le consulat d’Israël en cas d’accident. L’homme des photos est-il mort ou vivant ? Comment son album a-t-il échoué entre les mains d’un brocanteur ? Les étiquettes à son nom, « B’chiri Jacob », indiquent différentes adresses. Du papier adhésif au logo d’El-Al. En trois ans et demi, dans les années ’70, vingt-quatre étapes entre Israël, l’Italie, la Suisse, la France – Jacob était-il un espion ?

    Peu à peu, le lecteur découvre des pistes avec l’enquêteur. Aux adresses mentionnées, celui-ci espère trouver quelqu’un qui l’aurait connu, qui pourrait lui en dire davantage. Quand il découvre des notes et des dates au dos des photos, c’est un grand pas vers des réponses à ses questions, bien que ce ne soit pas évident. « Face, tu te tais et te surexposes. Pile, tu te livres et te dissimules. »

    A l’ambassade d’Israël à Paris, d’abord il n’apprend rien, ni en appelant un cinéaste qui s’intéresse à un homonyme, Jacob B’chiri, un chanteur tunisien. Les vies de Jacob est un récit à suspens, plein de questions, de fausses pistes, et même quand sa famille sera identifiée, les mystères, les secrets, les non-dits ne manqueront pas. L’acharnement du narrateur, obsessionnel, aboutira-t-il au synopsis commandé ? La productrice s’impatiente.

    Christophe Boltanski réussit à nous intéresser à son enquête sur l’homme aux 369 visages dont il devine, touche après touche, la personnalité – une sorte de Juif errant auquel il s’est tellement attaché qu’il lui restitue non pas une mais des histoires, un « drôle de fantôme » (Le Monde). Il y a quelque chose de Perec dans l’allure de ce récit, l’inventaire d’un album photos devenant comme l’inventaire d’une vie.

    En nous emmenant à la rencontre de Jacob, en tutoyant celui qu’il n’a pas connu, voilà qu’il réalise cette conviction exprimée au début de son récit, composé durant une période de confinement : « Je me méfie des images, des écrans, de tout ce qui fait obstacle entre moi et les autres. […] Sans même attendre cette virtualisation forcée du monde, j’ai toujours été convaincu que rien ne remplace une rencontre. »

    Neveu de l’artiste plasticien Christian Boltanski, qui a si souvent utilisé des photographies anonymes dans son travail, décédé il y a un an, Christophe Boltanski s’est éloigné ici du thème familial de ses premiers récits (La cache, Le guetteur). D’une certaine manière, tout de même, comme l’écrit Sophie Joubert en tête d’un entretien avec l’auteur dans l’Humanité, « Entre enquête et fiction, Les Vies de Jacob fait écho aux précédents livres de l’écrivain et journaliste. »