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Bruxelles - Page 83

  • Anatolia Europalia

    Pour sa 25e édition, le festival Europalia accueille cette année la Turquie à Bruxelles. Anatolia en est l’exposition phare, consacrée au riche patrimoine de l’Anatolie (d’où viennent beaucoup de Bruxellois belgo-turcs). La non-reconnaissance du génocide arménien par le gouvernement turc et certains élus belges a entaché son inauguration, du fait et de la visite contestée du président turc et de l’absence de la culture arménienne dans cette belle exposition où se côtoient des antiquités assyriennes, hittites, phrygiennes, grecques, romaines, byzantines et ottomanes.

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    Carreau de céramique glaçurée en forme de croix, Palais de Kubadabad, XIIIe siècle, Karatay Tile Arts Museum, Konya

    Elle aurait pu s’intituler « Des dieux et des hommes », on l’a sous-titrée « Home of Eternity », sans traduire. En Anatolie, « pont entre l’Europe et l’Asie » (Europalia), les cultures successives et les différents cultes ont laissé un patrimoine très riche : « deux cents des plus belles pièces de trente musées turcs » ont fait le voyage jusqu’au Palais des Beaux-Arts (Bozar).

    Il fallait montrer patte blanche et se laisser scanner ce 18 novembre pour y entrer, et passer au vestiaire (après les attentats de Paris, la sécurité était maximale, et aussi parce que s’y tenait une conférence européenne dans le cadre des « Journées de Bruxelles »). Malgré cela, beaucoup de visiteurs, de groupes.

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    Vue d'ensemble © Europalia Arts Festival Turkey  

    Sur la vidéo de présentation (à laquelle j'ai emprunté quelques clichés, à défaut de photographies sur place), vous pouvez vous faire une idée de la qualité de la scénographie, très esthétique, signée Asli Ciçek : les objets sont présentés sur de jolies tables, les éclairages, les matériaux sont très soignés (noyer, cuivre). Sur les murs sont projetées des photos des sites archéologiques correspondants.

    Un taureau dieu de l’orage, des disques solaires, le dieu-fleuve Eurymédon… La première partie montre une spiritualité tournée vers le cosmos, à différentes époques. En calcaire, bronze ou marbre, les sculptures présentées dans un état de parfaite conservation sont étonnantes de beauté et de finesse. L’audioguide permet de mieux comprendre leur signification.

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    Stèle dédiée à Kakasbos (détail), IIIe- IVe s., Musée de Fethiye (Photo Yttrium elf / Wikimedia Commons)

    Après des idoles en marbre du troisième millénaire avant J.C., le monde du divin présente d’abord des figures masculines, comme le dieu-cavalier Kakasbos, puis des « déesses-mères », figurines en terre cuite aux silhouettes de plus en plus opulentes. Une étonnante statue « ithyphallique » montre un dieu en érection.

    Place aux Grecs avec une statue bétyle d’Artémis (musée d’Antalya), un croissant sur la poitrine. Sur celle d’une autre Artémis (Ephesia), une multitude de globules ne représentent pas des seins mais des testicules de taureau ! Voilà Cybèle, Athéna, Poséidon, Zeus, Apollon – plus loin, une Aphrodite mutilée (aux seins et aux parties génitales) illustre le sort fait ultérieurement à certaines statues.

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    Pyxide en argent (détail) © Europalia Arts Festival Turkey  

    L’arrivée du christianisme apparaît dans un bas-relief symbolique : une ancre figure la croix, deux poissons à ses pieds, et en dessous, Jonas à moitié avalé par la baleine. Je regarde dans une vitrine de petites croix ouvragées en or qui servaient pour les bijoux, une belle pyxide ciselée, en forme de colombe. Un minuscule coffret en argent porte une très ancienne représentation du Christ adulte, barbu, sur le trône (Ve siècle).

    La période ottomane est illustrée par quelques céramiques d’Iznik : lampe, très beau carreau bleu et vert où deux perroquets se posent sur une fontaine fleurie, coupelle figurative… A côté de corans anciens, j’ai découvert qu’on vénérait aussi le prophète en représentant son empreinte de pied (en bronze et argent, argent et bois, ébène...) ou en brodant la forme de ses sandales sur une coiffe de prière.

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    Carreau aux oiseaux (détail), céramique d'Iznik, XVIIe siècle, Sadberk Hanim Museum, Istanbul

    La première allée du parcours en U se termine sur des illustrations de créatures hybrides : griffons, dragons, harpies, aigle à deux têtes… On y voit aussi des anges, dont le plus remarquable est, au centre de cette salle, un ange couronné en marbre du treizième siècle, richement vêtu, représenté en plein mouvement – vol ou course. Magnifique. J’aurais aimé pouvoir vous le montrer.

    Vient ensuite une grande salle sur le thème des lieux de culte. On peut y voir entre autres des éléments sculptés de l’église Saint Polyeucte, détruite, qui fut la plus belle de Constantinople avant l’édification de Sainte Sophie. Plus loin, un coffret à Coran en argent du dix-septième siècle (Topkapi) et un autre en fine marqueterie. De Topkapi aussi, ce magnifique casque d’apparat.

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    Casque d'apparat (détail), Musée du Palais de Topkapi © Europalia Arts Festival Turkey

    La pratique des rituels religieux fait appel à toutes sortes d’objets, dont un bel ensemble de vases zoomorphes en terre cuite. On verra aussi comment les hommes, dans ces temps anciens, cherchaient la protection des dieux, contre les maladies notamment, en portant certains objets ou vêtements « talismaniques ».

    L’exposition Anatolia montre la diversité des civilisations qui se sont implantées en Anatolie et la richesse des musées turcs qui conservent tous ces trésors archéologiques. C’est une vision pacifiée de l’histoire des religions, « un visage européo-compatible » de la Turquie (Le Figaro). J’en suis sortie à la fois émerveillée devant ces splendeurs du passé préservées durant tant de siècles et inquiète du décalage avec les conflits destructeurs du présent.

  • Modernité

    2050,une brève histoire de l'avenir,exposition,bruxelles,mrbab,attali,art contemporain,société,futur,culture« Ici, l’homme ne se bat pas avec Dieu, il ne veut pas monter jusqu’au ciel pour l’égaler, mais cherche à réduire la nature, arraisonnée par la technique, comme le dirait Heidegger. Des autoroutes, des rails, des immeubles accrochés à flanc de colline, une usine dominent les nuages. L’orgueil humain tient à la volonté de conquérir et de dominer la nature, ce que des auteurs comme Hannah Arendt tiennent pour l’essence même de la modernité. Mais l’infini que l’espèce humaine cherche à atteindre est moins vertical qu’horizontal. L’homme ne grimpe pas vers le ciel, mais il avance. Il ne construit pas une tour, mais il marche. Si la vidéo de Yang Yongliang prolonge Babel, elle offre une vision non monothéiste de ce mythe qui repose sur l’existence d’un ordre divin que les hommes contestent en érigeant une tour. La réponse divine, qui est presque celle d’un Dieu nihiliste, est alors de créer du désordre. Un désordre que l’on retrouve dans cette civilisation urbaine qui détruit, à coup de pelleteuses, le cadre naturel. On retrouve la dialectique de l’ordre et du désordre dans cette œuvre dont l’harmonie est absente, qui met en scène une folie, une fuite en avant. De sombres et gigantesques montagnes d’immeubles surplombent à l’infini des mégalopoles en proie à la démesure et à la déraison. L’artiste étant chinois, il faut toutefois se demander si sa critique porte sur la civilisation urbaine en général ou bien sur la manière dont la civilisation matérielle se développe dans le contexte spécifique de la Chine. »

    Pierre Bouretz, Babel nous joue des tours
    (Philosophie magazine, n° 60, juin 2012)  
      

    Photo :  © Yang Yongliang, Infinite Landscape, Galerie Paris-Beijing (extrait de la vidéo) 
    "2050 Une brève histoire de l'avenir", MRBAB, Bruxelles

    Source du texte : http://folieetespoirblog.eklablog.com/orgueil-et-folie-c25598794

     

  • 2050 Brève histoire

    « 2050 Une brève histoire de l’avenir » : l’exposition est ouverte depuis deux mois aux Musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles (avec un complément au Louvre, les MRBAB ayant pris le relais du Palais de Tokyo qui a dû renoncer au projet). Quelle est donc cette version du futur selon Jacques Attali, dont je n’ai pas lu le livre ? Au début du parcours, le visiteur est invité (en trois langues) à créer son propre guide : une plaquette, un lien passant, où superposer les feuilles d’explications à prélever dans chaque salle (source des citations ci-dessous). Allons-y.

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    Deux petites sculptures sous verre font signe, sans légende sur le socle ni même le nom de l’artiste, seulement un numéro et un logo « smartphone » à lire comme un code QR – si vous en avez un, vous chargez l’application au départ, vous donnez votre adresse électronique et… Et rien, cela ne fonctionne pas : encore faut-il que votre téléphone soit d’un certain type, ce n’est pas le cas du mien. Et dire qu’un peu plus loin, le microprocesseur devenu « emblème de la révolution technologique contemporaine » prend place dans la « contestation du leadership américain dans le monde ».

    Voilà qui frustre et interpelle : ni étiquetage des œuvres, ni audioguide. Heureusement il reste les textes d’accompagnement à détacher de leur pile (n’oubliez pas vos lunettes). Au verso de l’introduction, voici les légendes 1 et 2 (ci-dessous) : « Vénus de Galgenberg » (36.000 avant J.C.) et « Fragile Goddess » de Louise Bourgeois (2002). La figurine en serpentine a longtemps été considérée comme la plus ancienne représentation d’une divinité féminine (la « Vénus de Hohle Fels » a pris cette place). Avec la déesse en textile dotée d’attributs féminins et masculins, elle renvoie « au rêve ancestral d’immortalité ».

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    Vénus de Galgenberg / Fragile Goddess © Louise Bourgeois 

    Du passé au présent, en route pour le futur. « Peintures, sculptures, photographies, vidéos, installations et arts numériques : plus de 70 œuvres d’art contemporain interrogent notre avenir, à l’horizon 2050 », annonce le site de l’exposition. Jacques Attali voit l’avenir du monde en cinq vagues : « 1. Un déclin relatif de l’Empire américain, 2. Un monde polycentrique, 3. L’hyper empire, 4. L’hyper conflit, 5. L’hyper démocratie » (si l’humanité survit à la quatrième vague !) Ce seront les étapes du parcours.

    Los Angeles, « 9e cœur » de l’Ordre marchand né au Moyen Age en Europe (après Bruges, Venise, Anvers, Gênes, Amsterdam, Londres, Boston, New York), est le thème de la première salle. Un court-métrage présente « Metropolis II » de Chris Burden, « grande sculpture cinétique » d’une ville dense et compacte où circulent « 1100 voitures électriques miniatures » entre les buildings – « la frénésie étourdissante d’une capitale du XXIe siècle ». La maquette « Mexicalichina » de Tracey Snelling (ci-dessous) montre un déglingué par contraste très humain, plus en tout cas que les champs de pétrole où s’alignent des puits de forage (photographies d’Edward Burtynsky). « Random war » (1967) de Charles Csuri & James Shaffer, une des premières œuvres générées par ordinateur, montre la guerre entre soldats de plomb, les rouges contre les noirs, positionnés de manière aléatoire.

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    © Tracey Snelling, Mexicalichina, 2011

    Une grande photo noir et blanc de Hiroshi Sugimoto, « World Trade Center » (1997), où les silhouettes des tours jumelles sont floues, incarne ici le début du déclin de la puissance américaine. Plusieurs artistes questionnent l’état du monde à partir d’un planisphère ou des drapeaux nationaux (Alighiero Boetti, Mona Hatoum, Jennifer Brial, Sara Rahbar, entre autres).

    Maarten Vanden Eynde s’est procuré un échantillon du « continent de plastique » formé par les déchets dans l’océan : « Plastic Reef » gît sur le sol, sous une œuvre numérique d’Olga Kisseleva, « Artic Conquistadors », où la carte de l’Arctique se couvre de logos des compagnies multinationales. « Fleur de Lys » (2009), une installation signée HeHe (Helen Evans & Heiko Hansen) attire le regard un peu plus loin (ci-dessous) : de la fumée s’échappe d’une tour de réfrigération, illustration de notre planète polluée, menacée par le risque nucléaire, en jaune et vert fluo. « Le titre renvoie à la France et à sa forte dépendance énergétique vis-à-vis du nucléaire. »

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    ©
    HeHe, Fleur de Lys (détail tiré du catalogue)

    Une vidéo de Yang Yongliang montre une vision asiatique du monde produit par l’hyperconsommation. Une autre, de Michal Rovner, réduit le mouvement humain filmé de très haut à une sorte de grouillement bactériologique vu sous un microscope. Aux trois sanctuaires réalisés à partir d’armes et de munitions (Al Farrow) et autres œuvres sur « l’hyper conflit » répond (peut-être) un triptyque photographique, trois portraits d’un enfant noir tenant une arme, en prière, devant un globe terrestre. Marie-Jo Lafontaine lui a donné pour titre « La guerre, la religion, le rêve ».

    Un peu d’optimisme, à la fin du parcours, avec « Utopies » : « un ordre démocratique, harmonieux et durable, fondé sur l’altruisme ». Image du ciel étoilé (Thomas Ruff), slogans de Mark Titchner  voisinent avec une maquette monumentale (plus de trois mètres) de Bodys Isek Kingelez, « Kimbembele Ihunga » (1994). Ses architectures fantaisistes et colorées illustrent une « vision futuriste et utopique de la métropole africaine tentaculaire et anarchique » (ci-dessous).

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    © Mark Titchner, Let the future… / © Bodys Isek Kingelez, Kimbembele Ihunga (détail)

    Vous l’avez compris, cette exposition qui nous interroge sur nos responsabilités quant à l’avenir du monde ne se donne pas immédiatement. « 2050 Une brève histoire de l’avenir » exige beaucoup du visiteur et je regrette le manque d’indications explicites, même si « l’absence de cartels à côté des œuvres (qui souvent parlent d’elles-mêmes) est un choix assumé pour laisser le visiteur les regarder et les interpréter librement. » (L’agora des arts). En lisant les textes chez moi, plus à mon aise (il faut aussi trouver un spot bien orienté pour pouvoir les lire sur place), je me suis davantage intéressée à certaines œuvres. A mes yeux, la présentation générale est ambivalente : montrées sans commentaire, ces réalisations laissent les visiteurs en tête à tête avec les artistes, oui, mais leur regroupement les réduit au rôle d’illustrations, au service du discours qui leur sert de fil conducteur, et limite ainsi leur portée.

    L’art contemporain déplace le cœur de l’art : ici reflet de nos inquiétudes, il dénonce, questionne, bouleverse les codes de l’esthétique. A la fin du parcours, des reproductions colorées de la figurine de Stratzing imprimées en 3D évoquent de nouvelles possibilités dans le domaine de la santé et des « objets muséaux ». Par exemple, « Anke », une sculpture de Hans Op de Beeck a été partiellement réalisée grâce à cette technique – une figure féminine classique, avec une prothèse à la place du bras gauche.

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    © Yinka Shonibare MBE, Space Walk, 2002 / Forum des MRBAB / Photo La Libre Belgique

    Enfin, si vous n’avez pas levé les yeux en entrant dans le forum du musée, faites-le en sortant : deux astronautes s’y promènent dans l’air : Yinka Shonibare MBE les a habillés de tissus inspirés des batiks javanais vendus en Afrique subsaharienne. « Il laisse ainsi lui aussi entrevoir un autre monde possible. Un monde où le continent africain serait suffisamment puissant pour partir à la conquête de la lune. »

  • Fatigue

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    « A moi aussi elle dit c’est vrai je fume trop elle le sait qu’elle fume trop à moi elle le dit clairement qu’elle fume trop et moi aussi je fume trop et je le lui dis et toutes les deux on se dit on va essayer de moins fumer tandis qu’à lui elle disait qu’elle fumait pas trop et moi je fumais dans les toilettes et maintenant je continue à fumer dans les toilettes mais je fume ailleurs aussi. Je sais que ça me fatigue mais tout me fatigue je suis de toute façon quelqu’un de fatigué sauf parfois quand je m’oublie. C’est assez rare que je m’oublie il faut des occasions des fêtes des grandes fêtes avec toute la famille réunie des fêtes comme des mariages des fêtes où l’on danse alors je m’oublie et je danse. »

     

    Chantal Akerman, Une famille à Bruxelles

  • Akerman, Bruxelles

    Chantal Akerman (1950-2015) nous a quittés il y a peu, la vie était devenue trop lourde pour la cinéaste « un peu belge mais aussi new yorkaise et parisienne » (Pascale Seys) qui « laisse un extraordinaire patrimoine de films qui ont changé l’Histoire du 7e art. » (Cinémathèque royale de Belgique) En 1998, dans Une famille à Bruxelles, moins de cent pages, elle raconte le deuil dans un « grand appartement presque vide » d’une femme « souvent en peignoir » qui vient de perdre son mari – sa mère, son père. 

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    Chantal Akerman au Carpenter Center for the Visual Arts à Harvard en 1998 © Evan Richman pour le New York Times 

    « Je vois », « Je ne vois pas ». Akerman note surtout des images : « cette femme » attendant le tram, au téléphone, devant la télévision, sa façon de parler, de réagir. Pour aller passer une soirée dans sa famille proche, elle s’habille, se maquille, et la gentillesse à son égard lui « fait du bien aux os ». Ses deux filles vivent loin d’elle, l’une à Ménilmontant, l’autre « presque en Amérique du Sud ». Elle sait pouvoir compter sur elles, mais « compter sur quelqu’un qui vit loin n’est pas la même chose que compter sur quelqu’un qui vit tout près. » « Elles ont leur vie. Chacun a sa vie. » Le téléphone est « un bon moyen pour rester en contact ».  

    « Sa fille de Ménilmontant n’a pas d’enfant au fond elle s’en fiche. Pas sa fille, elle. » Cette fille-là pense beaucoup, « trop », et parfois « elle se met à parler trop et trop vite », quand elle va mal. Sa mère a toujours cru que sa fille tenait d’elle, mais à présent que son mari est mort, elle voit mieux en quoi elle ressemble à son père aussi, avec sa manière de « siffloter sans faire de son », de marcher les mains croisées derrière le dos.

     

    « Elle » a quitté la Pologne pour la Belgique, et aurait bien rejoint sa cousine dans un pays chaud, mais son mari n’aimait pas la chaleur. « A ma fille de Ménilmontant je dis toujours du moment que j’entends ta voix au téléphone, ça va et j’entends alors si toi tu vas. » A l’autre fille, elle demande des nouvelles de son mari, des enfants. Puis elle repense à son mari malade qui se souciait surtout de pouvoir reconduire sa voiture. « Et maintenant je ne fais rien et encore moins que quand mon mari vivait. »

     

    Une famille à Bruxelles passe de la troisième personne à la première, c’est le soliloque d’une solitude, d’un vide à remplir. Peu de souvenirs marquants, comme ce manteau de fourrure longtemps attendu (trop cher) qu’elle aimait porter sur sa robe quand elle allait danser aux mariages. Des gestes du quotidien surtout : on fume, on se parle, on partage les gâteaux du dimanche, on se donne des nouvelles de sa santé.

     

    La mère (ou sa fille qui écrit) se rappelle les faits et gestes du père avant la maladie, puis pendant. Son soulagement mêlé d’horreur quand on lui trouvait un mot si souvent prononcé mais qu’il ne trouvait plus. Sa passion, quand il en avait eu les moyens, pour acheter des tableaux en salles de vente, que ses filles trouvaient affreux sans le lui dire. La maison où ils « se serraient » quand des parents venaient et restaient. Des souvenirs de vacances. 

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    « Le quotidien, c’est ce qui m’intéresse » dit Akerman à Pascale Seys dans un entretien de 2013 rediffusé le mois dernier sur Musiq3 (Le grand charivari). Ecoutez quelques minutes sa voix rauque (« Je sais pas », « Je pense pas des choses comme ça ») – c’est elle, elle qui ne dort pas sans somnifères. « J’adore votre voix » lui déclare Paul Hermant dans l’émission. Elle reconnaît qu’elle aime parler – la femme du récit ne fait au fond rien d’autre.

     

    Ses parents sont venus de Pologne en Belgique où ils sont restés. Chantal Akerman n’approfondit pas le contexte (la Shoah). Quant à elle, elle avance. Vers quoi ? « Vers la mort », comme tout le monde. Elle préfère le « faire » à l’interrogation. Pendant qu’elle tournait Nuit et jour, une dame l’a sollicitée pour une « installation » dans un musée – « mon Dieu, qu’est-ce que je fais ? » – et en travaillant sur ses bandes avec la monteuse de ses films, petit à petit, cela s’est fait.

     

    Travailler ainsi dans la liberté totale lui a plu, et dans une grande légèreté, sans les soucis budgétaires et toutes ces étapes qui alourdissent la réalisation d’un film. Le spectateur, au musée, choisit de rester ou de passer, c’est tout différent aussi. Et il faut chaque fois réinventer l’installation selon l’espace disponible. Donc elle a continué.

     

    Une autre voix que j’ai aimé reconnaître et réentendre dans Le grand charivari, c’est celle de Delphine Seyrig, qui jouait dans le fameux Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles (1975). La réalisatrice disait : « C’est un film sur l’espace et le temps et sur la façon d’organiser sa vie pour n’avoir aucun temps libre, pour ne pas se laisser submerger par l'angoisse et l'obsession de la mort. » (Wikipedia)

     

    « Une famille à Bruxelles impose avec force ce que ses films laissaient pressentir et qu’avait confirmé son théâtre : il y a un ton, une écriture Akerman, un usage lancinant de la répétition, une sorte de platitude acceptée, une manière de faire naître l'émotion en tournant autour des sentiments sans jamais les nommer, qui finit par prendre à la gorge. » (Thierry Horguelin)

     

    « On a une seule vie » insiste Chantal Akerman. Il faut faire quelque chose, quelque chose d’autre que ce qu’on a déjà fait. Son plaisir n’était pas de se répéter mais d’essayer autre chose, de ne pas tout maîtriser. A la fin de l’émission, Pascale Seys demande si son invitée a une maxime. Quelle émotion d’entendre alors Akerman (qui vient de se donner la mort) reprendre le conseil que sa mère (décédée en 2014) lui avait donné à un moment où sa fille n’était pas bien, une phrase qu’elle continuait à se répéter depuis : « Laisse-toi vivre, Chantal, laisse-toi vivre. »