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Textes & prétextes - Page 230

  • Au hasard des rues

    La voici, cette autre déambulation contée par Virginia Woolf, que Mrs Dalloway dans Bond Street m’a donné envie de relire : Au hasard des rues. Une aventure londonienne. Cette nouvelle située au milieu du recueil La mort de la phalène (traduction d’Hélène Bokanowski), ce sont quatorze pages que je conseillerais de lire à qui n’a jamais rien lu de Virginia Woolf – la quintessence de son art. Commençons.

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    « Personne sans doute n’a jamais éprouvé de passion pour un crayon à mine de plomb, mais il est des circonstances où nous désirons plus que tout en posséder un, des moments où nous sommes déterminés à trouver un objet, une excuse pour traverser la moitié de Londres à pied entre le thé et le dîner. Le chasseur de renards chasse pour conserver la race des renards, le joueur de golf joue au golf pour préserver des bâtisseurs les espaces libres et nous, quand le désir nous prend d’aller déambuler dans les rues, un crayon nous sert de prétexte et nous disons en nous levant : « Il faut vraiment que j’achète un crayon », comme si d’invoquer ce prétexte nous permettait de nous offrir en toute sécurité le plus grand agrément de la vie citadine en hiver : flâner dans les rues de Londres.

    Le soir de préférence et en saison d’hiver : en hiver, l’air a le pétillant du champagne et les rues sont accueillantes, reconnaissantes. Nous ne sommes pas rappelés à l’ordre, comme en été, par la soif d’ombre, de solitude, et les doux effluves des foins. Les heures du soir nous donnent le détachement qui est le privilège de la pénombre et de la lumière des lampes. »

    Ne la trouvez-vous pas allègre, ironique, sincère, poétique, la plume de Virginia Woolf ? Il vous en faut plus ? Ce qui se passe en nous – « nous dépouillons le moi que nos amis connaissent » – quand nous quittons la maison et « cette coupe sur la cheminée, achetée à Mantoue par un jour de grand vent », c’est que l’œil s’ouvre autrement : « L’œil n’est pas un mineur, un plongeur, un chercheur de trésors enfouis. Il nous porte doucement, au gré du courant ; l’esprit paresse et sommeille, mais il observe peut-être tout en dormant. »

    « La beauté d’une rue de Londres », les lumières et les ombres… puis l’observation d’une naine au joli pied cambré qui essaie des chaussures dans un magasin, et le regard change tout à coup, s’arrête plus attentivement sur les « miséreux » qui vivent dans la rue et qui « considèrent sans haine les flâneurs heureux que nous sommes ». Plus loin, on examine d’autres devantures : magasin de meubles, bijoux anciens, bouquinistes – « Les livres d’occasion sont des sauvages, des vagabonds ; ce sont des troupeaux de tout poil rassemblés au hasard, leur charme fait défaut aux livres apprivoisés des libraires. »

    La nouvelle de Virginia Woolf, parfaitement concentrée sur ce parcours dans Londres, est un feu d’artifice. « Où est le véritable moi ? » Il faut tout de même, ne l’oublions pas, trouver une boutique où acheter un crayon ! Je ne vous en dis pas plus, je vous laisse y entrer avec notre promeneuse : « Pénétrer dans un lieu étranger est toujours une aventure ; l’atmosphère y est parfumée par le caractère et la vie de ses habitants et dès l’entrée nous sommes assaillis par une vague d’émotions neuves. »

    La lecture au long cours procède par bonds, ou plutôt jette sans cesse des ponts. Portée par cette magnifique conteuse, me voilà en train de chercher dans le Journal de Kafka, au génie si différent, cette merveilleuse page sur le bonheur de sortir : « Quand on semble définitivement décidé à rester chez soi pour la soirée, quand on a mis un veston d’intérieur, … » (page 206 si vous possédez ce Journal en Livre de Poche Biblio, 1982, dans la traduction de Marthe Robert). Un autre chef-d’oeuvre à relire.

  • Demi-espoir

    Selek la-maison-du-bosphore-de-pinar-selek.jpg« La route défilait et j’étais heureuse. Serrée contre toi, à côté du chauffeur. Le soleil faible de septembre frappait ton visage à travers la vitre, dessinant sur tes joues d’étranges ombres. Tu étais excité ! Après tant d’années, tu allais enfin rouvrir ta pharmacie ! Pourtant Lalé n’était plus là. Sans ma mère, tout restait inachevé. Mais la vie continuait, et tu avais voulu me faire une surprise, tout arranger avant mon arrivée dans notre nouvelle maison.
    Je me souviens de ton sourire malicieux. Une bienveillante clarté illuminait ton visage. Je ne savais pas encore que la pharmacie se trouvait en face de chez nous. Ni que tu avais déjà accompli les démarches, tout installé, et qu’elle ouvrirait le lendemain.
    Tu m’as serrée tout contre toi. Puis tu as déclamé ce vers. J’ai compris des années plus tard ce que tu voulais dire.
    Il nous reste un demi-espoir.
    Kemal hésitait.
    « Répète un peu, Djemal.
    Il nous reste un demi-espoir. C’est un vers tiré d’un poème de Metin Altiok.
    – Je n’y connais rien en poésie.
    – Tu t’habitueras, intervins-je. Mon père connaît toutes les poésies du monde et les partage. Attends-toi à ce qu’il te récite un poème à tout instant.
    – C’est beau, répondit Kemal avant de se taire.
    Dès le lendemain, nous avons vu ce vers accroché à l’arrière de sa camionnette. Il doit toujours y être. »

    Pinar Selek, La maison du Bosphore

  • La maison des passants

    La maison du Bosphore (Yolgeçen Hanı, 2011, traduit du turc par Sibel Kerem) ou La maison des passants de Pinar Selek raconte une histoire collective, de 1980 à 2001, dans un des plus anciens quartiers d’Istanbul, Yedikule. Au début du roman, Elif, la narratrice, annonce une intention réaliste : « Et si j’entamais mon récit à la manière de Sema ? Il était une fois… Mais non, je ne peux pas. Ce n’était pas un conte, c’était la réalité. »

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    En octobre 1980, la pharmacie de Bostanci, en front de mer, est fermée, les gens pressent le pas pour rentrer chez eux. Sur la place, il y a plus d’hommes en uniforme que de civils, on disperse les manifestants parmi lesquels Elif et Hasan, quinze et dix-sept ans, qui protestent contre le « tyran » qui remplit les prisons d’opposants – « La dignité humaine aura raison de la torture ». Le père d’Elif, un pharmacien qui a connu la prison, voudrait l’éloigner pour qu’elle termine sa scolarité dans un endroit sûr.

    L’Istanbul de Pinar Selek est, comme l’a raconté Orhan Pamuk, une ville où tout change, où des immeubles surgissent là où « il y avait des jardins à perte de vue », faisant disparaître les potagers. Sema et sa mère Guldjan cueillent des herbes après la pluie. Sema a échoué à l’examen d’entrée au lycée d’Etat. Les autres lycées sont trop chers pour elle. Sa mère voudrait tant qu’elle échappe à la pauvreté.

    Artin, le vieil artisan menuisier de Yedikule, s’est pris d’affection pour Salih, son apprenti doué. Amoureux secret de Sema, le jeune homme n’a rien à lui offrir, avec cinq personnes à sa charge depuis la mort de son père (grand ami d’Artin) et de son frère. Il a donc dû interrompre ses études pour travailler à l’atelier de menuiserie. Son plus grand rêve est de construire une « grande maison au milieu des montagnes ». Artin voudrait l’adopter, éviter que le patrimoine s’empare de son appartement et de l’atelier à sa mort. Salih hésite.

    Hasan a réussi un concours pour entrer au Conservatoire à Paris, il joue du violon. Il aime retrouver ses copains dans une vieille maison abandonnée sur les hauteurs où s’est installé un ancien capitaine, Osman Baldji, célibataire et retraité. La maison du Bosphore raconte comment ces personnages, les jeunes, les vieux, et les autres qu’on découvre peu à peu autour d’eux, font face pour survivre ou vivre mieux. Hasan retrouve Elif quand il rentre pour enterrer sa grand-mère, puis il rencontre un musicien arménien à Paris : Rafi joue du doudouk, un instrument qu’il tient de son père. Ils deviennent inséparables.

    Quand son père ouvre une nouvelle pharmacie avec Sema comme assistante à Yedikule, « le quartier appelé autrefois du nom arménien d’Imrahor » où sa mère est née, Elif, inscrite en philosophie à l’université, est pleine d’espoir : « Hasan reviendrait bientôt. Nous allions vivre comme avant. » Mais en deuxième année déjà, elle se sent inutile et veut rejoindre un mouvement révolutionnaire, contribuer à une « révolution socialiste permanente », prête à entrer dans la clandestinité et à renoncer à l’amour d’Hasan.

    Une ancienne prostituée accueillie dans un foyer, une femme battue qui finit par oser demander le divorce, une dame qui fait restaurer sa maison ancienne, de nombreux personnages illustrent le combat féministe et pacifiste de Pinar Selek. Si sa plume n’a pas la sensibilité d’un Pamuk, ni la verve d’Elif Shafak, elle réussit à nous intéresser à ces destinées diverses, modestes pour la plupart, et à ce quartier attachant où Turcs, Arméniens et Kurdes se côtoient. La maison du Bosphore est une fiction qui témoigne de la répression contre les intellectuels en Turquie et « un puissant appel à la liberté et à la fraternité » (Pascal Maillard, Mediapart).

    Depuis 1998, Pinar Selek est accusée de terrorisme par la justice turque : un « invraisemblable imbroglio judiciaire » lui vaut depuis lors une succession d’acquittements et de condamnations. Après la prison et la torture, elle s’est réfugiée en France en 2001. Devenue sociologue « afin de comprendre et d’agir », elle déclarait l’an dernier : « Je ne veux pas une autre vie, mais je veux un autre monde » (Pinar Selek : vingt ans d’exil et de lutte, Ligne 16).

  • Collision

    Woolf la soirée de Mrs D.jpg« – J’ai adoré Canterbury, dit-elle.
    Instantanément il s’alluma. Tel était son don, son destin.
    – Vous l’avez adoré, répéta-t-il. Je vois cela.
    Ses tentacules lui envoyèrent le message que Roderick Serle était sympathique.
    Leurs yeux se rencontrèrent, ou plutôt entrèrent en collision, car chacun sentait que l’être solitaire derrière les yeux, celui qui se cache dans le noir pendant que son acolyte agile et superficiel se démène et gesticule sur scène pour assurer la continuité du spectacle, venait de se lever, d’arracher sa cape et d’affronter l’autre. C’était inquiétant ; c’était magnifique. »

    Virginia Woolf, Ensemble et séparés (La soirée de Mrs Dalloway)

  • Autour de Mrs Dalloway

    Les sept textes de Virginia Woolf publiés dans La soirée de Mrs Dalloway, je les avais déjà lus dans d’autres recueils. Ils sont ici traduits par Nancy Huston qui introduit ce petit livre de façon convaincante, suivant Stella McNichol dans son initiative « de rassembler des nouvelles thématiquement et temporellement proches du roman » Mrs Dalloway.

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    Mrs Dalloway dans Bond Street, la première nouvelle, est la seule dont Clarissa Dalloway est l’héroïne principale. Le plaisir de relire cette déambulation londonienne dans le but de s’acheter des gants (à rapprocher d’une autre qu’elle m’a rappelée, à la recherche d’un crayon à mine de plomb) a redoublé en comparant cette traduction à celle de Josée Kamoun (dans le recueil La fascination de l’étang).

    Ce pourrait être le premier chapitre d’un roman, comme elle l’écrivait dans son Journal en 1922. Huit pages sur douze décrivent les impressions de Mrs Dalloway en chemin ; les suivantes, ce qui se passe dans la boutique. Un régal d’écriture du « flux de conscience » chez une femme « charmante, posée, ardente, aux cheveux étrangement blancs vu le rose de ses joues : c’est ainsi que la vit Scrope Purvis, C.B., qui se hâtait vers son bureau. » (N. H.) – « charmante, équilibrée, pleine de goût de vivre ; curieux ces cheveux blancs avec ces joues roses ; ainsi la voit Scope Purvis, compagnon de l’Ordre du Bain, qui court à son bureau. » (J. K.)

    Les temps changent, je m’en étonne. Big Ben « sonne » ou « sonnait », les passages du passé au présent varient d’une traduction à l’autre, le présent étant en principe réservé au monologue intérieur. On aimerait une édition bilingue pour voir ce qu’il en est dans le texte original.

    Les nouvelles suivantes se déroulent à la soirée : homme ou femme, les invités dont Virginia Woolf rapporte les états d’âme sont mal à l’aise. Un camarade d’école n’a pas osé décliner l’invitation de Richard Dalloway croisé dans le quartier de Westminster, qu’il n’avait plus vu depuis vingt ans. « Pas du tout son genre » de s’habiller pour une soirée, mais il ne veut pas être impoli. Il observe : « Oisifs, bavards et surhabillés, sans la moindre idée en tête, ces dames et ces messieurs continuaient de parler et de rire » (N. H.) – « Et tout ce beau monde de rire et de papoter, ces gens désœuvrés, bavards, trop élégants ! » (Hélène Bokanowski dans le recueil La Mort de la phalène)

    Il faudra bien qu’il joue le jeu lui aussi quand Dalloway lui présentera Miss O’Keefe, une trentenaire à l’air arrogant, avec qui il tiendra une conversation désaccordée après laquelle ces deux « amoureux du genre humain » se quitteront, « se détestant, détestant toute cette maisonnée qui leur avait fait vivre une soirée de douleur et de désillusion » (L’homme qui aimait le genre humain).

    Virginia Woolf aimait et craignait en même temps la vie mondaine, son Journal l’atteste. Nul doute qu’elle prête à Lily Everit ses propres sentiments quand elle écrit que sa vraie nature était « de faire de grandes promenades solitaires méditatives, d’escalader des portails, de patauger dans la boue, le brouillard, le rêve et l’extase de la solitude, d’admirer la roue du pluvier et de surprendre des lapins » etc. (Présentations)

    Ancêtres puis Ensemble et séparés illustrent à sa manière, subtile et ironique, les malentendus qui naissent de devoir converser aimablement avec des gens qu’on ne connaît pas et qui ne savent rien de votre vie. Faire bonne figure, écouter patiemment ceux qui ne s’intéressent aucunement à vous, tout peut être source d’irritation dans la grande comédie du paraître qu’est la vie mondaine. Même et parfois surtout, pour Mabel comme pour celle qui invente son histoire, la façon dont on est habillé (La nouvelle robe).

    La dernière nouvelle, Un bilan (chez Nancy Huston, Mise au point chez Hélène Bokanowski), en moins de six pages, emmène deux invités des Dalloway dans le jardin : un fonctionnaire « très estimé » (lui aussi compagnon de l’ordre de Bath) et Sasha Latham, « dame élancée et élégante aux mouvements quelque peu indolents », contente de prendre l’air en compagnie de cet homme « sur qui l’on pouvait compter, même dehors, pour parler sans arrêt », ce qui lui permet de marcher « majestueuse, silencieuse, tous les sens en éveil, les oreilles dressées, les narines humant l’air, telle une créature sauvage mais très contrôlée, qui prenait son plaisir la nuit. »

    Le génie de Virginia Woolf est d’enchaîner ainsi les situations, les sensations, les dialogues et le ressenti, l’ennui et l’émerveillement, donnant vie à ses personnages, avec admiration ou avec ironie, souvent avec empathie. « La soirée de Mrs Dalloway est aussi, sur le fond, une réflexion magistrale sur le thème de l’imperfection humaine. » (Nancy Huston)

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    Textes & prétextes, onze ans
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    Tania