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  • L'art

    lászló krasznahorkai,petits travaux pour un palais,littérature hongroise,monologue,bibliothèque,new york,melville,lowry,lebbeus woods,art,architecture,manhattan,folie,rêve,humour,écriture,culture,fiction« […] car en présence de l’art, comment dire, il règne une atmosphère exceptionnelle dans un espace donné, et cela peut être provoqué par un livre, une sculpture, une peinture, une danse, une musique, mais également par un homme, pour moi la seule façon de formuler les choses pourrait être la suivante : l’art est un nuage qui procure de l’ombre dans la chaleur, ou un éclair qui brise le ciel à un endroit, et sous cette ombre, et sous la lueur de cet éclair, le monde n’est tout simplement plus le même qu’avant, un espace s’ouvre à nous, où ce qui existe devient brusquement très chaud ou très froid, autrement dit, sous l’influence d’une lointaine force insaisissable, toutes les composantes d’un espace donné deviennent sans transition autres par rapport à leur environnement, bon, ça suffit […] »

    László Krasznahorkai, Petits travaux pour un palais

  • Petits travaux

    « « La réalité n’est pas un obstacle », cette phrase ouvre le petit livre de László Krasznahorkai, intitulé Petits travaux pour un palais, qui est un fabuleux exemple de ce que la création artistique permet. A savoir : faire d’un intérieur de tête, un univers vertigineux. » Ainsi débute la chronique de Sophie Creuz sur ce texte inclassable, d’une centaine de pages. Je suis contente de l’avoir trouvé lors de ma première visite dans une nouvelle librairie schaerbeekoise, Brin d’acier.

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    Bien que László Krasznahorkai (°1954) soit l’un des écrivains hongrois contemporains les plus importants, je n’avais encore rien lu de lui. Petits travaux pour un palais (Aprómunka egy palotaért, 2018, traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly, 2024) a pour sous-titre « Pénétrer la folie des autres ». Que cela ne vous effraie pas, on y entre très facilement (dans le texte).Voici le début.

    « Je n’ai rien à voir avec leur fameux écrivain, et pourtant on m’a enquiquiné toute ma vie avec ça, simplement parce qu’on porte le même nom et qu’on a deux ou trois trucs en commun, c’est toujours la même chose, les gens adorent chercher à créer des liens de parenté, et ils y arrivent toujours, qu’ils aillent au diable ! quelqu’un s’appelle-t-il Melvill et ça y est, les voilà qui redressent la tête et envoient leurs répugnants reporters, après quoi rappliquent les étudiants de Columbia […] »

    Par exemple, Herman Melvill, le narrateur (l’auteur l’écrit sans majuscules), habite la même rue new-yorkaise que Melville et il a travaillé un moment aux douanes (où Melville fut contrôleur). Bibliothécaire à la New York Public Library (NYPL), Melvill (autre Bartleby ?) évite les visiteurs pour rédiger ses notes – « moi, j’étais (et je SUIS) en connexion permanente avec la Terre ». On apprend qu’il n’a pas les pieds plats, mais un « affaissement de l’arche interne du pied » (une de ses nombreuses redites), ce qui ne l’empêche pas de marcher sur les traces de Melville.

    Une exposition dans une annexe du MoMA où l’entraîne son épouse lui semble « mortellement ennuyeuse » jusqu’à ce qu’il y découvre le travail « d’un certain Lebbeus Woods » dont il n’avait jamais entendu parler, un architecte. Manhattan est aux yeux de Melvill « la concrétisation d’un cauchemar fomenté par un diable d’une malveillance démentielle », et les promoteurs immobiliers « des rebuts de l’humanité ». Au milieu du « Grand Nul » exposé, Lebbeus démontrait « ce qu’était l’art », « seulement relié à la beauté » sans se confondre avec elle.

    Notre « simple petit bibliothécaire » qui s’habille souvent en gris ou en marron, sa couleur préférée, reconnaît qu’il a du mal à trouver les mots justes ; il a raturé ses débuts avant d’opter pour l’incipit cité plus haut. Il a décidé d’écrire dans son carnet « sous cette forme de monologue » – « le seul moyen pour moi d’exposer ce que je veux dire est de faire semblant de m’adresser à quelqu’un ».

    Sa « Grande Idée », c’est de créer un « Paradis du Savoir que rien ne viendrait troubler » : « les livres devraient rester, tel était notre rêve, à leur place, soigneusement rangés ». Les bibliothèques resteraient fermées. Au lieu de se mettre au service des lecteurs « tel un larbin », le bibliothécaire serait un « garde » dans ce Palais. La NYPL, « bibliothèque idéale » où il a passé quarante et une années, serait ainsi un « trésor inaccessible ».

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    Lebbeus Woods / Source ArchDaily et copyright

    Revoilà Melvill au MoMA, ébloui par Lebbeus Woods, « un véritable visionnaire », et montrant à sa femme un dessin « représentant un truc gigantesque », un immeuble en train de s’effondrer – « et ce n’est plus un immeuble, mais un être vivant, c’est un être en souffrance ». Or cette « authentique amatrice d’expos » n’est pas là pour l’art, ajoute-t-il avec un humour féroce (qui ne vise pas uniquement les femmes), « mais pour exhiber le jumpsuit en soie » qu’elle vient d’acheter. Elle le prend par le bras pour sortir, avant qu’il se mette à hurler contre « toutes ces merdes » autour d’eux.

    Dans ce monologue extraordinaire d’une seule phrase, des motifs reviennent et se précisent : en premier, ses recherches sur Melville et ses marches de la maison de l’écrivain jusqu’à Broadway puis jusqu’à la 13e Rue ; son travail et son rêve de bibliothécaire ; Malcolm Lowry (Au-dessus du volcan) qui a marché là aussi ;  Lebbeus Woods, autre « génie ambulant » dont il suit les traces et cite des commentaires sur le projet The Lower Manhattan, en plus d’extraits de Moby Dick. On y rencontre aussi Bartók. 

    Pour Melvill, rendre hommage à ces génies en « connexion permanente » avec l’univers et dire son admiration, c’est donner du sens à la vie, c’est montrer « la véritable image de la réalité » qui pourrait effrayer, mais contraindrait les hommes à « envisager autrement notre vie sur Terre ». En couverture de ce « labyrinthe verbal mono-maniaque, et hautement cocasse », comme écrit Sophie Creuz, qui le relie à Beckett et à Thomas Bernhard (j’ajouterais Kafka), figure une photo de l’immeuble AT&T : vous comprendrez pourquoi en lisant Petits travaux pour un palais de László Krasznahorkai.

  • Woolf au Times

    C’est toujours gai de recevoir des nouvelles de Virginia Woolf et voici un petit livre qui porte son nom. Le Paradis est une lecture continue reprend quatre articles écrits pour le Times Literary Supplement (1917-1919), revue hebdomadaire où elle tenait une chronique littéraire. Elle y parle de quatre écrivains américains du XIXe siècle : Thoreau, Melville, Whitman et « Poe’s Helen » (traduction de Cécile A. Hodban).

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    Dans Pourquoi écrire ?, Philip Roth exprime à plusieurs reprises son admiration pour Virginia : « Dans un court essai plein de mordant et d’élégance, Virginia Woolf suggère que le journalisme littéraire soit aboli (estimant qu’il est sans valeur à 95%) et que les critiques sérieux se mettent au service des romanciers, qui ont besoin de savoir ce qu’un lecteur honnête et intelligent pense de leur œuvre. »

    Pour le centenaire de sa naissance, elle fait le portrait de Henry David Thoreau et l’éloge de Walden ou La vie dans les bois. « Et à présent, nous avons la possibilité de parvenir à connaître Thoreau comme peu de personnes sont, y compris de leurs amis. Force est de dire que peu de gens s’intéressent à eux-mêmes autant que Thoreau s’intéressa à lui-même, car si nous sommes doués d’un intense égoïsme, nous faisons de notre mieux pour l’étouffer afin de vivre en bons termes avec nos voisins. » Grâce à lui, écrit-elle, « nous avons le sentiment de voir la vie à travers une loupe très puissante. » C’est aussi pour son centenaire qu’elle évoque les aventures d’Herman Melville aux Marquises et à Tahiti.

    Dans « Visites à Walt Whitman », Virginia Woolf reprend le titre d’un essai de J. Johnston et J. W. Wallace (Visits to Walt Whitman in 1890-1891) : « il est bon qu’il soit réimprimé [en 1917] pour l’éclairage qu’il apporte sur un nouveau type de héros et le genre de culte qui lui convenait. » Comparant la vieillesse de Carlyle et de Whitman, elle écrit qu’ils ont choisi « des chemins si différents, si bien que l’un ne voyait que de la tristesse dans la lumière des étoiles et que l’autre pouvait s’abîmer dans de merveilleuses rêveries grâce à l’arôme d’une orange. »

    Qui était « L’Helen de Poe », sur qui Caroline Ticknor a écrit en 1916 ? Sarah Helen Power Whitman était une poétesse américaine et, selon Virginia Woolf, « de toute évidence, indépendamment de Poe, une personne curieuse et intéressante. » Ecrivant de la poésie depuis l’enfance, elle s’était retrouvée veuve très jeune « et avait décidé de mener pour de bon une vie littéraire. » Les poètes de la région fréquentaient sa maison, « car elle était pleine d’esprit, charmante et enthousiaste. »

    A quarante-deux ans, en juillet 1845¸ « elle était en train de flâner dans son jardin au clair de lune quand Edgar Allan Poe, qui passait, la vit. « Dès cet instant, je vous ai aimée, lui écrivit-il plus tard. […] Votre cœur inconnu parut passer dans ma poitrine – où il demeure à jamais. » Le résultat fut les vers A Helen qu’il composa et lui envoya. » Virginia Woolf raconte la correspondance amoureuse qui s’ensuivit et son échec, Poe n’arrivant pas à sortir de sa « brume d’opium et d’alcool », et elle conclut : « Aussi cynique que cela paraisse, nous doutons que Mrs Whitman ait perdu autant que ce qu’elle a gagné avec la fin malheureuse de son histoire d’amour. »

    Qui connaît bien ces grands noms de la littérature américaine goûtera le sel de ces articles. Pour ma part, j’ai apprécié de retrouver la plume malicieuse de Virginia Woolf dans ce mince opus édité par La Part Commune.

  • Devant moi

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    « Tout à fait à la fin, il rêva d’une promenade en péniche. Nous deux, un échiquier, sur les canaux, d’écluse en écluse, à deux kilomètres à l’heure mais le plus loin possible. Il avait étudié les parcours envisageables. J’étais d’accord, enthousiaste même, mais j’ai traîné. J’ai traîné… Comme si j’avais sa vie devant moi. »

    Daniel Pennac, Mon frère

  • Mon frère Bartleby

    L’hommage à un proche disparu devient un genre particulier du récit contemporain. Dans Mon frère (2018), Daniel Pennac lui donne une forme originale en racontant sa façon de vivre sans Bernard, le fils préféré dans leur famille de quatre garçons, en alternance avec l’histoire de Bartleby, le fameux scribe de Melville, sous la forme d’un monologue qu’il joue seul en scène, dans le rôle du notaire.

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    « Bartleby… En voilà un qui n’ajoutait pas à l’entropie. » C’est ce que son frère lui aurait dit. « Je préférerais pas » (« I would prefer not to »), la réponse invariable du copiste aux demandes de son employeur, fait rire – au début. Quel rapport avec un frère décédé accidentellement des suites d’une septicémie postopératoire ? Il avait déjà failli mourir, ce frère, et lui avait confié qu’il avait fait « machine arrière » en pensant à lui, Daniel, son petit frère (cinq ans de moins), que sa mort rendrait trop triste.

    Nous lisons donc l’histoire de Bartleby entrecoupée de souvenirs personnels ou plutôt, c’est la trame essentielle, l’histoire de la complicité entre deux frères interrompue par les séquences du monologue de scène. Un découpage qui permet à chaque fois une respiration. Une réplique typique de l’humour tranquille de Bernard le reliait au personnage de Melville ; un jour, il avait mis du gingembre sur un petit gâteau sec et le lui avait proposé : « Un Bartleby ? » (Gingembre est, dans Bartleby, le surnom du plus jeune des employés de l’étude, un gamin qui les ravitaillait en gâteaux et en pommes.)

    Goûters, vacances en 2 CV, chagrin d’amour, ce sont de brefs retours sur images où, peu à peu, se dessine le portrait d’un grand frère assez solitaire, cadre « estimé » des ouvriers, père de deux enfants adoptés, « puis le père égaré d’un enfant mort-né, puis l’âme parkinsonienne d’une fin de vie sans amour ». Pennac a des mots très durs sur la froideur conjugale dont son frère a souffert dans ses dernières années.

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    « Nous souvenirs sont des sensations », écrit-il. Le chagrin affecte autant le corps que l’esprit et parfois, un geste rappelle soudain la personne qui nous manque. Daniel Pennac ressent aussi physiquement la manière dont le public réagit au théâtre, au fur et à mesure qu’avance son monologue et que se révèle l’obstination absurde et extrême d’un employé qui préfère s’abstenir de faire quoi que ce soit.

    Il y avait déjà quelque chose de Bartleby chez son frère dans sa tentative de suicide en se trompant de médicaments. A cette occasion, son petit frère avait appris que sa femme et lui faisaient chambre à part – « l’organisation domestique de la solitude ». Après, Bernard avait accepté de rencontrer une psychanalyste et pour Daniel, cette femme a été précieuse, qui « n’avait pas oublié un mot de ce que lui avait dit cet homme qui n’avait rien à dire. »

    Mon frère multiplie donc les angles d’approche, préférant les instantanés, les constats, à la sentimentalité. « Je ne sais rien de mon frère mort si ce n’est que je l’ai aimé. Il me manque comme personne mais je ne sais pas qui j’ai perdu. » Impossible portrait d’un frère malgré la force de leur affection. Dans leur famille, on ne parlait pas de ses sentiments : on jouait aux échecs, on promenait les chiens, on parlait des livres qu’on lisait. « La Littérature nous servait de camp retranché. » Restent des moments partagés – le dernier chapitre s’ouvre sur une émouvante photo d’eux deux à huit et trois ans –, des joies, des douleurs, des occasions manquées, la vie à vivre sans lui.